Gaëlle Atlan Akerman, journaliste
D’abord relativiser. Souvenez-vous. Ce procédé qui claustrait la réflexion et atteignait les systèmes immunitaires intellectuels. Celui qui avait marqué l’ère hanounesque avec la pensée façon pâte à modeler, celle de la grande confusion qui confondait victimes et bourreaux ; cette ère dans laquelle la Shoah était trop souvent convoquée au point de devenir pour beaucoup un crime parmi les autres1Dans K-larevue.com, Saul Friedländer revient sur les derniers travaux de Dirk Moses. L’historien australien affirme qu’il est temps d’abandonner la foi dans la singularité de la Shoah et les obligations qui en découlent pour la remplacer par une vérité nouvelle : la Shoah n’est qu’un crime parmi tant d’autres.. Le relativisme s’y exprimait alors en oblique, avec le « oui mais » après les attentats contre la rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. Il s’est glissé, à partir du 7-Octobre, dans l’expression « contextualisation », alors même que les terroristes suppliciaient encore leurs victimes dans le cadre d’une offensive armée des forces palestiniennes sur la politique d’occupation du gouvernement Netanyahou2Communiqué de presse de La France Insoumise 7 octobre 2024.,selon les termes des Insoumis. Les liens de causalités étaient discutés mais les faits étaient encore vus.
Des rues Saint-Guillaume et d’Ulm aux campus américains, les étudiants semblent tous atteints de scotome, ce trouble de la vision caractérisé par la survenue de taches noires ou au contraire lumineuses et éblouissantes dans le champ de vision.
Tache noire, donc, pour le 7-Octobre. Zones lumineuses, en revanche, générées par le récit du Hamas à l’image de ces invectives lancées par les néo-manifestants pro-palestiniens aux militants de l’UEJF devant Sciences Po fin novembre. Après la minute de silence en hommage aux victimes palestiniennes, celle pour les victimes et otages israéliens est couverte de sifflets. Cette fois, c’est le silence qu’on rompt pour ne pas entendre.
Pas de 7-Octobre, pas de victimes
Les victimes israéliennes ont grandement été invisibilisées, et ce malgré les images qui surgirent sur nos écrans, quelques heures à peine après le début des attaques terroristes. Dès la mi-journée, nous découvrions Naama Levy3À ce jour, Naama Levy figure toujours parmi les otages., jeune israélienne kidnappée, menottée, visage tuméfié, entrejambe tachée de sang, tendon d’Achille mutilé, sommée de monter dans une jeep, encadrée par de jeunes hommes. Plus tard, ce sont les images de femmes âgées enlevées qui apparaissent sur nos écrans et puis ce corps jeté à l’arrière d’un pick-up : celui de Shani Louk, inconsciente, entourée d’hommes, démembrée, exhibée comme un trophée de guerre.
Aussi insoutenables soient-elles, ces images n’ont pas suscité de réactions officielles de la part des organisations féministes représentatives, pourtant si promptes à voir, croire et à dénoncer la violence patriarcale et les (« micro ») agressions sexistes. Leur silence fut encore plus assourdissant lors de la marche contre les violences sexuelles organisée, comme chaque année, le 25 novembre par le collectif féministe « Nous toutes ». Un cortège dédié aux victimes israéliennes impulsé par le collectif « Nous vivrons »4Collectif engagé contre l’antisémitisme créé au lendemain du 7-Octobre. a dû être immobilisé en raison de heurts qui ont éclaté. Quelques minutes avant, des militants l’avaient hué aux cris de « sionistes ».
Fin novembre, les crimes sexuels avaient pourtant été rapportés et documentés par des reporters5Tribune de Sarah Barukh dans L’Express, 22/11/23 « #Metoo… sauf pour les juives » : le cri d’alarme d’une militante féministe – L’Express (lexpress.fr).Juliette Hocheberg, 17/11/23 Viols et mutilations sexuelles sur des Israéliennes le 7 octobre 2023 : des témoignages glaçants, une enquête difficile – Marie Claire. Laure-Mai Gaveriaux le Parisien, le 26/11/23 « Ils ont arrêté lorsqu’ils m’ont crue morte » : le calvaire d’Esther, violée et mutilée par les terroristes du Hamas – Le Parisien. Emmanuel Razavi, Paris Match 7/2/24 Crimes sexuels du Hamas : enquête sur l’attaque du 7 octobre (1/2) (parismatch.com) & Crimes sexuels du Hamas : ce qu’ont vécu les prisonnières israéliennes à Gaza (2/2) (parismatch.com).. Le #MeToo Unless you are a Jews6MeToo à moins que vous soyez juive. évoquait déjà l’effacement en cours.
Tout aussi assourdissant fut le silence des artistes si promptes, elles aussi, à transformer les cérémonies en tribunes. Ainsi, à la cérémonie des César, le 23 février dernier, la réalisatrice Kaoutar Ben Hania implorait l’arrêt du « génocide filmé en live stream » en taisant les scènes de barbaries filmées en GoPro par les terroristes eux-mêmes. Ce soir-là, 130 otages étaient encore retenus par le Hamas. Cette fois, exit la « contextualisation ». Et de libération, il n’en fut même pas question. Même devant une Agnès Jaoui récompensée pour l’ensemble de sa carrière, touchée personnellement7Deux membres de sa famille son morts dans les attaques du 7 octobre et 3 autres sont otages. par les attaques terroristes de ce samedi noir.
