Propos recueillis par Alain Barbanel et Emmanuel Debono
(Entretien paru dans Le DDV n°682, mars 2021)
DDV : Vous avez longtemps habité aux États-Unis. Quelle analyse faites-vous de la victoire de Joe Biden dans un contexte où le parti démocrate est tiraillé, voire déchiré entre une aile qui se veut très progressiste et très proche des revendications identitaires, et les courants classiques, plus au centre ?
Corinne Narassiguin : Joe Biden a gagné largement contre Donald Trump, parce qu’il a su mobiliser, de l’aile gauche radicale démocrate et des activistes du mouvement Black Lives Matter contre les trumpistes noyautés par les suprématistes blancs, jusqu’aux électeurs républicains qui voulaient se débarrasser de Trump et revenir à une forme de normalité, en passant par les classes ouvrières qui s’étaient détournées des démocrates dans les swing states où la désindustrialisation a fait des ravages. Il doit maintenant effectivement tenir ce grand écart. Au départ l’urgence des crises multiples à traiter lui permettra de trouver des solutions bipartisanes, qui sont son inclination naturelle, tout en satisfaisant suffisamment les plus radicaux de la Squad autour d’Alexandria Ocasio-Cortez. Mais son plus grand défi, et celui de Kamala Harris, déjà candidate présumée pour 2024, sera de réduire les profondes fractures nationales dans la durée, sans fragmenter le parti démocrate.
Voyez-vous des analogies entre la situation du parti démocrate américain et celle de la gauche française ?
Le bipartisanisme américain permet d’enjamber la diversité des courants qui en France se traduit par une dispersion partidaire. Le contexte électoral est très différent. Mais en France comme aux États-Unis, la gauche doit inventer un projet de société capable de rassembler ses différentes composantes sur ses combats essentiels, pour la justice, l’égalité, l’émancipation, la démocratie, pour répondre à l’urgence écologique. Un projet qui réconcilie le besoin de radicalité des ambitions avec l’impératif de crédibilité des solutions. Tout cela en combattant diverses formes de populisme nourris de fake news, de complotisme et souvent de nationalisme raciste et xénophobe.
Dans un récent entretien au Point, vous dénonciez la « tentation identitariste » de la gauche et vous l’invitiez à prendre ses distances. Comment expliquez-vous historiquement cette « tentation » ? S’agit-il à vos yeux d’un reniement des combats universalistes ?
Il me semble qu’il y a deux phénomènes convergents. D’une part, il y a le développement en France de courants intellectuels largement inspirés par les champs d’études sociologiques américains et les stratégies électorales du parti démocrate américain, qui portent des politiques des minorités fondées sur les particularismes identitaires et la victimisation, plutôt que sur une affirmation d’égalité des êtres humains par-delà leurs différences. Dans ce cas la remise en cause des principes universalistes est indéniable.
D’autre part, certains de nos concitoyens sont désabusés par un modèle d’intégration français qui n’a pas tenu ses promesses. Malgré les avancées dans le droit et dans les faits, les discriminations de toutes sortes persistent dans notre société. Pour eux, la devise républicaine Liberté, Égalité, Fraternité sonne creux, car elle ne se traduit pas suffisamment dans leur quotidien. Je pense qu’il s’agit moins d’un rejet du modèle universaliste que de l’attraction d’un nouveau discours plus radical, qui exprime mieux leurs colères et leur exigence de justice. Cette convergence entre ces deux phénomènes est facilitée par le silence gêné d’une grande partie de la gauche, clairement universaliste mais effrayée à l’idée de s’engager sur un terrain largement confisqué par la droite dure et l’extrême droite, celui de l’identité et du sens de la citoyenneté française. La vision républicaine universaliste est et reste très majoritaire au sein de la gauche française, mais elle est politiquement absente depuis trop longtemps. C’est pour cela que je l’appelle à s’affirmer.
Quel est votre sentiment concernant l’idéologie décoloniale et les accusations de « racisme d’État » en France ? Quel regard portez-vous sur la France républicaine d’aujourd’hui ?
