Emmanuel Debono, rédacteur en chef
Sur la chaîne Public Sénat, Sébastien Chenu s’est montré catégorique : « Il n’y a pas d’islamophobie dans notre pays. » Refusant de cautionner l’instrumentalisation ambiante d’un terme polémique, le député du Nord (RN) a botté en touche, quitte à laisser entendre que la haine des musulmans n’existait pas. Intellectuellement, dans un écosytème politico-médiatique comme le nôtre, la position n’est pas tenable. L’élu a beau préciser ce que sous-entend le mot (« une politique d’État qui ferait que les musulmans sont bien moins traités »), en employant une forme raccourcie (« il n’y a pas d’islamophobie dans notre pays »), il ne fait que renforcer les thèses qu’il prétend pourfendre. Car des actes anti-musulmans, il y en a bien en France, agressifs, violents, et ils sont en augmentation. Au prétexte que le terme « islamophobie » est l’un des principaux leviers de la propagande frériste à travers le monde, dans les instances internationales comme dans de larges secteurs militants qui déploient une énergie constante pour l’imposer, il faudrait ignorer la réalité d’un phénomène qui menace la cohésion de la communauté nationale, la seule qu’affirme reconnaître le cadre du RN…
Le choix des mots engage
Le terme « islamophobie » a envahi l’espace politico-médiatique après l’assassinat d’Aboubakar Cissé dans la mosquée de la commune de Grand-Combe (Gard), avec une insistance inédite qui donne l’impression qu’une nouvelle étape a été franchie dans cette bataille terminologique qui dure depuis plus de trente ans.
Car lorsqu’un Premier ministre ou une association comme SOS Racisme qualifient un meurtre d’ « islamophobe », ils constatent certes l’évidence (c’est bien par haine de sa religion qu’Aboubakar Cissé a été exécuté) mais ils choisissent délibérément de faire usage d’une expression plutôt que d’une autre. En l’occurrence « islamophobie » plutôt que « haine anti-musulmans » ou « racisme anti-musulmans ». Or, l’opinion le sait généralement peu mais ce choix engage. Il s’inscrit dans la mémoire d’une longue controverse qui avait conduit à ce qu’aucun membre d’un gouvernement français, sauf exception notoire1François Hollande avait utilisé le mot lors de ses vœux au corps diplomatique le 16 janvier 2015., n’utilise ce terme sulfureux. Une controverse nourrie par des tribunes, des essais ou des manifestes, révélant l’activité soutenue des organisations islamistes pour exercer ce « chantage à l’islamophobie », dont parlait Charb, en toutes circonstances, ce matraquage utilisé par une association comme le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), aujourd’hui dissoute mais qui se survit sous la forme d’un Collectif contre l’islamophobie en Europe (CCIE), dont les objectifs sont d’avaliser la thèse de l’islamophobie d’État et d’œuvrer à l’établissement d’un délit de blasphème. En vertu de ce paradigme de l’islamophobie, critiquer le voilement des femmes, c’est déjà s’engager dans la voie de la violence ; se moquer d’une religion, la caricaturer, revient à armer le bras des assassins ; rejeter une confession, dans la plus pure tradition anticléricale, équivaut à endosser l’habit du terroriste.
Des digues qui sautent
Tout cela est documenté. La polémique est parfaitement balisée. Des milliers de pages ont été écrites sur le sujet qui peuvent se résumer ainsi : en France, la critique d’une religion est libre ; la loi punit en revanche les actes qui visent les personnes au motif de leur appartenance, vraie ou supposée, à une religion. Il en va de même avec les paroles, les propos, les idées qui peuvent s’avérer stigmatisantes.
Le moins que l’on puisse penser est que cette littérature devrait inviter à la plus grande prudence. Ce n’est pas une mince affaire que l’on règle en un communiqué, une déclaration à la presse ou un simple tweet. Sur un terrain aussi miné, avec un terme qui constitue un tel marqueur, la moindre des choses est de s’y reprendre à deux fois et de mesurer les risques liés à son utilisation lapidaire. Autrement dit, il est inconséquent de faire fi des arguments construits et éprouvés de longue date dans le champ intellectuel pour trancher en faveur du slogan militant : « l’islamophobie tue ». Car les uns et les autres pourront s’en défendre, dire qu’ils ont voulu qualifier objectivement un fait avec le vocabulaire en vigueur, et pas plus que cela, le résultat est là : dans un contexte éminemment émotionnel, à une époque où les mots sont dénaturés, brandis comme des armes, pour disqualifier, criminaliser, placer des cibles dans les dos, s’en référer à l’ « islamophobie » est l’acte le moins neutre qui soit.
