Propos recueillis par Philippe Foussier
Dans cette « lettre à votre génération », celle des trentenaires, vous soulignez le pessimisme qui la caractérise, son absence d’idéal ou encore son attrait pour les extrêmes. Vous lui dites qu’elle n’aime pas la liberté dont elle a hérité. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Il m’a semblé naturel de m’adresser à ma génération parce qu’elle fut la première à vivre dans un monde a priori libéré des idéologies mortifères, d’extrême droite comme d’extrême gauche. Mais il est désormais indiscutable qu’à force de ne connaître que la liberté, nous sommes devenus ingrats à son égard.
Cette désillusion de la jeunesse vis-à-vis de ses propres libertés, bien qu’en partie due à une certaine paresse intellectuelle de sa part, résulte très principalement d’un manque de transmission de la part de nos aînés.
Cette absence de passation s’illustre par un État qui n’assume plus ni son héritage ni son histoire depuis maintenant plusieurs décennies. Le camp républicain a tant considéré ses combats comme acquis qu’il en a oublié d’en enseigner les principales victoires ainsi que leurs conséquences concrètes dans le quotidien de chacun.
Or c’est exactement dans cette absence de transmission républicaine et universaliste que se sont développées les idéologies populistes puisque c’est souvent dans la désillusion collective que le manichéisme populiste prend sa place dans la cité. Là est ma conviction : l’heure du combat républicain a à nouveau sonné.
Votre livre constitue un plaidoyer en faveur de l’universalisme. Mais comment le rendre attractif alors que les vents dominants semblent tous entériner la communautarisation progressive de nos sociétés ?
Il y a une véritable crise de l’universalisme aujourd’hui en France que nos aînés n’ont, encore une fois, pas assez défendu. Nous en payons aujourd’hui le prix cher en arrivant petit à petit dans ce que Tocqueville appelait les « petites sociétés » et à travers lesquelles il expliquait qu’à partir du moment où l’Etat ne se charge pas d’établir un commun entre les hommes, alors les petites ressemblances identitaires décident de la vie de la Cité et celle-ci se transforme en un agglomérat de petites communautés particulières vivant les unes à côté des autres.
« Intellectuellement, l’identitaire est toujours paresseux car il ne voit l’Autre qu’à travers ses yeux. En rencontrant l’autre, il verra un noir, un blanc, une femme, un homosexuel ou un musulman. L’universalisme, lui, requiert une exigence intellectuelle de tous les instants pour percevoir l’autre au-delà de son identité de surface. »
Cette absence d’enseignement de ce qu’est l’universalisme a laissé la place à deux discours dominants : d’un côté, un récit xénophobe d’extrême droite qui confond allègrement universalisme et gommage de tout élément d’extranéité et, de l’autre, un discours d’extrême gauche qui considère que l’universalisme n’a été qu’une imposture destinée à faire gagner un communautarisme dominant, celui des blancs.
Résoudre cette défiance envers l’universalisme prendra du temps mais est absolument indispensable sous peine de laisser périr tout notre modèle de contrat social.
Comment ? En prenant à bras-le-corps tous ces discours mensongers en ré-enseignant sans cesse ce que fut et ce qu’est l’universalisme : un combat qui vise l’égalité en mettant au second plan les différences de chacun derrière un commun qui nous rassemble tous.
Mais encore, pourquoi l’universalisme vaut-il mieux que le choix identitaire ?
Il y a dans ce désamour de l’universalisme une véritable paresse intellectuelle que l’on retrouve beaucoup dans les mouvements décoloniaux. Intellectuellement, l’identitaire est toujours paresseux car il ne voit l’Autre qu’à travers ses yeux. En rencontrant l’autre, il verra un noir, un blanc, une femme, un homosexuel ou un musulman. L’universalisme, lui, requiert une exigence intellectuelle de tous les instants pour percevoir l’autre au-delà de son identité de surface.
