Emmanuel Debono, rédacteur en chef
Le 3 juin 2020, au lendemain d’une manifestation organisée par les proches d’Adama Traoré contre les « violences policières », le militant Taha Bouhafs traitait la policière Linda Kebbab, déléguée nationale du syndicat de police Unité SGP-FO, d’ « Arabe de service », après une interview de celle-ci sur France Info. Le tweet de Bouhafs était rapidement effacé mais la fonctionnaire de police annonçait qu’elle allait porter plainte pour injure raciste.
« Arabe de service », « collabeur » ou encore « nègre de maison », il faut le rappeler, sont des expressions qui servent à désigner celles et ceux qui, issus d’une minorité, se mettraient volontairement au service d’une majorité dominante, oppressive, à l’encontre des intérêts des « leurs ». Ils contribueraient ainsi à faire perdurer un ordre « colonial » ou « racial », se comportant en « traître » à leur communauté.
Au terme d’un procès où la Licra était partie civile, Bouhafs a été condamné, le 28 septembre 2021, par le Tribunal correctionnel de Paris. Les juges ont estimé que l’expression utilisée constituait un « propos outrageant et méprisant » fondé sur l’origine de Linda Kebbab à laquelle elle avait été réduite, aux fins de lui assigner une place dégradante. La condamnation a été confirmée en appel et le pourvoi en cassation de Taha Bouhafs a été rejeté en 2024. S’exprimant sur la condamnation de 2021, Linda Kebbab réagissait en affirmant : « Je ne serai jamais une arabe de service (…). Je suis Française, actrice de la Cité, policière. »
Une distinction perverse aux fins d’assignation
« Arabe de service » renvoie à un ordre colonial ou néocolonial, dans lequel on refuse de concevoir qu’un individu issu d’une minorité puisse librement jouir de ses droits et être authentiquement « acteur de la Cité », en dehors de tout prisme « racial » ou identitaire auquel le racisme a pour obsession de le ramener. Il s’agit d’une réduction de l’individu à ses « origines », inspirée des thèses décoloniales, qui attribuent à chacun, en fonction de son phénotype, un rôle historique qui l’enferment dans le camp des dominants ou celui des dominés.
Lorsque Pascal Boniface, à la suite d’une émission sur France 2, a fait planer sur le maire de Saint-Ouen Karim Bouamrane l’hypothèse qu’il ne serait, aux yeux des médias, qu’un « musulman d’apparence » tenant sa popularité du fait qu’ « il ne critique pas Netanyahu », le directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), n’a fait que broder sur le thème de l’ « Arabe de service ». C’est la raison pour laquelle il a déclenché une légitime tempête de critiques et de condamnations. La Licra a signalé les faits au procureur de la République et annoncé qu’elle se constituerait partie civile en cas de poursuites judiciaires.
En quelques lignes, Pascal Boniface a su dire qu’il existerait de vrais musulmans et de faux musulmans, une distinction des plus traditionnelles dans le champ du racisme et de l’antisémitisme. L’Action française, pour s’en tenir à un seul exemple contemporain, mettait en avant les « bons juifs », les « israélites », pour mieux fustiger les mauvais… et finalement pour mieux attaquer les juifs en général, puisque l’on sait qu’en matière de distinctions « bons/mauvais » ou « vrais/faux », la subjectivité et l’abstraction sont reines.
On a également compris par ce tweet que Pascal Boniface se faisait une idée précise de ce que doit être un « musulman » et de ce qu’il doit penser. Il a ainsi donné l’illustration parfaite de ce que l’on appelle une assignation identitaire.
Le message contenait également un sous-texte implicite. Si le maire de Saint-Ouen bénéficie d’une « grosse promo médiatique », c’est parce que, affirme Boniface, il ne critique pas Netanyahou. Il faut donc comprendre que les médias, à même d’assurer cette « grosse promo » sont acquis aux « sionistes ». Et pro-sionistes parce qu’aux mains des juifs, accusation récurrente chez certains militants, parmi lesquels il faut sans doute ranger un autre universitaire, François Burgat, qui dénonçait il y a quelques années la « télavivision française ».
Enfin, en n’imaginant pas que Karim Bouamrane puisse avoir un avis qu’il se serait personnellement forgé sur la question de la guerre, un avis qui ne lui aurait pas été dicté par des influences sionistes, Pascal Boniface a fait preuve d’un paternalisme aux accents racistes.