Je pense que l’idéologie décoloniale est dangereuse. On peut étudier des processus historiques, qui apportent un éclairage intéressant sur la structure actuelle de nos sociétés, sur le poids de l’histoire dans nos constructions sociales. Le problème est d’en faire une idéologie. On divise alors le monde entre dominants et dominés, selon des caractéristiques plus biologiques que sociologiques. On interprète toutes les interactions humaines à travers ce prisme exclusif. Quel est le sens de cela, sinon de perpétuer l’essentialisation qui nourrit le racisme, le sexisme et autres hiérarchisations de catégories de personnes qui ont justifié le colonialisme et le patriarcat ? Il y a des racistes en France, oui, sans aucun doute, et cela dans toutes les classes sociales et dans tous les milieux professionnels. Mais il n’y a pas de « racisme d’État » dans la France d’aujourd’hui. Nos lois et nos institutions ne sont pas racistes. Nous ne sommes pas les États-Unis de la ségrégation, ni l’Afrique du Sud de l’apartheid, ni la Chine d’aujourd’hui qui met les Ouïghours en esclavage. Dire le contraire est irresponsable. La France républicaine est fracturée, par les inégalités sociales et territoriales croissantes, par la persistance des discriminations, par des interrogations existentielles sur les identités. Elle subit la menace du terrorisme islamiste. Elle est au bord de la rupture. Mais la seule réponse possible, c’est une République française qui affirme ses principes et qui tient ses promesses.
Dans une tribune au Monde, vous écriviez : « Je suis une femme noire et je suis contre le concept de « privilège blanc ». » N’est-il pas pourtant effectivement avantageux d’être « blanc » en France, comme l’indiquent certaines enquêtes sociologiques ?
Il est certain qu’un homme blanc hétérosexuel cisgenre en pleine force de l’âge et n’ayant aucun handicap, ne subit probablement pas de discriminations. Mais ne pas être victime de discrimination n’est ni un privilège ni un avantage. C’est la normalité à laquelle chacune et chacun devrait avoir droit. C’est cela le sens des combats universalistes. Là encore, le problème est de réduire des personnes à leur couleur de peau pour soi-disant lutter contre le racisme. Vous êtes « blanc » ? Alors vous êtes raciste ou complice du racisme, même à votre insu. Vous êtes autre chose que « blanc » ? Alors vous êtes nécessairement victime, que vous le sachiez ou pas. Avec ce genre de raisonnement, la vision raciale du monde a de beaux jours devant elle…
Au sujet du « privilège blanc », vous parlez d’un « contre-sens historique » pour celles et ceux qui, en France, veulent plaquer le modèle américain sur la France…
Aux États-Unis, le « privilège blanc » était une réalité juridique avec la ségrégation jusque dans les années 1960, et est restée une réalité politique avec l’existence légale des mouvements suprématistes blancs. On l’a bien vu avec la présidence Trump. L’utilisation de ce concept dans les combats militants antiracistes américains peut donc se comprendre. En France, le mot « privilège » est historiquement associé à la Révolution française, et donc à la notion de privilèges économiques et patrimoniaux à abolir. Certains mots ont un sens symbolique et un poids historique. Être « blanc » n’est pas un privilège à abolir. Les nombreux Français « blancs » qui subissent de plein fouet des difficultés économiques et sociales ne se sentent pas du tout « privilégiés ». Comment voulez-vous les embarquer dans le combat antiraciste si vous cherchez à les culpabiliser parce qu’ils sont « blancs » ? Ne tombons pas dans le piège dans lequel les démocrates américains se sont longtemps enfermés, où on met en concurrence le combat contre les inégalités économiques et sociales et le combat contre les discriminations. Dans la France des ronds-points comme dans la France des quartiers, nous devons unir les combats contre les injustices et les inégalités.
Vous dites que ces approches sont « dangereuses et graves ». Est-ce une position unanime au sein du parti socialiste ? Cette réaffirmation d’un ADN et d’un héritage universalistes suscite-t-elle des réactions et des débats internes ?
C’est une position qui ne fait pas débat aujourd’hui, sauf peut-être de manière très marginale. Mes prises de positions publiques sur ces sujets ont suscité beaucoup de réactions positives, aussi bien chez les cadres et élus du parti que chez les militants.
Cette position est effectivement vue comme la réaffirmation de notre héritage culturel universaliste, dans la fidélité à notre histoire pour la construction de la République.
Votre engagement en faveur des droits des femmes et de la laïcité est ancien au sein de votre parti. Ces deux combats sont-ils liés à vos yeux ?