En effet, quand l’intersectionnel dit, par exemple, « je ne peux pas aborder ce sujet car je ne suis pas personnellement victime de racisme », l’universaliste va réussir à se mettre dans la peau de l’autre en disant : « Je n’ai pas la même origine ou couleur de peau que lui mais je peux me mettre à sa place parce que je suis son égal en tant qu’être humain et ma connaissance de notre Histoire fait que même si je ne suis pas directement “victime” je suis capable de dire “plus jamais ça”. »
« Lorsque l’on vit au quotidien à côté d’un autre que l’on considère comme un étranger, cela crée du rejet, de la peur, et par conséquent de la violence puisque nous lui attribuerons le moindre problème qui survient dans la cité. »
Je suis moi-même française, libanaise avec des origines palestiniennes et je ne suis pas juive, pourtant, l’universaliste que je suis est capable de faire mienne l’histoire de la Shoah. Pourquoi ? Parce que l’universaliste ne se voit pas comme une identité qui regarde une autre identité mais comme un être humain qui regarde un autre être humain.
Là réside selon moi toute la beauté du combat universaliste qui fait primer l’intellect sur l’affectif : peu importe la couleur de peau, l’origine, le sexe ou la religion, ses victoires transcendent absolument tout.
Binationale franco-libanaise, vous évoquez à plusieurs reprises le Liban – et ses dix-huit communautés – dans votre ouvrage. Quels arguments majeurs vous semblent-ils pertinents pour convaincre des inconvénients de ce mode d’organisation sociale ?
Une société démocratique est fragile par essence parce qu’elle se fonde sur un pari particulièrement périlleux : faire vivre des êtres humains entre eux tout en leur permettant d’être en parfait désaccord les uns avec les autres.
Ainsi, pour être efficace et prospérer, la démocratie doit se protéger en faisant nation, c’est-à-dire en rassemblant un ensemble de citoyens différents les uns des autres autour de principes communs et fédérateurs.
Là est la grande différence entre le modèle français du « vivre ensemble » et le modèle libanais du « vivre à côté de » qui, bien que démocratique, n’a jamais créé de commun entre ses membres. Le résultat est celui-ci : l’État libanais, en plaçant ses dix-huit communautés religieuses au-dessus de l’intérêt général a créé, non pas une communauté de citoyens mais une société de fidèles.
« Il existe un nouveau militantisme se disant “antiraciste” mais qui réduit la complexité du monde à l’existence de deux camps, les oppresseurs d’un côté et les opprimés de l’autre. Or, ce faisant, il accentue en réalité la vulnérabilité des minorités en les conditionnant à leur statut de “pauvres migrants”, de “pauvres noirs” ou encore de “pauvres musulmans”. »
Ce modèle ne peut fonctionner que temporairement car lorsque l’on vit au quotidien à côté d’un autre que l’on considère comme un étranger, cela crée du rejet, de la peur, et par conséquent de la violence puisque nous lui attribuerons le moindre problème qui survient dans la cité.
Sombrer dans l’identitarisme, c’est se mettre dans la position de toujours choisir son camp non pas en fonction de l’intérêt de tous mais selon une appartenance individuelle, c’est ce qui fait que nous pouvons nous transformer, selon les mots d’Amin Maalouf, en « massacreurs » et que nos identités peuvent devenir « meurtrières ».
Vous consacrez des développements à l’antiracisme, dont vous soulignez d’ailleurs les dévoiements dont ce combat a pu être l’objet dans un passé récent. Vous mettez en cause la condescendance dont font preuve certains antiracistes occidentaux à l’égard des personnes d’origine étrangère. Pouvez-vous en donner quelques exemples ?
Il existe en effet un nouveau militantisme se disant « antiraciste » mais qui réduit la complexité du monde à l’existence de deux camps, les oppresseurs d’un côté et les opprimés de l’autre. Or ce faisant, il accentue en réalité la vulnérabilité des minorités en les conditionnant à leur statut de « pauvres migrants », de « pauvres noirs » ou encore de « pauvres musulmans ».
Ainsi, ces militants n’admettent jamais qu’une personne issue de l’immigration puisse être autre chose que la victime de sa propre condition et si celui-ci refuse ce schéma oppresseur/opprimé, il sera considéré comme un traître par sa communauté d’origine.
Or il s’agit bien ici d’un discours raciste traditionnel de la hiérarchie des races, qui place les blancs au sommet et qui considère les non-blancs comme éternellement victimisés et qui devraient donc être aidés avec condescendance. Autrement dit, cette lutte prétendument antiraciste se nourrit de schémas racistes eux-mêmes.