Les précautions d’usage d’une parole venimeuse
On aura noté que le directeur de l’IRIS, en toute conscience de ce qu’il rédigeait – et qu’il a supprimé depuis, reconnaissant une « expression maladroite » –, a cherché à éviter, par la formulation de son tweet, les risques de poursuite : « Sincèrement je m’interroge »… S’il est « un exemple de la méritocratie… alors bravo », « j’attends de voir… ». En d’autres termes, Boniface laisse entendre qu’il n’est pas fixé, qu’il ne fait que s’interroger. En outre, en expliquant que Karim Bouamrane pourrait être « instrumentalisé façon un muslim d’apparence », il pense se mettre à l’abri : ce n’est pas lui, Pascal Boniface, qui valide la notion de « muslim d’apparence » mais ce sont les médias qui raisonnent ainsi. Cela étant, en mobilisant l’expression, il ne lui confère pas moins une dimension performative, au même titre que l’insulte « Arabe de service ». Il pose en outre une fausse alternative car, dans cette manière de penser, il s’avère que l’on pourrait très bien être, à la fois, un produit de la méritocratie (alors bravo !) et dans le même temps se voir instrumentaliser par le système médiatique (pas bravo). Cette fausse alternative, de facture toute stratégique, ne sert en définitive qu’à enrober l’attaque pour, du moins le pense-t-il, la déminer.
Pour Pascal Boniface, Karim Bouamrane est bien un « musulman d’apparence », comme le sont toutes celles et ceux qui ont un lien à l’islam, et qui ne « critiquent pas Netanyahou ». Et de désigner le maire de Saint-Ouen à la vindicte de ses followers.
Il est à noter que, réagissant au message venimeux du chercheur, Karim Bouamrane a conclu sa réplique de la manière suivante : « La lutte contre l’essentialisation continue ! Vive la République ! Vive la France ! » Acteur de la cité, lui aussi.
Une fausse équivalence en défense
Le 23 octobre, le militant Élias d’Imzalène comparaissait devant la justice pour avoir, le 8 septembre dernier, appelé, lors d’un rassemblement en soutien au peuple palestinien, à « mener l’intifada dans Paris », dans « nos banlieues », dans « nos quartiers ». L’un des avocats de la partie plaignante a qualifié les militants de l’Union juive française pour la paix (UJFP) et Tsedek – deux associations engagées dans la cause anti-israélienne, dont les militants étaient venus soutenir l’accusé – de « juifs de service ».
Après l’ « affaire » Boniface, cette accusation venait à point nommé. L’avocat d’Élias d’Imzalène décida de manifester son indignation au lendemain de l’audience – au terme de laquelle huit mois de prison ont été requis pour son client – en permettant que plane, dans un tweet, l’accusation implicite de double standard. Sans doute la Licra, organisation antiraciste universaliste, est-elle d’accord avec le fait qu’un tel propos n’a sa place nulle part : pour signifier une basse besogne, on prend toujours des risques à se référer aux origines d’un individu ou d’un groupe de personnes. Pour autant, il faut le souligner, l’équivalence ne tient pas.
« Juif de service », utilisé dans ce contexte, renvoie à une catégorie d’individus qui se sont explicitement mis, comme « juifs », au service de la cause anti-israélienne pour en renforcer la légitimité : Tsedek et l’UJFP convoquent délibérément, et de manière centrale, une identité juive pour convaincre de la légitimité de leur cause antisioniste et en empêcher d’autorité la critique antiraciste. Ils sont ainsi les premiers à insister sur ce lien au judaïsme. Qui oserait penser qu’ils agissent sous influence et non par convictions ? L’engagement, ancien en ce qui concerne l’UJFP, est assumé et ne saurait être regardé comme une forme d’allégeance à un ordre établi ou comme une traîtrise à une communauté, sauf à penser que les juifs seraient d’un bloc et qu’ils devraient penser à l’unisson au sujet d’Israël. En la matière, historiquement, la diversité des sensibilités a toujours été la règle.
Ainsi, dans cet usage de l’expression, il n’y a pas de réduction de l’individu à une « essence juive » ni assignation. On perçoit tout en plus, en filigrane, l’accusation d’ « idiots utiles », qui n’est pas automatiquement substituable à celle de « bounty », d’ « Arabe de service » ou de « nègre de maison ».
Saisissant l’opportunité, Pascal Boniface a réagi par un nouveau message posté sur X : « Est-ce que cela va passer crème ou déclencher une shit storm ? » Osons lui répondre : cela devrait passer, parce qu’il est encore possible, dans le pugilat ambiant, de repérer les sophismes, les authentiques maladresses et d’identifier les failles de raisonnement.
Linda Kebbab a-t-elle agi en tant que membre d’une « unité arabe » de la police ? Non, celle-ci n’existe pas. Karim Bouamrane est-il venu apporter la parole d’un « maire musulman » sur France 2 ? Ce n’est pas ainsi que l’édile universaliste se définit. On ne peut en revanche pas dire des militants de Tsedek ou de l’UJFP que cette préoccupation identitaire leur soit étrangère.
Ce qui demeure certain, c’est que l’amenuisement des débats aux « origines », réelles ou supposées, tire la démocratie vers le bas. C’est ce que recherchent les intifadistes qui se délectent du dévoiement des mots et de la confusion ambiante, alimentée ici par un universitaire. Et c’est sans doute cela le plus grave.