Catherine Kintzler, philosophe, professeur d’université honoraire*
À l’école publique, on comprend facilement que l’abstention en matière de croyances, d’incroyances et d’opinions doit s’appliquer aux personnels – ce sont des agents publics –, mais pourquoi s’appliquerait-elle aussi aux élèves ? La question fut déjà posée en 1989 lors de la première affaire dite « du voile » : ne faut-il pas considérer les élèves comme des « usagers » non astreints au principe de laïcité, lequel vaut pour la puissance publique ? On irait donc à l’école comme on va chercher un papier au guichet, ou comme on bénéficie d’un « service » ; et pour cela le slogan commercial est valide : « Venez comme vous êtes ».
Garantir les élèves contre les pressions idéologiques
À la suite du travail de la Commission Stasi, la loi de 20041Loi du 15 mars 2004 interdisant aux élèves des établissements scolaires publics l’affichage ostensible d’une appartenance religieuse. interdit aux élèves d’arborer des tenues ou des signes religieux ostensibles : on leur demande, durant le temps scolaire, une réserve qu’ils n’ont pas à observer dans l’espace civil ordinaire. Cela ne les met pas exactement sur le même plan que les personnels, mais cela signifie que l’école, vue du côté des élèves, n’est pas un lieu ordinaire assimilable à une portion de la société civile où peuvent s’afficher les opinions en tant que telles. Il faut rappeler que le ministre de l’Éducation nationale Jean Zay avait déjà avancé cette réponse avec les circulaires de 1936 et 1937. Non, l’école publique n’est pas un espace de simple jouissance du droit comparable à l’espace civil commun.
D’abord n’oublions pas que les élèves de l’école publique sont pour la plupart des mineurs, rassemblés dans un espace clos ; il faut donc les garantir contre les pressions idéologiques, y compris celles qu’ils peuvent exercer les uns sur les autres2Le Code de l’éducation (article L 141 5.2) a, depuis, précisé : « L’État protège la liberté de conscience des élèves. Les comportements constitutifs de pressions sur les croyances des élèves ou de tentatives d’endoctrinement de ceux-ci sont interdits dans les écoles publiques et les établissements publics locaux d’enseignement, à leurs abords immédiats et pendant toute activité liée à l’enseignement. ». Pourquoi devraient-ils subir un ou des affichages que leurs parents n’approuvent pas nécessairement ? Accepter cet affichage à l’école en prétextant qu’on l’étend libéralement à toutes les religions, ce serait prétendre que la normalité est d’avoir une religion et inviter chacun à s’y inscrire : la puissance publique prendrait alors une option sur la conscience d’élèves mineurs. Et si on admet l’affichage religieux, pourquoi refuser l’affichage politique ?
Devenir élève et vivre une autre vie
Mais un aspect fondamental de la question excède le cadre strictement juridique. L’école publique primaire et secondaire est soustraite à l’espace civil ordinaire en vertu de ce qui s’y fait, parce qu’elle fait partie des dispositifs constitutifs de la liberté, parce qu’elle accueille des libertés en voie de constitution. Il ne s’agit pas d’un simple « service » au sens courant du mot. On ne vient pas à l’école pour consommer un bien en une transaction extérieure de laquelle on ne sort nullement transformé, qui n’exige aucun travail sur soi-même : on y vient pour construire sa propre liberté. L’intériorité de chacun y est engagée. Les savoirs sont au cœur de l’école et c’est cela qui, d’abord, est libérateur et laïque : par nature ils échappent à toute instance extérieure, ils tirent leur autorité de leur propre puissance. Un enfant qui comprend une opération d’arithmétique ou la structure d’une phrase n’obéit à aucune autre autorité que celle de son propre entendement. Or une telle appropriation des savoirs demande un parcours critique, un moment de détour.
On ne vient pas à l’école pour consommer un bien en une transaction extérieure de laquelle on ne sort nullement transformé, qui n’exige aucun travail sur soi-même : on y vient pour construire sa propre liberté.