« La laïcité est ainsi fondée sur une liberté de conscience certes absolue mais dont la manifestation (la liberté de culte) est limitée par la liberté des autres. Elle n’est donc pas un concept liberticide mais une notion qui émancipe chacun à travers la conscience d’un collectif. »
Par ailleurs, toujours en vertu du même schéma manichéen, certains militants ou intellectuels vont pardonner les pires actes lorsqu’ils sont commis par des « racisés » qui ne sont forcément que les victimes du « racisme d’État » dans lequel ils vivent.
C’est ce que Maajid Nawaz appelle le « racisme de faible standard », c’est-à-dire ne pas s’indigner lorsqu’une personne issue de l’immigration exprime de la misogynie, du chauvinisme, de l’antisémitisme ou du racisme mais exiger a contrario qu’un blanc soit à la hauteur, lui, des valeurs démocratiques libérales. Or les victimes de ce double standard sont en réalité les minorités puisqu’on limite leur horizon, on rabaisse leur potentiel et on les juge comme des personnes dont la culture serait en fait moins civilisée.
Vous plaidez avec passion en faveur de la laïcité. Quel antidote convoquer pour contrer ce poison pernicieux qui la fait désormais apparaître à beaucoup comme une notion opposée à la liberté ?
Jamais un concept aussi créateur de libertés n’a été aussi peu compris que la laïcité. Pour contrer les discours mensongers qui essayent de faire croire, notamment à la jeunesse, que la laïcité serait liberticide, il faudrait non seulement en réenseigner les principes mais surtout expliquer ce que serait notre société sans laïcité : une société bien moins libre. C’est aussi la raison pour laquelle je convoque autant dans mon livre l’exemple libanais qui est le modèle antilaïque par excellence.
« Il existe une véritable continuité entre les idées portées par une Marine Le Pen ou un Éric Zemmour et leurs ascendants boulangistes ou maurrassiens. »
Il faut également rappeler à l’ordre ceux qui rêvent d’une liberté illimitée « à l’américaine » en soulignant que la vraie liberté n’est jamais absolue. La liberté absolue de chacun ne se soucie pas de l’Autre et limite donc forcément les libertés de tous. Notre société française s’est créée sur l’idée que pour que chacun soit libre, chacun doit limiter un peu ses propres libertés au nom du respect de l’ordre public, là est le seul moyen de rendre efficace le contrat social.
La laïcité est ainsi fondée sur une liberté de conscience certes absolue mais dont la manifestation (la liberté de culte) est limitée par la liberté des autres. Elle n’est donc pas un concept liberticide mais une notion qui émancipe chacun à travers la conscience d’un collectif.
Vous mettez vigoureusement en garde votre génération contre l’extrême droite, et notamment le discours zemmourien. Vous mobilisez des exemples historiques pour démontrer le danger de cette idéologie. Lesquels vous semblent les plus pertinents pour dissuader des jeunes d’apporter leur voix à ces courants ?
S’il ne faut jamais cesser de convoquer l’Histoire et notamment ses pires moments pour rappeler ce que fut l’extrême droite au pouvoir, il faut également expliquer en quoi il y a une continuité entre extrême droite d’antan et extrême-droite actuelle en ne tombant pas dans le piège consistant à faire croire que « l’extrême droite, ça n’existe plus ». Qu’on ne s’y trompe pas, il existe une véritable continuité entre les idées portées par une Marine Le Pen ou un Éric Zemmour et leurs ascendants boulangistes ou maurrassiens.
En dehors du rappel indispensable de notre Histoire, cela fait trop longtemps que le contre-discours « républicain » consiste à dire à l’électorat d’extrême droite qu’il est raciste. Tout d’abord, cet argument ne fonctionne que très peu car une grande partie de l’électorat de Marine Le Pen est plus souvent intéressée par les questions sociales que par l’identitaire et ensuite parce qu’il serait selon moi plus utile d’expliquer qu’on ne porte jamais atteinte aux libertés d’un seul individu sans porter atteinte à celles de toute une nation.
La preuve étant avec l’exemple hongrois, porté aux nues par l’extrême droite française : à son arrivée au pouvoir, Viktor Orban n’a pas « seulement » fait passer immédiatement des lois anti-migrants, il a également mis à mal une grande partie des contre-pouvoirs nécessaires dans un État de droit, à savoir la liberté de la presse et le pouvoir constitutionnel. Est-ce que les « Hongrois de souche » ont été épargnés par ces décisions liberticides ? Non.
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