Ornella Guyet, journaliste
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Au colloque « L’Europe et la Palestine » qui s’est tenu les 13 et 14 novembre dernier dans les locaux du Centre arabe de Recherches et d’Études politiques (Carep), officine financée par le Qatar, on a cherché en vain l’angle israélien dans l’analyse d’un (presque) introuvable 7-Octobre1L’intégralité des débats est accessible sur la chaîne YouTube du Carep : journée du 13 novembre / journée du 14 novembre 2025.. Il a beaucoup été question, en revanche, des responsabilités aggravées de l’Europe dans les massacres, qu’ils s’agissent de ceux commis par la « résistance palestinienne » ou, surtout, de ceux commis par l’armée israélienne dans le cadre d’un projet qualifié de « génocidaire ».
Certains panels laissaient présager d’évidentes dérives. Ce fut le cas du panel 6, « Réseaux d’influence et intérêts économiques », où Shir Hever, coordinateur de la campagne d’embargo militaire au sein du mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) a décrit les intérêts communs entre l’Union européenne et Israël en matière d’armement comme allant « au-delà du simple lobbying et de la corruption, même si cela en est bien sûr une partie importante ». Les fameux « lobbies » avaient auparavant été évoqués par Azmi Bishara, directeur général du Carep et membre du conseil exécutif de l’Arab Center for Research and Policy Studies situé à Doha (Qatar), qui mentionna dans son discours d’ouverture le « lobby israélien » ou encore « Israël et ses lobbies ». Andrea Teti, professeur associé de sciences politiques à l’Université de Salerne, y fit aussi référence lors du huitième panel consacré aux « responsabilités de l’Europe, de l’échec d’Oslo à la destruction de Gaza ». Une dénonciation prêtant à sourire lorsque l’on songe aux milliards de dollars dépensés par le Qatar pour promouvoir sa vision du monde dans de nombreuses universités à travers le monde.
L’enjeu de la Nakba
La notion de « Nakba continue » est le corollaire logique de l’accusation de « génocide »2Inventé en 1948 par l’historien chrétien Constantin Zurayk, le terme arabe « Nakba » signifie « cataclysme » ou « calamité ». Il désigne dans un premier temps l’incapacité des États arabes à détruire le jeune État juif puis dans un second temps l’exode des civils palestiniens. La Nakba qualifie désormais le départ forcé ou volontaire de 750.000 Palestiniens. En 1949, les deux tiers restent sur le territoire de l’ancienne Palestine mandataire, tandis que les autres trouvent refuge au Liban, en Syrie, en Transjordanie et, en petit nombre, en Égypte. Lire notamment Georges Bensoussan, Les origines du conflit israélo-arabe (1870-1950), PUF, Que sais-je ?, 2023.. Elle a été, avec celle de « colonialisme de peuplement », l’une des plus mises en avant au cours du colloque. La Nakba demeure en soi un épisode historique à l’historiographie controversée, dans la mesure où elle voit s’affronter principalement deux thèses opposées, l’une parlant d’un départ volontaire des Arabes au moment de la guerre de 1948-1949, l’autre d’expulsions dans un contexte de violence. Les faits sont évidemment plus complexes et entremêlés, dans un contexte de guerre qui provoque, pour reprendre les termes mêmes du comte Bernadotte, alors médiateur de l’ONU, l’éloignement de leurs foyers d’ « un nombre inquiétant de personnes »3Le comte Bernadotte écrivait ceci : « Les hostilités qui se sont déroulées en Palestine ont contraint un nombre inquiétant de personnes à s’éloigner de leurs foyers… L’avenir de ces réfugiés arabes est l’un des problèmes litigieux et sa solution présente de graves difficultés. L’exode des Arabes de Palestine a été provoqué par la panique résultat de combats… ou par des rumeurs rapportant des actes de terrorisme réels ou supposés, ou a été dû à des mesures d’expulsion. » (Texte cité dans « Le dossier Palestine » de la Ligue internationale pour le droit et la libération des peuples, La Découverte, p. 106).. De cette complexité, il ne fut pas question au colloque du Carep où la seconde thèse (l’expulsion systématique) s’est imposée comme un postulat toujours à l’œuvre dans la géopolitique actuelle. Pourtant, de la Bosnie au Kosovo, en passant par la Syrie assadienne, l’exode massif des civils des zones de combat est patent.