Quand une expression est si profondément ancrée dans le champ militant, quand elle figure à l’agenda idéologique de l’extrême gauche et des milieux islamistes, quand elle constitue un levier aussi clairement défini, il est illusoire de penser que l’on peut, à rebours de l’usage dominant, en modifier le sens, quitte à fournir un mode d’emploi. Ce n’est d’ailleurs pas ce qui a été fait par les uns et les autres ces derniers jours : la facilité avec laquelle certaines digues ont sauté témoigne de la faible volonté de se prémunir contre les instrumentalisations militantes.
Agenda idéologique
Refusant depuis toujours le recours à la notion d’ « islamophobie », la Licra a parlé dans un message sur X, en réaction au meurtre d’Aboubakar Cissé, d’une « haine qui vise nos concitoyens à raison de leur religion », ajoutant que celle-ci « doit être combattue avec la plus grande sévérité ». Peut-on être plus explicite ? S’il fallait une preuve du dévoiement du débat autour du mot islamophobie, on la trouverait dans deux réactions – parmi des centaines d’autres –, qui ont suivi la publication de ce message. Faussement sobre, la députée Rima Hassan (LFI) a doctement précisé : « Cette haine s’appelle l’islamophobie » Avec la même autorité, le député Thomas Portes (LFI) a complété : « Ce meurtre porte un nom : islamophobie. Il faire [sic] dire les choses. »
À la lecture de ces deux messages, on comprend mieux la notion d’ « agenda idéologique » et l’horizon de cette logomachie. La Licra, association antiraciste presque centenaire, qui s’est faite, dans son histoire, le porte-voix des revendications des indigènes musulmans dans les années 1930, le pourfendeur du racisme colonial, la Licra qui accueille et accompagne au quotidien les victimes, toutes les victimes, et dont l’activité judiciaire est sans équivoque, reçoit aujourd’hui des leçons d’antiracisme. Elle parle de « haine anti-musulmans », de « racisme anti-musulmans » ou de « discriminations anti-musulmans » – options qui avait été adoptées à l’unanimité au sein d’un groupe de travail mis en place dans le cadre d’une convention entre la Licra et la Grande mosquée de Paris (2021-2024) –, elle condamne et annonce qu’elle passera, selon l’évolution de l’enquête, de la condamnation à l’action judiciaire… Las ! Cela ne suffit pas à nos vertueux militants Lfistes qui savent, eux, comment nommer les « choses » et qui qualifient volontiers de « racistes » ceux qui ne se plient pas à leurs oukases.
Tout l’enjeu est donc là, dans cette imposture idéologique qui, au-dessus de l’horreur raciste, place l’impératif du contrôle des mots car de ce contrôle dépend l’accréditation d’une vision vindicative qui voudrait que la France soit un pays raciste, la laïcité un outil de persécution, l’universalisme une idéologie oppressive. Cette vision s’appuie aussi sur l’idée d’un « deux poids deux mesures » qui entretient, au regard de la dénonciation de l’antisémitisme, la fantasmagorie anti-républicaine qu’il existe un groupe privilégié – toujours le même –, plus protégé – et donc plus influent – que les autres.
Voilà à quoi sert la notion d’islamophobie, voilà ce qu’elle véhicule, au-delà du projet islamiste et par-delà l’idée qu’il faudrait respecter les croyances pour ne pas offenser les fidèles : le ressentiment. Ne pas entendre cette musique de fond qui fait aujourd’hui le bruit d’un gros trombone, penser qu’il est des circonstances où le mot pourrait être employé, malgré les alertes, malgré la réalité factuelle, le chantage, les manipulations sournoises et les menaces officielles… c’est baisser dangereusement la garde républicaine.