Benoît Drouot, Professeur agrégé d’histoire-géographie
« La laïcité, c’est le vivre-ensemble ». Apparue dans les années 19801Gwénaële Calvès, La laïcité, Paris, La Découverte, 2022, p. 13., cette reformulation du projet laïque est devenue une antienne à laquelle il semble désormais à peu près impossible d’échapper. C’est du reste ce « vivre-ensemble » que mettent en avant la plupart des travaux et des projets réalisés depuis quelques années dans les écoles, collèges et lycées à l’occasion de la journée de la laïcité, chaque 9 décembre : sur des fresques ou des « arbres de la laïcité », slogans et visuels illustrent la fraternité des différences (notamment religieuses), la lutte contre le racisme ou encore le respect supposément dû aux religions2Si l’article 1 de la constitution de 1958 dispose que la République « respecte toutes les croyances », cette obligation ne s’impose pas aux individus. Par ailleurs le droit à la critique des religions, comme des idées en général, ne relève pas du principe de laïcité, mais de la liberté d’expression.. Parfois même, le « vivre-ensemble » laïque prend la forme de la mise en scène d’un dialogue inter-religieux3Benoît Drouot, « L’instituteur à l’école, le curé à l’église », Le DDV, 29 août 2024., quand des représentants de différents cultes sont invités à échanger avec les élèves d’établissements scolaires publics.
Le vivre-ensemble dans l’espace public et la laïcité : quel rapport ?
Comme le fait très justement observer le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, « le vivre-ensemble n’est jamais un problème – on y parvient sans peine en restant côte à côte ou face à face4Pierre-Henri Tavoillot, Voulons-nous encore vivre ensemble ?, Paris, Odile Jacob, 2024, p. 12.. » Mais le « vivre-ensemble » peut aussi se traduire par des temps plus interactionnels, comme l’échange d’idées antagoniques entre des individus que rien ne rapproche, le partage d’un moment de convivialité entre des personnes et des groupes de cultures différentes, voire, de manière plus durable, les unions dites mixtes.
Côte à côte, face à face ou dans une version plus interactive, la célébration du « vivre-ensemble » souligne à la fois la diversité dont est à présent tissée la société française – la France a l’un des indices de diversité religieuse parmi les plus élevés au monde5Selon une étude du Pew Research Center la France est au 25e rang des pays les plus divers sur 232 (données de 2010). – et la difficulté de maintenir un minimum de cohésion nationale et sociale dans un tel contexte, inédit dans l’histoire de notre pays.
Alors que ce « vivre-ensemble » de la diversité s’observe sans difficulté dans de nombreuses rues animées des villes françaises (variété des tenues, des langues, des commerces, etc.), il est aussi des territoires où, à l’inverse, règne une certaine voire une forte homogénéité, sociale et ethnoculturelle. Quel rapport avec la laïcité ? À peu près aucun, dans un cas comme dans l’autre. D’abord parce que les espaces publics partagés comme les rues, les marchés ou les jardins municipaux ne sont pas des espaces laïques, au sens où la manifestation d’une appartenance religieuse, y compris ostensible, des individus, seuls ou en groupes, de même que le prosélytisme n’y sont pas limités (sauf à ce qu’ils troublent l’ordre public)6La laïcité dans l’espace public interdit seulement que des signes ou des emblèmes religieux y soient élevés ou apposés, sauf exception (lieux de culte et cimetières par exemple), selon l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905.. Le « vivre-ensemble » des différences y procède donc plutôt… de l’absence de régulation laïque ! Ensuite parce que le phénomène de ghettoïsation de certains territoires a davantage à voir avec le libre marché des prix de l’immobilier et avec les choix opérés en matière de politique publique qu’avec un quelconque déficit de laïcité qui viendrait entraver l’expression de la diversité.
L’interdiction laïque faite aux élèves de manifester ostensiblement une religion cherche à conjurer un processus rampant d’archipélisation religieuse.