Pour Isaías Barreñada, professeur à l’Université Complutense de Madrid (panel 4), il existe un continuum de la « Nakba de 1948 à la Nakba de Gaza », comme il l’affirme dans l’un de ses articles. L’expression « Nakba de Gaza » est aussi employée par sa collègue Sonia Boulos du Centro de Estudios Árabes Contemporáneos (Cearc), homologue du Carep en Espagne, dans un article sur le « G-Word4Le terme « génocide » est ici désigné comme un mot tabou, en ce qui concerne son application dans le cadre de la guerre mené par Israël contre le Hamas à Gaza. L’expression « G-word » fait référence au « N-word » utilisé en substitution de « nigger », mot qui ne doit pas être cité aux États-Unis, dans une optique politique correcte. ». Abdel Razzaq Takriti, historien de la Rice University, estime quant à lui (panel 2) qu’il faut « insister sur le fait que la Nakba se poursuit. » Takriti ajoute : « Nous devons comprendre qu’il s’agit d’un continuum colonial, d’un processus structurel. Ce n’est pas un événement isolé. Et ce que nous voyons aujourd’hui à Gaza est étroitement lié à ce qui s’est passé en 1948. » Takriti est catégorique : « la Nakba doit cesser. Il ne suffit pas de la commémorer, il ne suffit pas d’en parler. Nous devons y mettre fin dès maintenant. »
L’idée « d’inverser la Nakba » – envisagée dans les milieux militants comme une version palestinienne de la Shoah – apparaît comme une version radicale du fameux « droit au retour », qui revient sans le dire à remettre en cause l’existence même d’Israël. Barreñada l’exprime plus clairement encore dans une publication : « une paix juste passe par une inversion de la Nakba. » Dans cette perspective, un colloque comme celui du Carep constitue un moment privilégié pour qu’infuse à feu doux, dans le mouvement militant et avec la caution universitaire, la thèse d’un État fondamentalement illégitime. Cette démarche s’appuie nécessairement sur le travestissement de l’histoire. « Comprendre et démontrer la logique génocidaire qui sous-tend le projet colonial sioniste est essentiel pour pouvoir le démanteler », tel est la manière de voir de Barreñada.
Israël, État « suprémaciste »
Complément logique de tout ceci, Israël a été présenté à plusieurs reprises pendant les journées des 13 et 14 novembre 2025, non seulement comme un « État colonial » coupable « d’apartheid » et de « génocide », mais aussi comme un État « suprémaciste ». La preuve ? Les droites extrêmes européennes le soutiennent ! Le silence aura été fait, au cours de ces deux jours, sur le soutien exprimé par bien d’autres tendances et courants politiques, notamment à gauche. Lors du panel 8, Andrea Teti croit bien résumer la situation en décrivant Israël comme un État fascisant sinon fasciste. À l’écouter, on se figure assez bien des défilés de chemises noires ou brunes dans les rues de Jérusalem et de Tel-Aviv :
« Ainsi, indépendamment des justifications avancées pour recourir à la violence dans le cadre de la politique étrangère, […] le maximalisme et le suprémacisme d’Israël sont motivés par des stratégies fondées sur la mobilisation de masse. Comment la politique est-elle encadrée, articulée, gouvernée, contrôlée par la mobilisation de masse ? Bien sûr, de manière maximaliste, suprémaciste, donc toujours plus à droite. Cela aide à expliquer le glissement politique d’Israël vers l’extrême droite et son recours croissant et sans précédent à la violence. »
Pour Álvaro Oleart (panel 5), chercheur postdoctoral en science politique à l’ULB, « l’imaginaire de l’Europe reste très colonial, très ancré dans une conception de l’Europe comme blanche et liée à l’Occident. C’est pourquoi Israël est en quelque sorte considéré comme un avant-poste de l’Occident. Et je pense que cela aide, dans une certaine mesure, à comprendre certaines réactions. »
