Propos recueillis par Benoît Drouot, professeur agrégé d’histoire-géographie
Pourquoi ce livre ? Pourquoi maintenant ? Êtes-vous animée par un sentiment d’urgence ?
C’est exact : lorsque vous enseignez en collège et que vous êtes attaché aux valeurs républicaines, le sentiment d’urgence est criant. Aussi il est vrai, j’ai conçu ce livre comme un ouvrage de lutte, un appel à la résistance des profs, un livre rempart. En cette rentrée scolaire happée par des préoccupations politiques qui réduisent l’École aux interrogations sur son budget et ses moyens, j’avais à cœur de revenir sur le danger profond qui menace ses fondements-mêmes : l’islamisme, et dans son sillage, le communautarisme et l’identitarisme venant de l’extrême droite comme de l’extrême gauche.
« Madame, vous n’avez pas le droit ! » de nous faire lire ce texte, de nous montrer ce tableau, de nous dire qu’on peut se moquer du prophète… Voilà maintenant les injonctions récurrentes qui voudraient contraindre l’École et museler ses enseignements pour complaire aux bigots ou s’abstraire de choquer toute communauté.
La sociologue Dominique Schnapper écrit de vous dans la préface que vous êtes une « hussarde de la République ». Vous retrouvez-vous complètement dans cette formule qui a un côté très Troisième République ?
C’est naturellement un compliment et un honneur de s’entendre dire cela, surtout d’une grande républicaine telle que de Dominique Schnapper ! Ce qui est inquiétant au contraire, c’est que tous les enseignants n’aspirent pas naturellement à devenir les M. Germain de leurs élèves, les instituteurs auxquels Pagnol rend hommage à travers son père, les « vrais combattants de la liberté », dira Robert Badinter après l’assassinat de Samuel Paty, qui « tiennent bon » sur « les valeurs essentielles sans lesquelles la République n’existe plus ».
Je suis pour ma part stupéfaite que nous n’ayons pas vu, après les deux attentats qui ont endeuillé notre institution en les personnes de Samuel Paty et de Dominique Bernard, tous les profs s’emparer de la cause laïque, faire massivement bloc face aux attaques des ennemis de l’École, s’activer avec nous en tout sens pour faire de la défense de notre école républicaine un sujet majeur dans le débat public, et par là un enjeu électoral lourd pour nos politiques !
Vous mettez beaucoup de vous-même dans ce livre qui conjugue le témoignage et l’essai politique ; je pense en particulier à vos origines et à votre vie plus personnelle, votre vie de couple. C’était nécessaire pour convaincre de la nécessité de « défendre la laïcité » ?
À la vérité, ce n’était pas dans mon projet initial : mon éditeur a dû me convaincre de mêler à mon propos quelques aspects plus personnels, en lien avec celui-ci, fort de l’idée que la laïcité a besoin d’être incarnée et que les discours politiques sur le sujet gagnent en force à être personnalisés.
Je suis moi-même une enfant de la République, et il est vrai que mon parcours est profondément lié à l’école, à laquelle je dois tout. Issue d’une double immigration vietnamienne et italienne, je suis la première de ma famille à avoir fait des études ; mais ma mère, forcée de quitter l’école à 17 ans par son père pour épouser le mien, nous a toujours vigoureusement poussées mes quatre sœurs et moi à travailler dur à l’école, répétant que c’était là notre porte de sortie et le seul moyen de vivre indépendantes.
L’école permet à chacun d’échapper à ses déterminismes sociaux ou culturels fait partie de mon histoire personnelle et me prédisposait à défendre l’universalisme et sa laïcité.
En somme, la conviction selon laquelle l’école permet à chacun d’échapper à ses déterminismes sociaux ou culturels fait partie de mon histoire personnelle et me prédisposait à défendre l’universalisme et sa laïcité.
Une fois embrassé ce parti de personnaliser quelque peu mon propos, j’ai décidé d’en profiter pour montrer aussi qu’il y avait encore des lesbiennes universalistes, et qu’on pouvait soi-même appartenir à une « communauté » sans tomber dans le communautarisme.
Le souvenir et les figures de Samuel Paty et Dominique Bernard, deux professeurs assassinés par des islamistes, le premier en 2020 et le second en 2023, traversent tout votre livre. Qu’est-ce que ces deux tragédies ont changé pour les professeurs ?
