Emmanuel Debono, rédacteur en chef
On pourrait se réjouir à première vue de l’insistance avec laquelle le thème de l’antisémitisme occupe les débats. Ce constat pourrait même nourrir le sentiment qu’une réflexion d’ensemble est enfin engagée, susceptible de déboucher sur des avancées significatives en matière de lutte contre ce phénomène. Voilà cette dernière enfin inscrite à l’agenda des partis politiques, acteurs décisifs d’une prise de conscience collective dans ce domaine…
Ces professions de foi à répétition tiennent pourtant davantage de la prophétie que l’on voudrait auto-réalisatrice que d’une quelconque volonté et d’une capacité à agir sur ce terrain. Des études pointent depuis des années le processus d’auto-invisibilisation des juifs dans la société française : dissimuler une kipa, une étoile de David, une mezouzah, un prénom ou un nom, des opinions… Un antisémitisme grimpant – à résonnance planétaire – est aujourd’hui à l’œuvre, à la fois insidieux et explosif, dont les pouvoirs publics eux-mêmes n’ont pas pris la mesure.
Faiblesse étatique
Éducation renforcée ? Certes mais l’histoire de l’antisémitisme, de ses dynamiques et de ses formes actuelles – pas plus que celles du racisme – ne fait toujours pas l’objet d’un enseignement particulier. Les enseignants ? Leur rôle stratégique est constamment rappelé – et le poids de leurs responsabilités aggravé – face aux grands fléaux, sans que la formation ne fasse l’objet d’un plan ambitieux, à la hauteur des besoins.
La loi ? Elle garantit toujours aux délinquants antisémites, multirécidivistes, l’examen attentif, pour ne pas dire l’exégèse, de leurs propos et discours de propagande, pour que ne soit pas porté atteinte à la liberté d’expression ! Oui, les délits à caractère raciste et antisémite que sanctionne la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse devraient être, depuis longtemps, intégrés dans le code pénal. La police, la justice ? Il manque toujours un plan de formation d’envergure de tous les acteurs de la chaîne pénale pour que l’antisémitisme et ses formes codées, de plus en plus nombreuses et sophistiquées, ne passent pas au travers des mailles du filet.
Les réseaux sociaux ? Ils sont plus que jamais le déversoir du ressentiment et des haines anonymes, le réceptacle d’une violence qui porte les esprits à ébullition et favorise le passage à l’acte. La modération y est défaillante, voire inexistante comme sur X.
Il faut regarder la réalité en face : l’antisémitisme est librement exprimable dans notre pays. Il suffit pour cela d’emprunter des chemins de traverse, d’avoir recours à des formes cryptées, atténuées, à des circonlocutions ou des non-dits… Il suffit d’exciper de l’humour, de l’ignorance, de ses intentions pures ou, au contraire, de fustiger l’esprit mal tourné de ceux qui s’offusquent, et de les accuser d’instrumentalisation politique.
Paroxysme
L’antisémitisme ne fait pas figure d’intrus dans la campagne électorale. C’est une constante de notre vie politique et sociale, de longue date. Le terrorisme islamiste provoque des pics d’antisémitisme. Le rejet de l’immigration inspire des réactions antisémites, mais aussi, le déclassement et la révolte sociale – avec le temps fort des gilets jaunes –, la pandémie et les politiques sanitaires, l’agression russe de l’Ukraine, jusqu’aux événements au Proche-Orient, avec ses crises et guerres, dont l’une des conséquences systématiques est la menace qu’elle fait peser sur la sécurité de citoyens français, sommés de condamner Israël et de disparaître.
L’antisémitisme ne fait pas figure d’intrus dans la campagne électorale. C’est une constante de notre vie politique et sociale, de longue date.
C’est donc assez naturellement que le thème de l’antisémitisme, dans les tractations électorales actuelles, s’est érigé en pierre d’achoppement autant qu’en arme de disqualification. Parce que l’inquiétude atteint son paroxysme chez les juifs et chez tous ceux qui craignent, plus que jamais, pour les défenses collectives. Parce qu’il est devenu évident que les discours officiels, à la manière de mantras républicains, ne convainquent que les convaincus. Parce que les moyens mis en œuvre par l’État se sont révélés très limités ou inadaptés. Parce que les partis politiques dans les multiples recompositions de ces dernières années témoignent d’une incompétence et d’une inconsistance flagrantes en la matière.
