Par Zhang Zhang, violoniste et entrepreneure sociale, membre de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, fondatrice de ZhangOMusiq
(Article paru dans Le DDV n°683, juin 2021)
En 1908, Gustav Mahler composa une pièce maîtresse, Das Lied von der Erde (« Le Chant de la Terre »). Les paroles des six chansons qui la constituaient venaient de loin : elles avaient été écrites par les poètes chinois du VIIIe siècle, Li Bai, Wang Wei, Meng Haoran et Qian Qi. Mahler s’était inspiré de Die Chinesische Flöte, œuvre du poète Hans Bethge (1907), une adaptation de Chinesische Lyrik de Has Heilmann (1905), elle-même inspirée de deux livres français de poésie chinoise des années 1860 : Poésies de l’époque des Thang du sinologue français Léon d’Hervey de Saint-Denys et Le Livre de Jade de la poétesse et traductrice Judith Gautier, fille de Théophile Gautier.
Ayant lu les textes originaux de ces auteurs, j’ai été étonnée de constater à quel point Das Lied von der Erde avait su retranscrire les sentiments des poèmes originaux. Le cercle de la traduction s’est miraculeusement achevé, passant entre les mains de tant de poètes et de traducteurs sensibles, partageant la beauté d’une époque et d’un lieu qu’ils n’avaient jamais connus, mais qu’ils avaient compris intimement, à travers les thèmes de l’amour, du chagrin, de la nostalgie et de l’espoir. Quel magnifique témoignage d’universalisme !
Interdits musicaux
Mais une telle création serait-elle possible aujourd’hui ? Serait-elle qualifiée d’« appropriation culturelle » ? De « chinoiserie » ? Le récent scandale de l’affaire Gorman qui a vu une poétesse néerlandaise obligée d’abandonner le projet de traduction des poèmes d’Amanda Gorman parce qu’elle avait été jugée inéligible en raison de ses origines et de son parcours personnel –même si l’auteur avait approuvé ce choix – ainsi que la multiplication des « affaires » où l’art et les idées sont interrogés, muselés et censurés, au nom du progressisme, ont fait remonter mes propres souvenirs d’enfance de la Révolution culturelle.
Mes parents étaient de jeunes musiciens lorsque la révolution a commencé. Parmi les premiers compositeurs interdits figurait Saint-Saëns, parce qu’il était un fervent catholique, la religion étant dénoncée comme un poison à cette époque. Pendant un temps, Beethoven a été considéré comme convenable en raison de sa sympathie pour la Révolution française… avant que quelqu’un ne fasse remarquer : « Attendez, n’a-t-il pas écrit un concerto intitulé L’Empereur ? Cela ne fait-il pas de lui un impérialiste ? » Plus de Ludwig. Les compositeurs chinois n’étaient pas non plus acceptables car ils représentaient l’ancienne société impériale et corrompue.
Lorsque tous les compositeurs ont été ainsi « cancellés », les jeunes musiciens ne pouvaient plus que pratiquer les gammes, jusqu’à ce qu’une idée plus zélée encore ne surgisse : « La gamme occidentale symbolise les capitalistes impérialistes, nous ne devrions jouer que la gamme pentatonique, qui est plus patriotique. » Au plus fort de la frénésie révolutionnaire, lorsque le temple de Confucius fut détruit, les musiciens ont été dénoncés et réprimés pour avoir joué les notes fa et si, car seules do, ré, mi, sol et la étaient jugées politiquement correctes.
Choisir avec sagesse
La Révolution culturelle a également divisé la société chinoise en groupes, cinq bons et cinq mauvais, en fonction de la classe sociale des aïeux. Les mauvais étaient les dominants et les oppresseurs, et les bons, les opprimés et leurs libérateurs. Si vos arrière-grands-parents possédaient des terres, faisaient du commerce, faisaient partie des lettrés ou avaient une lignée noble, vous étiez automatiquement classé parmi les cinq mauvais, ennemis du peuple. Ce qui comptait, ce n’était pas la contribution individuelle d’une personne à la société mais sa « classe sociale », héritée à la naissance, tel un péché originel. La seule façon d’être accepté était de nier et de dénoncer clairement et violemment ses propres parents et l’histoire de sa famille, en la condamnant sans ambages, y compris par la violence physique envers ses aînés, afin de montrer sa détermination à devenir « Bon ». La Révolution culturelle a été le plus grand mouvement de cancel culture de l’ère moderne, entraînant la mort de millions de personnes et des dommages irréversibles à notre civilisation. Un terrifiant mouvement de vengeance a engendré de grandes destructions, le tout au nom de la justice sociale et du progrès.
En 1907, Gustav Mahler a subi une série de coups durs : il a perdu la direction de l’opéra de Vienne en raison de l’antisémitisme, sa fille Maria est morte de la scarlatine, et une malformation cardiaque congénitale lui fut diagnostiquée. Pourtant, du fond de la dévastation, du chagrin, et de la ruine, il créa une œuvre d’une grande beauté, d’amour et d’espoir.
En tant qu’êtres humains, nous sommes capables de grandes destructions, les uns envers les autres, envers la nature et les autres êtres vivants ; mais nous sommes aussi capables de créer de la beauté, de la joie et de l’émerveillement. Nous pouvons dépasser la colère et le désir de justice punitive, unis dans notre effort pour un avenir meilleur pour tous. Choisissons avec sagesse. Que la Force soit avec nous !