Ces deux attentats contre notre École ont ouvert une béance vertigineuse dans l’esprit des enseignants. L’assassinat de Samuel Paty, c’est vraiment le D-Day de l’école, le jour où l’opinion découvre horrifiée que le sanctuaire de l’école est devenu en lui-même la cible des islamistes.
À travers Samuel Paty, c’est l’institution scolaire tout entière qu’on a voulu terrifier pour la soumettre et la museler. Pourquoi l’école ? Parce qu’elle est la pouponnière de notre démocratie bien sûr, parce qu’elle est le lieu où l’on forme le libre arbitre et l’esprit critique de nos futurs citoyens, qu’elle est par excellence celui de la libre circulation des idées, de la libre transmission des savoirs, et donc par essence l’ennemi mortel de l’obscurantisme.
L’assassinat de Dominique Bernard à cet égard est encore plus édifiant : « Je cherchais un professeur d’Histoire ou de Lettres », dira son assassin, car c’est dans ces matières qu’on transmet « l’amour des droits de l’homme, de la démocratie et les droits des mécréants ». Désormais les terroristes ne prenaient plus la peine de se cacher derrière le faux nez du grief d’« islamophobie » : nulle cabale contre Dominique Bernard, nul procès d’intention, nulle calomnie au sujet de son cours, nul acharnement sur les réseau sociaux…
Avec ce second attentat, les ennemis sortaient enfin du bois et affirmaient ouvertement qu’à travers ces deux enseignants, c’était bien l’école pour elle-même qui était visée, et à travers elle, notre République tout entière.
Il me semble que, si votre livre s’adresse à un public très large, à toutes celles et tous ceux qui sont préoccupés par la situation de notre école et par la laïcité, votre message est essentiellement tourné vers les responsables politiques, en particulier les politiques de gauche…
Il est vrai : la gauche nous a pour partie abandonnés, nous les laïques et nous les profs. En choisissant le combat contre l’« islamophobie » à celui de l’universalisme, qui fut historiquement le sien, LFI et ses alliés s’emploient non seulement à ringardiser la promesse d’émancipation de notre laïcité, mais aussi à brouiller les frontières de notre liberté d’expression, faisant de ce syntagme piège, qui lie intrinsèquement les croyants à leurs croyances, un anathème moral qui fait censément de tout défenseur de la laïcité – et en particulier à l’école, de la loi de 2004 – un raciste ! Ce qui naturellement est insupportable.
Or, lorsqu’on connaît l’influence de cette nouvelle doxa parmi la jeunesse, et donc chez nos élèves, il est naturel que de moins en moins d’enseignants souhaitent endosser le sacerdoce que constitue la défense de la loi de 2004 et de notre belle laïcité française ! Entre le couteau des islamistes, et l’index pointé des LFIstes, les enseignants laïques dans leurs classes sont pris dans un étau dont personne n’a envie…
Vous insistez sur le pouvoir libérateur de l’école laïque : elle « libère des déterminismes culturels » écrivez-vous (p. 18). Mais que répondre à celles et ceux des élèves qui, loin de vouloir échapper à leurs déterminismes, en particulier culturels et religieux, les cultivent dans un geste et une posture d’opposition à une République laïque dans laquelle ils ne se reconnaissent pas, et face à laquelle ils sont même parfois dans une position de défiance ?
Vous pointez là tout l’enjeu de notre question. Il faut trouver le moyen de redonner à nos jeunes gens l’envie de s’arroger notre héritage philosophique commun et de se sentir partie prenante de notre Respublica, notre chose commune. Mais comment faire, quand l’ère du temps est partout à l’identitarisme et au communautarisme ? Que vous considériez la jeunesse des zones périurbaines, celle des centre villes ou celle des zones rurales, toutes semblent avoir pour épouvantail commun la pensée universaliste et sa laïcité !
La première parce que, du fait du soft power frériste qui sévit depuis 30 ans dans les banlieues, elle est en proie à un rigorisme religieux galopant et à un communautarisme de plus en plus fermé aux lois communes, la seconde parce que, trop sujette à l’influence culturelle anglo-américaine, elle regarde la société comme une coexistence de communautés diverses, et la dernière parce que l’extrême droite, trop heureuse de flatter les passions les plus primaires, nourrit d’un identitarisme nationaliste fantasmé et violent tous ceux à qui la mondialisation laisse un sentiment amer de déclassement.
