Mikaël Faujour, journaliste
Président de l’Argentine depuis décembre 2023, Javier Milei n’en finit plus d’interroger. Véhément, colérique, spectaculaire, posant tronçonneuse en main, il incarne cette figure de cette « nouvelle droite » analysée par le journaliste argentin Pablo Stefanoni : hostile à l’État, réfractaire au politiquement correct et « rebelle »1La Rébellion est-elle passée à droite ? Dans le laboratoire mondial des contre-cultures néoréactionnaires, Paris, La Découverte, 2022.. Si sa théâtralité lui vaut une image médiatique similaire à celle de Donald Trump ou Jair Bolsonaro, elle risque parfois de réduire sa figure à un simple folklore et empêche de saisir ce que le cas argentin révèle de plus profond : la recomposition idéologique en cours des extrêmes droites comme produit de l’ère néolibérale. Car Milei n’est pas un accident. Il est le fruit d’une convergence entre un effondrement économique, une défiance croissante envers l’État, une transformation des subjectivités sociales produite par l’essor du numérique, et une stratégie culturelle délibérée. En cela, l’Argentine fonctionne comme un laboratoire politique des droites radicales contemporaines.
Un libertarien bien entouré
Économiste2Titulaire d’une licence en économie de l’Université de Belgrano, Javier Milei a poursuivi des études de troisième cycle avec une spécialisation en théorie économique auprès de deux universités, sans cependant valider le diplôme, faute d’avoir produit un mémoire. s’inscrivant dans l’héritage de l’École autrichienne (Ludwig Von Mises, Friedrich Hayek) et de l’École de Chicago (Milton Friedman, Robert E. Lucas…) et disciple revendiqué du libertarien Murray Rothbard, Javier Milei s’est imposé d’abord comme un trublion médiatique. Avec son langage outrancier, son mépris pour les élites politiques qu’il appelle « la caste » et son rejet viscéral de l’État-providence et de l’économiste John Maynard Keynes3John Maynard Keynes (1883-1946) était favorable à l’intervention de l’État dans l’économie à travers la dépense publique et à la redistribution de la richesse dans le cadre de l’État-providence., sa révolte dépasse largement la rhétorique. Sur les plateaux télé, il s’est fait une spécialité de désigner des ennemis : keynésiens, « marxistes culturels » et politiques « corrompus ». Et cette attitude « punk » lui a valu de s’entourer d’un écosystème de jeunes influenceurs, cracks des réseaux « sociaux » et d’une « bataille culturelle », devenue l’obsession de l’internationale réactionnaire sur TikTok, X et YouTube.
Pour sa campagne présidentielle, dont la particularité est de s’être déroulée principalement sur les réseaux « sociaux » et peu sur le terrain, Javier Milei avait confié sa communication à deux jeunes « anticommunistes », des cracks de la contre-culture internet : Eugenia Rolón et Iñaki Gutiérrez, 23 et 22 ans. Et tout un réseau d’influenceurs a relayé et amplifié sa campagne.
Depuis son élection, certains de ces soutiens, souvent jeunes et aussi inexpérimentés qu’arrogants, ont accédé à des postes de pouvoir. Juan Pablo Carreira, qui sous le pseudo « Juan Doe » diffamait et insultait « progressistes » et féministes, par ailleurs directeur du média de la droite radicale argentine La Derecha Diario, est devenu le directeur de la communication numérique du gouvernement. Lui aussi un féroce adversaire de la gauche, du féminisme et des fonctionnaires sur son compte X, le comptable, éditorialiste et gamer Manuel Adorni est, quant à lui, désormais porte-parole de la présidence. Quant à la photographe de campagne du candidat Milei, Lilia Lemoine, mannequin cosplay et actrice de série B, militante anti-avortement, anti-féministe, complotiste (elle a mis en doute l’existence du virus Covid, avance que la Terre est plate…), elle a été élue députée.
Ce techno-populisme, émancipé des cadres institutionnels et médiatiques ordinaires, qui a permis au candidat de s’adresser directement aux électeurs à travers le smartphone, se greffe aussi sur des dynamiques de fond. L’essor de l’économie des plateformes et de ses nouveaux métiers et pratiques (livreurs, chauffeurs, professeurs de cours en ligne, nomades digitaux, vente en ligne, facturation en cryptomonnaies…), la généralisation du travail précaire, la glorification de l’auto-entrepreneuriat ont joué un rôle déterminant pour la formation d’un « néolibéralisme d’en-bas ». « Les intérêts des droites et extrêmes droites actuelles s’inscrivent dans la continuité de […] changements qui ont privilégié le pouvoir du capital et du marché et encouragé des subjectivités individualistes propres au néolibéralisme », analysent ainsi Marina Franco et Daniel Lvovich4Desquiciados. Los vertiginosos cambios que impulsa la extrema derecha, collectif, Siglo XXI, Argentine, 2024..
La précarité professionnelle s’est progressivement vue investie positivement comme cadre d’épanouissement d’un self-made-man à rebours de l’ennuyeux conformisme salarial (patron, horaires, injonctions…). « La notion d’entrepreneur devient progressivement une catégorie non plus seulement économique, mais fondamentalement morale, qui conduit à accomplir un dépassement personnel à travers une auto-création et une auto-imposition constantes, avec l’objectif d’acquérir de nouvelles connaissances et aptitudes afin de pouvoir gagner plus d’argent et/ou être plus employables », analysent, dans le même ouvrage, les chercheurs Úlises Ferro et Pablo SemánI5bid..