Omran Shroufi (panel 4), chercheur postdoctoral à la Vrije Universiteit Brussel, auteur d’un exposé sur l’évolution des partis d’extrême droite en Europe dans leur rapport à Israël, cède logiquement à cette vision globalisante :
« Israël sert effectivement de modèle en tant qu’exemple actuel du modèle d’État nativiste préféré de l’extrême droite. Dans les travaux universitaires sur l’extrême droite, on évoque la manière dont celle-ci souhaiterait établir une ethnocratie, une démocratie qui ne servirait que les intérêts d’un seul groupe ethnique désigné. On pourrait dire qu’Israël, dans un certain sens, met cela en pratique et constitue aujourd’hui une sorte de modèle florissant de ce à quoi pourrait ressembler une ethnocratie. »
Mais rien n’aura égalé, au cours de ces journées, les propos de Francesca Albanese sur le « Grand Israël », une théorie du complot dont elle est décidément très friande. Après avoir exprimé son soutien au mouvement BDS et évoqué, sans le citer, « l’État épicentre du système impérialiste dans lequel on est des vassals [sic] », la Rapporteuse spéciale de l’ONU sur les territoires palestiniens occupés a conclu son exposé par la thèse suivante :
« Je pense que le problème aujourd’hui, c’est de comprendre ce qu’est le Grand Israël. […] Quand on regarde les ministres israéliens qui viennent même ici, en brandissant des cartes du Grand Israël qui vont du Nil à l’Euphrate. On me dit : « non, mais ça ne va jamais se passer, qu’Israël puisse faire aux autres ce qu’il a fait aux Palestiniens. » Non, parce qu’en fait, ce n’est pas l’élargissement des barrières, des frontières territoriales, le projet de Grand Israël. Le projet de Grand Israël, c’est un projet de domination. C’est le contrôle économique, c’est le contrôle politique, c’est le contrôle à travers les moyens de communication et les armes […] qui ont été aussi perfectionnées sur la peau des Palestiniens. Et voilà, et c’est déjà en train de s’épanouir. »
La domination, le contrôle… comme un sentiment de déjà entendu.
Petits arrangements avec l’histoire
Le colloque a témoigné d’enjeux historiques sous-jacents. Le fait, par exemple, pour certains intervenants, d’évoquer un « peuple palestinien » avant les années 1960-1970, comme l’a fait Abdel Razzaq Takriti dans le panel 2 : « La déclaration Balfour, combinée à son intégration par Churchill dans les termes du mandat, a ouvert la voie à un nouveau cadre de discussion sur la Palestine, un cadre légaliste qui utilisait une lecture biaisée de l’histoire des promesses britanniques pendant la Grande Guerre pour marginaliser les Palestiniens. » Ou encore la description par Leïla Seurat, dans le cadre d’une interview à Contretemps, de Yahyia Sinwar, le défunt leader du Hamas, comme ayant souhaité « mener un combat pour la libération nationale », ce qui relève d’un complet contresens au regard des objectifs fondamentaux du Hamas5« Michaël Prazan : « Pour le Hamas, le projet de création d’un État palestinien est fondamentalement illégitime » », propos recueillis par Ornella Guyet, Le DDV, 2 avril 2025..
Que ce soit lors du colloque ou dans leurs écrits, Dimitris Bouris, Azmi Bishara, Abdel Razzaq Takriti et Omar Jabary Salamanca, pour ne se limiter qu’à quelques noms, assimilent également les Palestiniens, c’est-à-dire les Arabes de Palestine, à des « indigènes » ou à des « autochtones », pour mieux pointer l’illégitimité de la présence juive issue du mouvement sioniste, assimilé à un « colonialisme ». Pourtant, l’immense majorité des Juifs et des Arabes vivant aujourd’hui entre la mer Méditerranée et le Jourdain sont les descendants de colons, de travailleurs ou de réfugiés arrivés depuis la fin du XIXe siècle.