Faillites
Le Rassemblement national est parvenu à persuader une partie de la population qu’il n’existait aucun lien entre son histoire, son héritage, son actualité et l’antisémitisme ? C’est une faillite collective. Une partie de la droite de gouvernement se rallie à l’extrême droite, nonobstant le racisme, l’antisémitisme, la xénophobie et le complotisme qui rongent celle-ci ? C’est un décrochage remarquable d’une partie du camp républicain.
La France insoumise parvient à convaincre les partis traditionnels de gauche qu’elle constitue un allié politiquement fiable alors qu’elle nourrit l’antisémitisme depuis des années ? C’est une défaite de la gauche démocratique et républicaine. Ces mêmes partis affirment qu’il n’y a pas d’antisémitisme structurel au Nouveau Front populaire ? Il faudrait donc se réjouir qu’aucun parti de la coalition n’ait effectivement pas inscrit un statut des juifs à son programme ?! Mais pourquoi ne pas pousser l’exigence politique en questionnant sévèrement les conséquences d’un soutien à un parti qui fait campagne, depuis des mois, sur un antisionisme obsessionnel, radical et éradicateur ?
L’affaissement des partis se conjugue à la trop faible ambition de la parole et des pouvoirs publics en matière de refus de l’antisémitisme. Car avant d’être l’objet d’une lutte, en paroles et en mesures programmatiques, l’antisémitisme doit faire l’objet d’un refus, sans compromis ni compromission. On ploie ces derniers jours sous les auto-déclarations d’immunité et les auto-absolutions. Elles sont sans portée et ne convainquent que celles et ceux que cela arrange d’y croire. Car la faiblesse du discours anti-antisémite transpire partout, jusqu’à la mise en équivalence, dans le programme du Nouveau Front populaire, de l’antisémitisme et de l’ « islamophobie » – préférée à celle de « racisme anti-musulmans » – , qui fait entrer dans le langage des responsables de gauche un cheval de Troie islamiste. Le diable se loge aussi dans le détail et la complexité de batailles terminologiques qu’ignore ou feint d’ignorer une partie de la classe politique.
En 2024, tout le monde combat l’antisémitisme, mais personne ne parle vraiment de la même chose. En d’autres termes encore : l’antisémitisme est partout, les antisémites nulle part !
L’intense cogitation opportuniste des états-majors dans le contexte présent est-elle malgré tout de nature à faire émerger une meilleure prise en compte du fléau antjuif ? Rien n’est moins sûr lorsqu’un grand nombre de responsables politiques s’abstiennent de tout inventaire critique de leurs défaillances. En d’autres mots, en 2024, tout le monde combat l’antisémitisme, mais personne ne parle vraiment de la même chose. En d’autres termes encore : l’antisémitisme est partout, les antisémites nulle part !
Changer d’exutoire
S’extraire de cette grande confusion, exacerbée par la géopolitique et la crise politique, serait indispensable pour avancer de façon manifeste sur ce chantier ; qu’au moins, le monde politique, les acteurs publics, le monde associatif, les enseignants ou encore les juges parlent à peu près de la même chose. C’est là un défi d’envergure, qui doit rappeler la singularité de l’antisémitisme – que d’aucuns tiennent à confondre avec le racisme pour mieux le dénaturer et l’éclipser –, dont les manifestations dans la vie sociale confinent à une irrationalité apparente (mais d’une solide logique interne), et à l’abstraction, en faisant du « juif » l’alpha et l’oméga d’un monde dérégulé : le juif, objet fantasmatique d’une éternelle plasticité ; l’antisémitisme, refus absolu de la part d’altérité qui loge en chacun de nous, rejet du doute et de l’incertitude au profit d’un principe explicatif clé en main, parfait exutoire des peurs et des frustrations, dont la longévité historique atteste l’efficacité.
Pourquoi dès lors changer d’exutoire, pour quel autre et à quels frais ? Ce sont ces questions, simples mais exigeantes, qui nous sont posées collectivement, hier comme aujourd’hui. Toutes formes d’amenuisement, de relativisation ou de travestissement des problématiques profondes qu’elles soulèvent, dans les politiques publiques comme dans l’approche générale du phénomène, nous condamnent à l’impuissance et à des catastrophes sans fin. Mais elles nous condamnent aussi, et cette réalité n’a jamais paru aussi claire qu’aujourd’hui, à voir la République, la démocratie et les notions de vérité et d’humanité commune régresser dramatiquement.