Dans ces espaces publics, la diversité et le « vivre-ensemble », quand ils existent, tiennent, non pas au cadre fixé par la laïcité, mais à une histoire migratoire de deux siècles au moins, combinée à un régime politique libéral qui y autorise l’expression des convictions politiques, philosophiques, religieuses ou antireligieuses, ainsi que la coexistence des différences (au même titre que dans d’autres démocraties libérales, où la laïcité ne constitue pas un principe politique et juridique).
Du reste, si le « vivre-ensemble » des croyants et des religions dans l’espace public – qui prend aussi la forme de la présence dans l’espace urbain de lieux de différents cultes – avait quelque chose à voir avec le régime de laïcité « à la française », il faudrait en déduire qu’il n’est pas garanti dans les départements d’Alsace et en Moselle, où, rappelons-le, les lois de laïcité scolaire de la fin du XIXe siècle et la loi de 1905 « concernant la séparation des Églises et de l’État » ne s’appliquent pas7À noter que certaines dispositions de la loi de 1905 sont désormais applicables dans ces trois départements. C’est le cas des articles 31 (qui interdit de faire pression sur un individu pour le convertir ou le faire renoncer à une religion) et 32 (qui interdit d’empêcher, de retarder ou d’interrompre l’exercice d’un culte dans un lieu dédié à cet effet) depuis la loi du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté (article 172).. Voilà qui justifierait alors que ces trois départements rentrent dans le droit commun de la laïcité afin d’y rendre réalisable l’idéal du « vivre-ensemble ».
La laïcité à l’école : pour vivre ensemble ?
Qu’en est-il de la laïcité à l’école ? Y a-t-elle pour fonction d’assurer le « vivre-ensemble » ? C’est ce qu’affirme de nombreux textes, y compris la circulaire d’application de la loi du 15 mars 2004 qui fait interdiction aux élèves des écoles, collèges et lycées publics de manifester ostensiblement leurs appartenances religieuses. Cette circulaire, en date du 18 mai 2004, dispose en effet que la loi « conforte [le] rôle [de l’école] en faveur du vouloir-vivre ensemble », à rebours des « revendications communautaires » dont elle doit être protégée.
Plus problématique encore est la réinterprétation du « vivre-ensemble » en une pratique et une mise en scène visibles de la coexistence des croyances religieuses, excluant, de fait, au passage, les non-croyants et les athées, soit rien de moins qu’environ la moitié de la population française.
La même circulaire insiste sur un autre point : le « principe [de laïcité], est-il écrit, […] repose sur le respect de la liberté de conscience » des élèves. Celui-ci passe, d’une part par l’obligation de neutralité religieuse des personnels enseignants (instaurée par la loi du 30 octobre 1886 dans l’école primaire), et d’autre part, par l’interdiction du prosélytisme par les élèves inscrite dans plusieurs circulaires depuis 19168Olivier Loubes, « Du crucifix au foulard ou les trois âges de l’interdiction des signes dans l’espace scolaire public, de Jules Ferry à François Fillon », Frédérique de la Morena (dir.), Vêtements, tenues, signes dans l’espace public scolaire. La loi du 15 mars 2004, 20 ans après, IFJD, 2025, pp. 31-48., et reprise dans la loi de 2004. Le double danger que cette loi tente ainsi d’endiguer dans les établissements scolaires est celui du communautarisme et du séparatisme sur une base confessionnelle, ainsi que celui des pressions susceptibles d’être exercées sur certains élèves. En ce sens, l’interdiction laïque faite aux élèves de manifester ostensiblement une religion cherche à conjurer un processus rampant d’archipélisation religieuse. On comprend bien, ici, la pertinence de lier cette interdiction au vœu de favoriser le « vivre-ensemble », qui doit donc s’entendre, non comme l’exaltation de la coexistence des croyances, mais comme le contraire de la fragmentation en cellules identitaires plus ou moins verrouillées sur elles-mêmes.