Ce n’est pas en faisant défiler différentes positions devant les élèves qu’on les instruit et qu’on arrive à construire quoi que ce soit, ni en leur disant « il y a différentes communautés et chaque communauté est respectable », pas davantage en invitant chacun à s’identifier en termes d’appartenance. Aucune liberté ne peut résulter d’un tableau figé reposant sur le principe de l’assignation, sauf à confondre la liberté avec l’identification à un prêt-à-penser ou avec celle d’un consommateur qui compose sa pizza en picorant des ingrédients apprêtés mis à sa disposition.
Une mise à distance de ce que l’on croit penser, de ce que l’on croit être est nécessaire pour tout le monde, aussi bien pour l’enfant du médecin ou du cadre que pour celui de l’ouvrier ou du paysan, pour celui du chômeur. Un moment où on fait un pas de côté, en suspendant son éventuelle appartenance, un moment où le doute est requis afin d’installer l’esprit de libre examen. Et cela se prépare par un acte visible, une sorte de rite qui rappelle concrètement cette nécessité : en franchissant le seuil de l’école, un enfant devient un élève, il vit une autre vie. Cela ne signifie pas qu’on doit rompre avec son appartenance, avec sa communauté, mais qu’il y a un moment où on n’a affaire qu’à sa propre pensée pour comprendre et s’approprier les éléments de l’humaine encyclopédie.
L’école, un lieu abrité des « proximités »
Il suffit de lire les conclusions du rapport de la commission Stasi de 2003 issues des auditions auxquelles elle a procédé3https://medias.vie-publique.fr/data_storage_s3/rapport/pdf/034000725.pdf notamment le § 4.2.2.1., de lire le rapport Obin de 2004, pour comprendre que la loi de 2004 était nécessaire. Et oser prétendre aujourd’hui que cette nécessité n’est plus à l’ordre du jour, c’est tout simplement s’agenouiller devant des injonctions politico-religieuses de plus en plus insistantes. Le « moment 2004 » répondait à ce qu’on pouvait encore considérer comme des tests : aujourd’hui il s’agit d’offensives caractérisées.
Avec cette loi, on dispose d’une règle claire, très bien écrite et parfaitement adaptée aux évolutions4Comme le montre l’interdiction, justifiée, de l’abaya. Il faut noter que l’expression « loi sur le voile », qu’on entend souvent, est inappropriée : la loi est générale.. Cette règle doit être expliquée par un dialogue sur le terrain, mais ce n’est pas pour qu’elle soit négociée, c’est pour qu’elle soit appliquée. En outre, il ne s’agit pas à proprement parler de l’application du principe de laïcité strict : les signes religieux discrets ne sont pas visés. Et qu’on ne vienne pas dire que les élèves musulmans seraient la « cible » privilégiée : la loi est générale.
La loi concrétise de façon quasi rituelle une alternance, la distinction des espaces : l’élève sait qu’il doit quitter un affichage religieux ostensible en entrant dans l’établissement scolaire public, mais il sait aussi qu’il peut le remettre en en sortant. Cette respiration lui fait vivre l’inverse de ce que lui ferait vivre un intégrisme qui demande l’uniformité partout, tout le temps.
On ne souligne pas assez combien cette loi a une valeur éducative. En refusant de prolonger l’assignation sociale ou communautaire des élèves, l’école leur offre une double vie, un lieu abrité des « proximités ». La loi concrétise de façon quasi rituelle une alternance, la distinction des espaces : l’élève sait qu’il doit quitter un affichage religieux ostensible en entrant dans l’établissement scolaire public, mais il sait aussi qu’il peut le remettre en en sortant. Cette respiration lui fait vivre l’inverse de ce que lui ferait vivre un intégrisme qui demande l’uniformité partout, tout le temps. Ceux qui prétendent que cette loi « uniformise » avouent par-là soit une grande confusion d’idées, soit une grande détestation de la législation républicaine.
Introduire une respiration par la distinction concrète des espaces, redonner à l’école sa sérénité afin que puissent s’y effectuer l’appropriation des savoirs et l’élargissement de l’horizon à ce que l’humanité a fait de mieux : voilà l’utilité principale de la loi du 15 mars 2004.
* Catherine Kintzler est l’auteur notamment de Penser la laïcité (Paris, Minerve, 2015, 3e éd.). Elle anime le site Mezetulle.