Les parallèles assumés avec d’autres expériences coloniales trouvent aussi rapidement leurs limites, surtout lorsqu’il s’agit d’expliquer par l’Algérie le soutient de l’Union européenne ou de la France à Israël. Ainsi, pour Dimitris Bouris, « les hiérarchies coloniales ne sont pas seulement une question d’histoire. Elles continuent d’accompagner la manière dont l’UE perçoit cette région, et en particulier la Palestine ». La doctorante en sociologie Clara Denis Woelffel (panel 6) abonde en ce sens :
« Le colonialisme de peuplement, dans sa traduction française, a donc remplacé une population autochtone par une population allochtone, selon une logique d’élimination théorisée par Patrick Wolfe6Lire Daniel Szeftel, « Du « colonialisme de peuplement » au « génocide ». Sur les obsessions antisionistes de Francesca Albanese », Le DDV, 17 novembre 2025.. Utiliser ce cadre théorique pour analyser la position française relative à la colonisation de la Palestine offre un déplacement qui pourrait sembler pertinent, celui de s’intéresser au soutien d’un état historiquement colonisateur comme la France à un état activement engagé dans un projet de colonialisme de peuplement, ici Israël. »
Le fait qu’Israël soit peuplé de Juifs issus majoritairement du monde arabo-musulman est évidemment tu. La Nakba des Juifs d’Orient, soit 99% des 850.000 Juifs du monde arabe, est tout simplement oubliée. Le Juif est blanc ou n’est pas.
Et que dire de la sortie de Takriti caricaturant les justifications bibliques de la présence juive dans la région au sein du mouvement sioniste : « Qui étaient les Palestiniens pour rejeter la volonté de Dieu ? » ? Et de s’autoriser un propos si peu pondéré pour un universitaire : « la Palestine était considérée comme une terre usurpée par les envahisseurs arabes musulmans pendant près d’un millénaire et demi. En vertu de la loi de préséance, cette terre appartenait prétendument aux descendants des Israélites ».
Mais Takriti est visiblement un habitué des diatribes, lui qui, ailleurs, ne renâcle pas à une diabolisation décomplexée d’Israël :
« C’est incroyable (…) quand ils vous disent : comment osez-vous boycotter Israël (…) Le boycott est le moins que vous puissiez faire lorsque vous êtes confronté à un régime colonial maléfique comme l’État d’Israël. Et j’utilise délibérément le mot « maléfique » ici. Parce qu’un régime qui repose sur la privation totale des droits civiques, le contrôle et la domination d’un groupe de personnes, tout en se posant constamment en victime et en accusant quiconque tente de perturber cette domination d’être raciste, discriminatoire, c’est incroyable ! Ce genre de régime est un régime maléfique. »
L’enseignant a pu soutenir également, dans des vidéos postées sur Instagram, qu’Israël n’avait aucun droit de tuer, même dans le cadre d’un conflit, des hommes en âge de combattre, ou encore que ce sont « les sionistes » qui auraient introduit le terrorisme au Moyen-Orient, y compris les attentats suicides, dans l’entre-deux guerres. Lui aussi est un activiste déterminé, qui milite au moins depuis 2014 pour faire avancer sa vision de la cause palestinienne sur les campus britanniques.
La faible marge des voix nuancées
Notons enfin que si les intervenants les plus virulents n’ont jamais été interpellés, ni par les modérateurs, ni par le public, sur certaines affirmations des plus contestables, il n’en a pas été de même pour certains des invités ayant choisi de tenir des positions plus équilibrées. Nous évoquions le cas de l’historien Lorenzo Kamel dans un précédent article. Également présente dans le premier panel, Rina Cohen Muller, professeur à l’Inalco, aura ainsi dû se justifier longuement pour avoir osé affirmer qu’au XIXe siècle, la vieille ville de Jérusalem était peuplée d’une majorité de Juifs7Justus Reid Weiner, « Is Jerusalem Being « Judaized »? », Jewish Political Studies Review, no 15:1-2, mars 2003., au prétexte que ce n’est plus le cas aujourd’hui. Même Henry Laurens a dû venir à sa rescousse…
(À suivre)













