Emmanuel Debono, rédacteur en chef
Le 9 octobre 2023, la Licra publiait un communiqué dans lequel elle dénonçait les « pogromistes » du Hamas qui, deux jours plus tôt, avaient lancé sur le territoire israélien une offensive terroriste d’une ampleur exceptionnelle. « Aucun homme libre, déclarions-nous, ne peut témoigner d’un soutien à des actions génocidaires qui ne relèvent ni de la « résistance » et surtout pas d’une quelconque volonté d’instaurer une « paix juste et durable » au Proche-Orient ». Nous n’étions que deux jours après le massacre qui vit des exécutions sommaires en nombre, la torture et des viols en série, ainsi qu’une gigantesque prise d’otages. Déjà, il fallait alerter sur la déformation des faits, des mots, sur la confusion propagée à grande échelle par les alliés du Hamas. Alors que nous étions frappés de sidération, il fallait sans attendre prévenir le « relativisme », le « oui mais », les appels spécieux à la « contextualisation » mais aussi le silence de ceux qui estimaient que ce qui frappe l’État d’Israël est finalement toujours plus ou moins mérité.
Nous faisions référence au 11-Septembre, au 13-Novembre, à la suite desquels il allait falloir inscrire le 7-Octobre, en soulignant le fait que cette attaque ne se réduisait pas à un simple différend entre une nation et un groupe terroriste. Par cette volonté éradicatrice, la terreur organisée et les moyens de destruction mis en œuvre, un message était adressé au monde.
Une haine invasive
Ce message, les Français juifs l’ont parfaitement reçu, avec un lot inaccoutumé d’insultes, de menaces, de mépris et d’agressions. Ils l’ont reçu frontalement, sous la forme d’inversions accusatoires, de dénis, d’amalgames, de billets pseudo humoristiques ou d’analyses fallacieuses. Ils ont enduré les appels à l’intifada, les procès en complicité de « génocide », la cancel culture dans les établissements du Supérieur, la réécriture injurieuse de l’histoire du sionisme, l’instrumentalisation de la mémoire de la Shoah, le signal adressé aux antijuifs de toutes les obédiences, et même des agents stipendiés par la Russie, maculant les murs de la capitale, un jour d’étoiles de David bleues, l’autre de mains rouges. Les artistes israéliens, les universitaires, les écrivains ou les sportifs, de l’Eurovision aux Jeux olympiques, du festival d’Avignon à Rock en Seine, des salles de cinéma à celles de colloques… tout ce qui s’apparentait à Israël devait être banni. Non sans avoir englobé plus généralement le judaïsme, car si certains ne voulaient pas être associés à Israël, la logique antijuive vint leur rappeler que l’on n’échappe pas facilement au rouleau compresseur de la haine.
Parce que beaucoup ont été traumatisés par le 7-Octobre, les accusations ont plu : ils étaient en boucle, soutenaient aveuglément Netanyahou. Quand d’autres ont voulu conserver, semaine après semaine, l’attention sur le sort des otages, ils se sont vu reprocher une compassion sélective. Celles qui ont cherché à se joindre aux cortèges lors des journées des droits des femmes ont été attaquées ou ostracisées. Et quand le réflexe de certains d’entre eux a été de se tourner vers le Rassemblement national, il n’y eut pas de jugements assez durs pour dénoncer leur honteuse trahison.
Plus que tout autre indicateur, cette hyper présence de la question antisémite, jusque dans la sphère intime, est l’expression d’une grave crise au sein de notre République.
Des élus se sont engagés dans une croisade obsessionnelle contre Israël, certains versant dans l’apologie du terrorisme et la compromission effective avec des organisations. L’Assemblée nationale a pu être changée en arène géopolitique où fleurirent même des drapeaux. Il y eut des tribunes, des motions à n’en plus finir, des manifestations d’écologistes, de féministes, d’antiracistes et de syndicalistes qui hurlèrent la « culpabilité » israélienne ; de jeunes Français soumis à des slogans ou bombardés de fake news d’influenceurs, le flot continue des immondices déversées sur les réseaux sociaux, des boucles numériques d’où furent expulsés ceux qui portaient un nom à consonnance juive…
La corrosion des liens sociaux
Les atteintes à la dignité, à l’indivisibilité de la nation, les ruptures d’égalité, l’éclipse de la fraternité ne sont pas le problème des seuls juifs. Mais la sidération ne dure qu’un temps et si nos concitoyens juifs sont constamment rappelés à cette lugubre réalité, beaucoup d’autres, l’émotion passée, perdent de vue ce qui se joue ici et affecte pourtant les fondements de notre société. « L’humanité entière ne peut sans mourir, accepter le principe de l’auto-amputation » écrivait en août 1932 Bernard Lecache, fondateur de la LICA, qui alertait contre l’antisémitisme grondant des nazis, aux portes du pouvoir.
De la même manière, notre République, ne peut, sans changer de nature, accepter qu’une partie de la population, par le biais de préjugés à peine masqués sous les traits d’un antisionisme de bonne compagnie, subisse un tel matraquage. Cette ère du soupçon, nourrie par l’ambivalence intrinsèque de cette haine, se double d’une ruse terrible. Elle consiste à convaincre de l’idée que l’antisémitisme n’est l’affaire que de quelques-uns, comme le racisme serait celle des seules minorités discriminées. Il n’en est rien tant l’un et l’autre corrodent les liens sociaux, s’immiscent dans de nombreux champ du quotidien, abiment la confiance et les sociabilités.
Il est aujourd’hui difficile de mesurer l’état de cette corrosion mais il faut souligner que, oxydée par d’autres crises internationales ainsi que par une forte instabilité politique, elle épargne, en ce qui concerne les juifs, peu de secteurs de la vie sociale. Plus que tout autre indicateur, cette hyper présence de la question antisémite, jusque dans la sphère intime, est l’expression d’une grave crise au sein de notre République.
Tendons l’oreille, on parle de nous tous.