Philippe Foussier, journaliste, vice-président d’Unité laïque
Tout d’abord, peut-être, rappeler une évidence, tellement banale qu’elle finit par être oubliée. Les 7, 8 et 9 janvier 2015, il y a 10 ans cette année, nous avons vécu des actes de barbarie d’un niveau inouï. Autrement d’ailleurs, il n’y aurait probablement pas eu, le 11 janvier suivant, le plus grand rassemblement populaire depuis la Libération – et pas seulement dans les grandes villes, loin s’en faut –, non plus que cinquante chefs d’État et de gouvernement pour battre le pavé parisien. N’oublions pas ce qui était advenu trois ans plus tôt à Toulouse, en mars 2012, avec la sanglante expédition de Mohamed Merah, ciblant expressément sept de nos concitoyens servant sous les drapeaux ou de confession juive. Déjà. Mais à l’époque, cela avait été perçu – à tort – comme une aventure individuelle sans lien avec une entreprise terroriste.
Le procès de la laïcité
Donc, revenons-en aux 7, 8 et 9 janvier. Des dessinateurs, plus précisément des caricaturistes, et ceux qui les entouraient ce jour-là sont abattus par les frères Kouachi. Des policiers aussi. Et avec l’équipée de Coulibaly, des juifs, pris en otage et abattus dans l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Essayons de penser rationnellement, même si le système médiatique nous en dissuade souvent. Avec un tel sommet d’horreur, avec un tel paroxysme dans la barbarie, on aurait logiquement pu se dire que rien ne serait plus jamais comme avant et que désormais l’équipe de Charlie Hebdo allait pouvoir vaquer librement à ses activités, que plus jamais non plus on ne s’en prendrait à l’un de nos concitoyens juifs. Logiquement, tout aurait dû aller dans l’autre sens. Logiquement, nous aurions dû être définitivement vaccinés contre cette barbarie. Eh bien, c’est tout l’inverse qui s’est produit. Les menaces ont redoublé, que dis-je, ont décuplé.
Tentons encore de raisonner… rationnellement. On aurait pu imaginer que ce qui devait nous révulser, c’était la barbarie de ces assassinats. Eh bien, pas pour tout le monde. Combien de fois n’avons-nous pas été secoués par des controverses ? Non pas sur cette barbarie mais sur le fait de savoir si l’on pouvait dessiner ou pas. Où finalement il semblait qu’il existait davantage de gens horrifiés par des dessins que par des hommes et des femmes mitraillés, égorgés, décapités. Voire sur l’idée que la laïcité pouvait même être à l’origine de tout cela. Le problème, nous susurrait cette petite musique, ce ne serait pas l’islamisme, ce serait la laïcité. Hélas, les Allemands, les Espagnols, les Anglais, les Belges et tant d’autres peuples sont bien placés pour savoir que la laïcité n’a rien à voir avec notre affaire puisqu’elle ne caractérise pas leur système institutionnel et qu’eux aussi ont payé un tribut conséquent au jihadisme sans avoir une Constitution laïque. Et il y eut le 13 novembre 2015, à Paris encore, puis Nice en juillet 2016 puis tant d’autres…
Mais le procès de la laïcité a néanmoins été engagé, et pas seulement à droite, hélas. Une certaine gauche, oublieuse de ses valeurs fondatrices, s’est mise à révérer une idéologie patriarcale, homophobe, hostile aux règles démocratiques. Nous avons aussi assisté à un étrange phénomène, la prolifération de ceux qui faisaient preuve de compréhension, voire de complaisance et d’indulgence à l’égard de cette barbarie. Dispensons-nous, pour ne pas lasser, de la liste de ces intellectuels qui sont régulièrement invités sur des plateaux de télévision pour déverser leur relativisme et exprimer leur mansuétude à l’égard des criminels.
Écartons-nous un moment de ces expressions de barbarie brute pour examiner maintenant l’idéologie, le substrat culturel sur laquelle a prospéré le jihadisme. Si nous n’avons pas connu depuis quelques années de massacres de masse comme en 2015 et 2016, nous savons aussi qu’il ne se passe pas un mois sans qu’une tentative d’attentat ne soit entravée par les services de police et de renseignement. Le jihadisme en actes a reculé mais l’islamisme idéologique, lui, a nettement progressé en dix ans.
Démocratie ou théocratie
Ce qui est en jeu aujourd’hui et qu’avait très bien résumé Georges Clemenceau en 1889 dans une intervention à la Chambre des députés, c’est la nature de notre organisation sociale dans un avenir proche. « Il ne peut y avoir ni paix ni trêve entre la théocratie et la démocratie », disait-il en effet. Aujourd’hui, nous avons face à nous des courants qui aspirent ouvertement – ils ne s’en cachent pas – à substituer une théocratie à la démocratie. Nous avons tort de sous-estimer leur détermination, elle est pourtant totale, pendant que nous tergiversons et que nous nous livrons à des exégèses juridiques sur la portée de tel ou tel article de la loi de 1905 ou tel arrêt du Conseil d’État. Eux, donc, ne se paient pas de mots ; ils sont sur le terrain, ils font ce qu’ils disent et ils disent ce qu’ils font.