Cette clarification posée, la formule n’en soulève pas moins un certain nombre de difficultés et d’ambiguïtés. Outre qu’elle peut valoir validation d’une lecture de la société divisée voire structurée en communautés religieuses, elle prend les allures d’une injonction qui fait courir le risque de dépolitiser le projet laïque en le faisant dépendre d’une volonté qui se joue au niveau des individus, sommés de faire dialoguer leurs différences convictionnelles, néanmoins invisibilisées quand elles sont trop ostensibles. Plus problématique encore est la réinterprétation du « vivre-ensemble » en une pratique et une mise en scène visibles de la coexistence des croyances religieuses, excluant, de fait, au passage, les non-croyants et les athées, soit rien de moins qu’environ la moitié de la population française.
Ce « vivre-ensemble », compris comme la cohabitation et les interactions entre des élèves différents dans leurs cultures et leurs religions, ne relève pas de la laïcité. Non seulement, il est aussi une réalité dans les écoles privées sous contrat d’association avec l’État où ne s’applique pas la loi de 2004, mais il a existé bien avant les lois de laïcité scolaire des années 1880, quand sur les bancs d’une même école étaient assis côte à côte des enfants catholiques, protestants, juifs, sans religion ou athées.
La laïcité à l’école : créer du commun
Le projet politique de l’école laïque ne consiste donc pas à faire vivre côte à côte des élèves de confessions différentes. Son ambition première (au sens historique et en termes de priorité politique) ne réside pas dans la valorisation des différences juxtaposées, mais dans la possibilité d’un commun partagé. Or la fabrique du commun ne procède pas tant du partage des différences que de l’invitation (pas de la contrainte) adressée aux élèves de se retrouver autour et dans des éléments censés faire nation, société et République. Ces éléments ne sont d’aucune communauté particulière ; ils transcendent les individus, les groupes d’appartenance et les identités religieuses.
À l’école, ils sont de deux ordres. Il s’agit d’abord des « valeurs communes », dont la circulaire de 2004 rappelle que le principe de laïcité repose sur leur « affirmation ». Au rang de ces valeurs, dont l’école fait mission à ses personnels de les transmettre et de les faire partager aux élèves9Article L111-1 du code de l’éducation., figure l’égalité en droit entre les individus. À ce titre, il est pour le moins cohérent que l’école publique demande a minima une forme de discrétion s’agissant de signes religieux qui affichent et revendiquent une antinomie, si ce n’est une résistance, à ces valeurs.
Réduire la laïcité à un « vivre-ensemble » revisité en une farandole fraternelle (et un peu démagogique) des différences religieuses exaltées et magnifiées pourrait bien se révéler imprudent, s’il venait à favoriser ce qu’il prétend entraver.
Il s’agit ensuite des « connaissances, qui sont communes et indispensables à tous » et dont Jules Ferry rappelait en 1883 qu’elles devaient être clairement « distingu[ées] […] des croyances, qui sont personnelles, libres et variables10Circulaire du 17 novembre 1883 connue sur le titre « Lettre aux instituteurs ». ». L’esprit laïque des lois scolaires, celles des années 1880 comme celle de 2004, est ainsi nettement établi : c’est celui de la séparation des activités (instruire / prêcher) et des lieux (école / lieux de culte).
L’école cultive les valeurs de la République, inscrites dans la loi, et instruit selon les seuls ressorts de la raison, de l’expérimentation, de l’argumentation et de l’administration de la preuve. Les différences religieuses des uns et des autres n’y sont pas niées ni ignorées ; mais elles ont de multiples lieux pour s’exprimer, coexister, dialoguer et interagir de manière visible et ostensible (lieux de culte, espace public, médias, réseaux sociaux, etc.) sans qu’il soit besoin que l’école en soit un théâtre supplémentaire. Car l’école publique est d’abord le lieu qui cultive ce qui rassemble, par-delà les différences et la diversité des élèves.
Réduire la laïcité à un « vivre-ensemble » revisité en une farandole fraternelle (et un peu démagogique) des différences religieuses exaltées et magnifiées pourrait bien se révéler imprudent, s’il venait à favoriser ce qu’il prétend entraver. Il est urgent de redonner à la laïcité la dimension d’un projet politique qui, depuis 1789, vise à affranchir certaines activités et certaines sphères de la vie politique et sociale du religieux, par la régulation des libertés de certains au bénéfice de la liberté de tous.