Pas de 7-Octobre, pas d’otages ni de crimes
Au festival de Cannes, du 14 au 25 mai dernier, Judith Godrèche impose #MeToo avec son court-métrage « Moi aussi ». Cette histoire de violences sexuelles se télescope avec les images diffusées le 22 mai sur les réseaux sociaux : trois minutes, extraites d’une vidéo de deux heures filmées par des membres du Hamas, montrent ces jeunes femmes, certaines le visage en sang, assises à terre en pyjama, mains attachées dans le dos.
Pas un mot sur le sort de ces jeunes filles lors de cette semaine cannoise durant laquelle les actrices ont pourtant rivalisé d’astuces couturières pour témoigner leur solidarité avec les victimes palestiniennes. La sororité trébuche sur le pavé de la Croisette.
Ne pas voir et regarder seulement ailleurs, c’est aussi le message du cliché « Tous Les Yeux sur Rafah »8L’image générée par intelligence artificielle montre des rangées de tentes de réfugiés jusqu’à l’infini est accompagnée du slogan « All eyes on Rafah pour protester contre une frappe israélienne sur un camp de déplacés de la bande de Gaza., généré par intelligence artificielle et partagé par 47 millions de personnes en quatre jours. En réponse, une autre image : « Où étaient vos yeux le 7 octobre ? » Elle représente un terroriste armé du Hamas debout devant un petit bébé aux cheveux roux, faisant référence à Kfir Bibas, le plus jeune otage israélien dont le premier anniversaire fut symboliquement « fêté » par ses parents le 17 février dernier. L’image est relayée par des millions de comptes sur Instagram en moins de 24 heures mais disparaît le soir même des occurrences sans explications immédiates de la part d’Instagram. La société Meta expliquera finalement cette disparition par un problème technique, résolu par la suite. « Où étaient vos yeux le 7 octobre ? » est de nouveau en ligne. La question, elle, reste sans réponse.
Pas de 7-Octobre, pas d’humains ni de frontières
L’effacement des frontières est, lui aussi, en cours. From the river to the Sea, le credo des néo-militants pro-palestiniens, inscrit dans la charte du Hamas, est scandé au nom de la paix. « De la mer au Jourdain », signifie purement et simplement la suppression de l’État d’Israël. L’humoriste Inès Reg va jusqu’à publier en story Instagram9La story a été retirée 30 mai par Inès Regh. une carte sur laquelle Israël a totalement disparu pour être remplacé par un drapeau palestinien, illustration concrète du slogan du Hamas qui « annule et remplace ».
D’invisibilisation en effacement, certains franchissent d’autres pas. Le député LFI Aymeric Caron10« De manière évidente Gaza a montré que non, nous n’appartenons pas à la même espèce humaine. Il y a des soutiens qui ne seront jamais pardonnés car ils ont montré la pourriture dans l’âme de certaines personnes, parfois même dont on se sentait proches » Amyeric Caron,X, 27 mai 2024. a ainsi déclaré sur X, après la tragédie de Rafah, qui suscita une très vive émotion : « De manière évidente Gaza a montré que non, nous n’appartenons pas à la même espèce humaine ». Des propos qui pointent la responsabilité de l’État hébreu alors que l’enquête est en cours au moment où il écrit ces mots.
Le grand effacement semble avoir gommé les faits et les visages des otages. Ne pas voir, tout en étant sincèrement indigné… C’est la posture de nombreux jeunes comme ces élèves d’un lycée des Hauts-de-Seine, qui participaient à un concours d’éloquence et qui étaient invités à répondre à cette question : « Croire en un monde meilleur, est-ce être naïf ? » Sur les quinze lycéens en lice, sept ont bien sûr parlé du drame qu’ils voient en story : Gaza, Rafah. Et ces nombreux enfants meurtris. Pas un seul mot sur le 7-Octobre. Une date même pas prononcée. Silence sur les victimes, les corps mutilés, les otages, hommes, femmes, enfants, personnes âgées, enfants11Chiffres communiqués par Tous7octobre, association créée après la scission du collectif 7 octobre..
En enjambant la funeste séquence du 7-Octobre, les néo-militants pro-palestiniens ne voient plus rien côté israélien et ont élargi la tache noire de leur trouble visuel. Il y a donc un enjeu et une urgence à remettre au monde ces victimes effacées.
C’est l’objectif d’un ouvrage collectif, récemment paru, 7 octobre, manifeste contre l’effacement d’un crime12Sarah Fainberg, David Reinharc (dir.), 7 octobre, manifeste contre l’effacement d’un crime, Paris, Éditions Descartes, mai 2024.. « À force de contextualiser, explique David Reinharc, l’un des directeurs de l’ouvrage, les victimes et les otages ont été effacés. Il faut examiner ce négationnisme d’atmosphère qui a dilué les crimes du 7 octobre ».
Aucune victime ne mérite d’être effacée. Ni israélienne, ni palestinienne. L’effacement ne sera jamais un chemin vers la paix.