Alain David, philosophe
L’antisémitisme : aujourd’hui le viol d’une fillette à Courbevoie. Il ne s’agit pas seulement d’une irreprésentable horreur, que pourtant l’on imagine : la terreur, les coups, les injures, où chaque mot porteur de l’ignoble charge de l’antisémitisme est là pour flétrir la fillette, causant de probables et incommensurables dommages.
Tout être humain, dans son humanité même, dans ce qu’il y a de plus humain en lui, est, par ce fait divers, confronté à une question presqu’inexprimable : comment – comment cela a-t-il pu arriver ? Pourquoi n’avons-nous pas tous, collectivement, été capables d’empêcher cela, cette honte qui est précisément ce que chacun ne peut éprouver que comme la scène primitive d’un cauchemar que nous ne vivons qu’à le rejeter de toutes nos forces ?
Psychodrames angoissants
Car, il faut le dire et le redire, en l’occurrence la victime est une enfant, de 12 ans, et les auteurs, 12-13 ans, sont à peine eux-mêmes sortis de l’enfance. Cette circonstance signifie que la responsabilité, par-delà celle des auteurs – qu’il ne faut surtout pas éluder – par-delà celle de l’entourage immédiat, est la nôtre, inéluctablement. Responsabilité globale et particulière, de tous et de chacun.
Il y a globalement le contexte politique, social, moral, ce contexte qui plonge la France et le monde dans d’angoissants psychodrames. Celui, par exemple, où le pouvoir politique risque d’échoir à un jeune homme, à peine sorti de l’adolescence et n’ayant à sa disposition qu’un baccalauréat, une idéologie approximative et un savoir-faire de communicant. Celui aussi où le pays le plus puissant du monde, risque de se donner dans quelques mois à un homme âgé à qui son inculture et sa remarquable immaturité confèrent comme une éternelle jeunesse… tandis qu’en Russie, en Corée du nord, en Chine, en Iran bientôt, le pouvoir nucléaire échoit à des potentats pour qui les droits de l’autre homme ne représentent rien de plus que l’emprisonnement, la torture et l’exécution de quelques opposants.
Responsabilité de tous. Mais également celle de chacun : le déni de chacun, la recherche de boucs émissaires commodes par laquelle chacun s’exempte de sa responsabilité, et, inévitablement, au bout du parcours, sous une forme ou une autre, l’éternelle séquence antisémite, partout, et en France également, comme le rappelle aujourd’hui le tragique fait divers de Courbevoie.
Pollution persistante
Aujourd’hui, posons-nous la question : l’instrumentalisation de l’antisémitisme par quelques figures de La France insoumise est-elle considérée avec suffisamment de gravité ? Sans doute pas : il y a les intérêts électoraux ; il s’agit de gagner des sièges, au regard de quoi la question de l’antisémitisme pèse peu. Et aussi, plus profondément ce fait que personne individuellement ne se sent antisémite ni concerné par l’antisémitisme, de sorte que ceux qui s’apprêtent à « voter » à gauche, passent sans difficulté par profits et pertes, ou comme une mauvaise stratégie de l’adversaire, une question par laquelle à bon droit ils ne se sentent pas concernés : « Vraiment, je ne suis pas antisémite, et personne ne saurait m’en accuser sans mauvaise foi ! »
Y a-t-il de l’antisémitisme dans notre société ? « La France, répète-t-on comme un mantra, n’est pas antisémite. » Et donc : « antisémitisme de personne ». Je me risque à ajouter, en détournant la force d’une formule de Nietzsche, « et de tous » : « antisémitisme de personne et de tous. »
Antisémitisme de personne, car personne aujourd’hui, sauf cas de folie et de passion idéologique, ne saurait se vouloir antisémite. Et néanmoins l’antisémitisme est là, dont personne ne peut se dire simplement exempt. L’antisémitisme est là, telle une invisible et persistante pollution, nous renvoyant à une incontournable responsabilité.
Question insistante
Question de l’antisémitisme, cependant, que ce qu’on appelle « l’extrémisme » s’efforcera – on peut le parier, et c’est même, comme aurait dit l’autre, « à cela qu’on le reconnaît » – de récupérer, à son profit, refusant de la poser dans sa radicalité : question qui néanmoins est adressée, s’adresse, à nous tous, à tout moment – et aujourd’hui dans la forme d’un fait divers, et bien davantage qu’un fait divers. Ce « fait divers » où deux ou trois gamins, rejouant à leur niveau une séquence dont ils auront par ailleurs eu connaissance comme un moment d’héroïsme, viennent reproduire sur le sol français les gestes effroyables qui, le 7-Octobre, ont été en Israël ceux du pogrom perpétré par le Hamas. Séquence répétée ici, en modèle réduit, la torture et le viol d’une enfant de 12 ans, où chaque parole, chaque geste aura, dans son caractère abject, signifié et fait suinter une haine qui est, exactement configuré, l’antisémitisme en lui-même.