Écoles, hôpitaux, universités, clubs de sport, associations, entreprises, partis politiques, institutions diverses, il n’est plus un espace social qui échappe aux logiques d’infiltration et de contrôle par ces courants, avec la passivité et parfois la complicité des responsables de ces structures : par déni, par peur, parfois par clientélisme. Les exemples sont légion. Que dire des milieux journalistiques, culturels, académiques, intellectuels, lesquels se font souvent les relais zélés de cette idéologie dont les caractéristiques réactionnaires n’ont rien à envier à l’extrême droite. Leurs conceptions du monde et de l’organisation sociale reposent en effet sur les mêmes critères. Et à défaut de l’un, nous risquons bien un jour de récupérer l’autre. Et ces deux courants identitaires qui ont la même aversion pour les Lumières et l’universalisme, nous avons fini par nous y accoutumer. Leur normalisation a fini par s’imposer.
Mourir pour se moquer d’un Dieu ? C’est en France, aujourd’hui, et plus seulement une page d’histoire de l’Ancien régime dans les manuels scolaires.
Devons-nous vraiment nous accoutumer au fait que les salariés de Charlie Hebdo travaillent dans un bunker et sont sous surveillance policière permanente ? Les propagandistes de la charia circulent et s’expriment librement tandis qu’eux vivent terrés dans des locaux ultrasécurisés. Devons-nous nous accoutumer au fait que l’athlète olympique taekwondaise afghane Marzieh Hamidi est menacée de mort en France pour avoir simplement critiqué le régime des talibans ? Nous pourrions donner des exemples de ce type par dizaines. Devons-nous nous accoutumer au fait que l’antisémitisme connaisse des niveaux inédits depuis la période de la Collaboration ? Mille-cinq-cents actes recensés rien qu’en 2024 et en particulier dans les universités, là où, nous dit-on, se forme l’élite de la nation.
Célébrer 1905 sans oublier 1766
Oui, hélas, ce qui caractérise la période, c’est que nous avons fini par nous accoutumer à tout cela. Gageons que les artisans de la loi de 1905 ne l’aient pas toléré. On fait comme si on pouvait continuer à se complaire dans des controverses intellectuelles entre partisans d’une laïcité sans adjectif et tenants d’une laïcité dévoyée, à ergoter dans les salons ouatés sur telle subtilité juridique ou encore sur l’interprétation de la loi de 1905 tandis que des hommes et des femmes sont menacés dans leur vie simplement parce qu’ils rient d’un Dieu. Mesurons le nombre croissant d’enseignants qui s’autocensurent. En 30 ans, il a connu une augmentation exponentielle. Dans les colloques savants réunis sous des lambris dorés, on pontifie volontiers sur l’État de droit et son indispensable respect. Le droit nous dit en effet depuis 1791 et son abrogation dans le Code pénal – confirmée en 1881 avec la loi sur la liberté de la presse – que le délit de blasphème n’existe plus en France. En droit, oui. Mais dans les faits ? En ce début de XXIe siècle, on peut – à nouveau – mourir en France parce qu’on a été irrévérencieux envers une religion. On fleurit régulièrement – à Montmartre – la statue du chevalier François-Jean Lefebvre de La Barre – exécuté le 1er juillet 1766 à Abbeville après avoir été condamné à mort pour « blasphème » et « profanation »1François-Jean Lefebvre de La Barre, 19 ans, fut accusé de ne pas s’être découvert, en compagnie de quelques autres fils de notables, lors des processions de la Fête-Dieu à Abbeville, en 1765. Des actes de profanation, découverts peu après dans la ville, firent porter les accusations sur le jeune homme et ses amis. Un faisceau d’intrigues conduisit à son supplice et à son exécution le 1er juillet 1766. Voltaire défendit l’accusé et s’efforça par la suite de le réhabiliter. – sans toujours bien se rendre compte de l’ampleur de la régression que nous tolérons. Mourir pour se moquer d’un Dieu ? C’est en France, aujourd’hui, et plus seulement une page d’histoire de l’Ancien Régime dans les manuels scolaires.
Voici la société dans laquelle nous vivons. Voici l’environnement dans lequel nous baignons. 1766-2025. Nous sommes plongés plus de 250 ans en arrière. Mesurons-nous vraiment ce que nous tolérons ? Dans les livres d’histoire, il nous est volontiers raconté que le chevalier de La Barre est le dernier condamné à mort pour blasphème.
Nous sommes en 1766. Tout est à refaire.