Sur cet arrière-plan, l’État est de plus en plus perçu comme un obstacle à l’enrichissement privé, favorisant les « fainéants » au détriment des « vrais travailleurs ». Et l’adhésion à l’antifiscalisme de Milei et à son projet de réduction de l’État se fait alors évidente pour beaucoup de jeunes qui n’ont jamais réellement bénéficié de l’État en termes de protections sociales, d’éducation, de santé ou de travail.
La victoire du trublion s’explique aussi par le discrédit de la gauche kirchnériste, au pouvoir durant seize des vingt dernières années. Sa gestion jugée calamiteuse de la crise du Covid, les scandales liés à ses dirigeants6En particulier, le scandale des Olivos, qui a éclaté en 2021 lorsque des photos ont révélé que le président argentin Alberto Fernández et sa compagne, Fabiola Yáñez, avaient organisé une fête d’anniversaire à la résidence présidentielle en pleine quarantaine stricte liée au Covid-19. et surtout l’incapacité à juguler une inflation galopante et une pauvreté croissante, ont fini par identifier la gauche de gouvernement au « système » à abattre. À ce rejet, s’est ajoutée l’offensive intellectuelle d’un camp libertarien qui pointe – et caricature – les apories de la gauche intellectuelle ou politique, comme le résument encore Franco et Lvovich : « [l’influenceur] Agustín Laje Arrigoni, un des principaux idéologues de la droite locale […] et le candidat Javier Milei s’accordaient pour affirmer que la bataille culturelle engagée par la gauche jetait un voile sur ce qui devrait être la bataille de fond contre la pauvreté. » Et de citer le commentaire révolté de Laje au sujet du langage inclusif : « Plus de 300 enfants de moins de 5 ans sont morts de faim [l’an passé] et quelle est la révolution des jeunes ? Cette stupidité de langage supposé inclusif7Desquiciados, op. cit. ! »
Remèdes de cheval
Depuis son arrivée au pouvoir, Javier Milei applique un programme d’une brutalité sans précédent. En quelques mois, treize ministères ont été supprimés, 30 000 fonctionnaires licenciés, les budgets publics sabrés : -74% pour les infrastructures, -52% pour l’éducation, -60% pour les aides sociales, -28 % pour la santé. Les dotations aux provinces ont fondu de 68%. Au total, 51 000 fonctionnaires ont perdu leur emploi. Quant à la pauvreté, elle est passée de 41,7 % de la population à son élection, à 52,9 % dès la première moitié de 2024 – et plus de 18 % étaient en situation de pauvreté extrême. Même les professeurs d’université sont frappés : 70 % des salaires sont inférieurs au seuil de pauvreté.
Sur le papier, cette purge s’inscrit dans la logique ultralibérale de l’État minimal, réduit autant que possible à ses fonctions régaliennes – sécurité, justice, défense. Mais sur le terrain, les coupes budgétaires massives frappent surtout les plus précaires. Et quand la rue proteste, la réponse est sans appel. Répressions musclées, criminalisation de la contestation, protocoles sécuritaires visant à restreindre le droit de manifester. Les libertariens applaudissent, « oubliant » que le libéralisme implique aussi la liberté de manifester, de se réunir, de s’exprimer…
L’action politique de Milei s’exerce par la désactivation des protections sociales, la précarisation des services publics, l’appauvrissement généralisé, et s’inscrit dans la logique systémique d’un monde où l’individu est sommé de réussir seul.
Peut-être faut-il se souvenir de l’analyse de la philosophe et spécialiste du libéralisme Catherine Audard, qui écrit que l’ultra-libéralisme (et son rejeton le libertarianisme) « trahit les valeurs libérales parce qu’il ne fait intervenir aucun critère éthique pour mesurer les succès de la société »8Qu’est-ce que le libéralisme ? : Éthique, politique, société, Paris, Gallimard, 2009..
Si les critiques paresseuses pointent un péril fasciste, la réalité est que l’action politique de Milei ne s’appuie ni sur des milices, ni sur une organisation de masse, ni sur un projet révolutionnaire, nationaliste et antiparlementaire, ni moins encore sur un État puissant – bien au contraire. Loin de la brutalité de la dictature de Jorge Videla (1976-1983), régime avec lequel il entretient cependant une attitude plus qu’ambiguë, notamment à travers le rejet du travail mémoriel et des exigences de réparation, la violence est plus diffuse. Elle s’exerce par la désactivation des protections sociales, la précarisation des services publics, l’appauvrissement généralisé, et s’inscrit dans la logique systémique d’un monde où l’individu est sommé de réussir seul.
L’expérience Milei illustre surtout combien l’ambition libertarienne et techno-populiste à renverser un ordre établi se brise sur la réalité : pour pouvoir gouverner, Milei a dû s’allier avec l’ancien président Mauricio Macri, figure d’une droite ultralibérale qu’il ne s’était pas privé de critiquer. S’il s’agissait seulement de rompre avec la gauche de gouvernement et ce que Milei nomme « wokisme » (mariage pour tous en 2010, loi sur l’identité de genre en 2012, langage inclusif, en plus d’avancées législatives en matière d’avortement et de politiques mémorielles…), alors oui, il représente une rupture. Mais le tour de passe-passe principal de Milei, commun aux extrêmes droites contemporaines, consiste à affirmer que c’est cela qui ferait « système ». Or, depuis qu’il est apparu sous la dictature d’Augusto Pinochet en 1975, c’est l’ordre économique et politique ultralibéral qui en est progressivement arrivé, sous diverses variantes, à dominer le monde presque entier. Si l’on veut bien reconnaître que c’est cela qui fait « système » et organise l’économie mondialisée, non le « wokisme » ou un introuvable « socialisme », alors Javier Milei en est certainement l’expression la plus dure et la plus idéologique.