Ces deux combats sont liés mais distincts. Il faut être très prudent lorsqu’on mêle les deux, pour éviter les amalgames. La laïcité n’est pas un féminisme. Se battre pour l’égalité entre les femmes et les hommes, c’est donner les moyens aux femmes de faire des choix libres, y compris par conviction religieuse ou en dépit de celle-ci. C’est donc le champ laïc qui permet de mener les combats pour les droits des femmes sur le plan politique, celui de la liberté et de l’égalité, et non sur le plan des valeurs religieuses. Mais il ne faut pas confondre respect de la laïcité et droits des femmes. Pour prendre un sujet où la confusion est récurrente, on peut reconnaître le droit d’une femme musulmane à porter le voile, au nom de la laïcité, tout en se battant contre le rapport au corps de la femme que ce vêtement symbolise, au nom du féminisme.
La ligne du parti socialiste est-elle désormais claire et univoque sur la définition de la laïcité ? Quelle est-elle ?
Nous avons tout simplement réaffirmé l’esprit de la loi de 1905. Cette ligne ne fait pas débat. Nous l’avons constaté lorsque le Bureau national du PS a unanimement refusé, sur proposition d’Olivier Faure, de s’associer à la marche dite « contre l’islamophobie » de novembre 2019, car ses organisateurs récusaient les lois laïques de la République. La laïcité, c’est une liberté, et c’est d’abord du droit, pour protéger les croyants comme les non croyants. C’est le droit de croire ou de ne pas croire, sans aucune pression. C’est à la fois la neutralité de l’État vis-à-vis des religions, et un cadre juridique permettant les combats pour l’émancipation individuelle et collective.
Que pensez-vous du projet de loi confortant le respect des principes de la République ? Le parti socialiste s’est-il impliqué sur ce projet ? Quelle est votre approche sur ce sujet ?
Ce projet de loi est un rendez-vous manqué. Il prend le problème par le petit bout de la lorgnette, de manière punitive et avec une vision dure, fermée, des principes républicains. Il ne faut pas confondre fermeté et fermeture, autorité et autoritarisme. Par ailleurs, quelques ajustements législatifs ne suffiront pas à raccommoder la société. Ce texte semble davantage conçu pour hystériser le débat ou servir d’outil de communication politique que pour résoudre véritablement les problèmes. Nous avons, dès début décembre, fait des propositions concrètes pour porter une vision plus globale, un projet plus large, à la hauteur des enjeux. La République est une promesse à tenir. Se réapproprier ses valeurs et ses principes est essentiel, mais ne suffit pas. Il faut aussi déployer des politiques publiques ambitieuses et innovantes, qui impliquent tous les acteurs de la société, pour lutter contre toutes les inégalités et toutes les discriminations. Il y a aussi une bataille culturelle à mener contre tous les replis identitaires. Il s’agit de redonner du sens à l’appartenance à la communauté nationale.
Selon vous, ces questions risquent-elles d’être au cœur des débats lors des prochaines élections présidentielles ?
La crise économique et sociale précipitée par la pandémie sera l’enjeu majeur des élections de 2022, et l’urgence écologique est toujours là. Mais, on l’a vu avec les manifestations antiracistes ces derniers mois, la question de l’identité et des discriminations restera un sujet clé. D’autant que les populismes en tous genres continueront à faire leur miel de nos fractures républicaines. Pour faire société, trouver les solutions solidaires aux crises actuelles, il faut avoir retrouvé le sens d’un destin commun, d’une appartenance pleine et entière à la même République. À mon avis, porter ou non une vision forte et claire de la République peut faire la différence entre une candidature gagnante ou perdante.
Quels moyens la gauche que vous représentez entend-t-elle mobiliser pour rassembler sur ses propres positions ?
Nous, socialistes, avons lancé un travail de construction ouverte de notre projet, en invitant toute la gauche et les écologistes à venir challenger et enrichir nos propositions, confronter nos projets respectifs. C’est dans le débat ouvert que nous pourrons renforcer nos convergences et dépasser nos divergences pour construire ensemble une stratégie gagnante pour 2022. Nous avons conscience que le chemin est difficile et qu’il faut le tracer en avançant. Mais sans rassemblement, nous avons déjà perdu. Et ce n’est pas acceptable. Pour la gauche bien sûr, mais surtout pour la République et pour les Français.