Nous aurions besoin de l’aide d’artistes, d’influenceurs, de personnalités auxquels la jeunesse ait envie de s’identifier pour proposer des contre modèles républicains ! Il faudrait investir le champ de la culture, dans toutes les acceptions du terme. Car bien sûr il reste en classe les professeurs et la planche de salut de l’éducation pour parler à la jeunesse… Mais que peut donc un prof avec ses 3 ou 4 heures de cours hebdomadaires dans l’esprit de ses élèves s’il est seul contre tous à tenir ce discours ? Seul contre les réseaux sociaux et Netflix, seul contre l’ère du temps, contre la gauche radicale, contre l’extrême droite, contre les instances européennes gagnées à la cause de l’« islamophobie », contre la culture américaine et canadienne, contre les pays arabes qui honnissent notre laïcité, contre l’Amérique de Trump et ses suppôts traditionnalistes illuminés…
Comment aborder la question religieuse avec des élèves qui se disent choqués de ce que certains professeurs leur font lire ou voir, tout en invoquant le respect dû à leurs croyances ?
D’abord, il faut n’avoir pas peur de leur répondre. Leur dire qu’ils ont le droit d’être choqués et de l’exprimer, et que ce n’est pas forcément une mauvaise chose, car on a parfois besoin de faire un pas de côté, voire d’être bousculé dans ses certitudes pour mieux réfléchir. Mais surtout, il faut leur faire entendre que le droit de choquer – sans bien sûr contrevenir aux lois, qu’il faut rappeler – est vital pour le débat démocratique, et donc pour la démocratie. Ils le comprennent bien lorsque vous jouez un peu à raisonner par l’absurde : je leur dis souvent que mon dieu à moi, que j’interdis de critiquer, c’est Staline, ou que je crois aux dieux gréco-romains. Ils ne me croient guère bien sûr, mais ils comprennent mon intention : si l’on devait se fier au seul sentiment d’offense pour établir ce qu’on est en droit de dire ou non, celui-ci étant subjectif, on ne pourrait plus rien se dire ni rien écrire.
Beaucoup pensent que leur religion familiale fait partie de leur identité essentielle comme leur couleur de peau ou leur orientation sexuelle.
Ce qui leur manque le plus, c’est la conscience de la différence entre l’inné et l’acquis : beaucoup pensent que leur religion familiale fait partie de leur identité essentielle comme leur couleur de peau ou leur orientation sexuelle. Il faut les amener à comprendre que notre laïcité permet justement à chacun de changer à loisir de religion ou de cesser de croire, qu’elle ne relève donc pas de leur essence mais d’un choix fait par leurs parents, dont ils peuvent aussi bien se déprendre un jour.
Vous écrivez : « aucun compromis n’est possible dans ce contexte sans compromission profonde de notre mission » (p. 115). Qu’est-ce qui se joue aujourd’hui à l’école ?
Ce qui se joue aujourd’hui autour de la laïcité à l’école est un enjeu de société profond : c’est la question de savoir si l’on va continuer à dispenser à nos futurs concitoyens un savoir universel, sans tabou religieux, sans égards pour telle ou telle communauté, ou si la peur et l’autocensure, gagnant les profs et leurs programmes, finiront par amputer notre pays d’une partie capitale de notre liberté de penser, et donc de notre liberté tout court.
L’engagement ne va pas sans une dose d’optimisme et de confiance en l’avenir, me semble-t-il. Où puisez-vous la vôtre ?
Je redoute toujours un peu cette question… Sans doute, quand même, dans l’idée que la jeunesse étant ce qu’elle est, influençable et malléable, elle l’est dans les deux sens, ce qui nous octroie encore malgré tout un champ d’action pour l’avenir.
Il ne s’en faut peut-être de pas grand-chose pour inverser la doxa sur la laïcité : une véritable volonté politique au plus haut niveau de l’État, qui peut toujours arriver à force de l’invoquer, un retour de la gauche dans le giron du camp laïque, qui serait déterminant pour parler à la jeunesse, deux trois artistes ou personnalités qui s’en seront laissés convaincre par l’un d’entre nous… J’y crois ! (Enfin, j’essaie.)















