Karan Mersh, philosophe
J’ai eu ces derniers jours quelques élèves dérangés par le fait que je puisse exprimer ma tristesse au sujet des violences terroristes en Israël. J’avais bien précisé que je ne portais aucun jugement général sur un conflit des plus complexes de l’histoire contemporaine. Il m’est ainsi apparu que la crainte des victimes civiles qu’allait provoquer la réponse militaire israélienne pour libérer les otages et s’en prendre aux terroristes islamistes, était jugée compréhensible mais ne justifiait en rien, aux yeux des élèves, l’expression d’une émotion particulière concernant les massacres perpétrés.
Dans mon esprit, il était juste question, pourtant, de se révéler sensible à l’horreur qui a frappé un nombre considérable de civils avec une violence des plus abominables. Les réactions de ces élèves se sont en réalité rapprochées de celles de supporters d’une équipe sportive. Critiquer l’action sanglante du Hamas, cela revenait à laisser l’équipe adverse remporter le point. Ils ne semblaient pas envisager qu’il puisse y avoir des Gazaouis opprimés par le Hamas, qui n’auraient pas fait leur sa doctrine maximaliste.
Dans cette vision dichotomique, le Hamas, appréhendé comme synonyme de « peuple palestinien », incarne le camp des victimes, des dominés, dont la « résistance » est par essence légitime. Ainsi, qu’importe le degré d’ignominie des atrocités commises, il est inféré par principe qu’Israël, le « dominant », l’ « oppresseur », a nécessairement fait pire auparavant et qu’il s’agit d’une juste cause.
Suspension de l’empathie
Le plus étonnant ce n’est toutefois pas cette pesée truquée mais le fait qu’elle parvienne à engendrer une suspension totale de l’empathie. Un communiqué de la Licra, publié dans ce contexte, a parlé à ce sujet d’un « nouveau nazisme ». Ce point m’a fait tiquer un premier temps. Je sais la Licra réticente à puiser à la légère dans ce champ sémantique.
Les faits documentés par de nombreux témoignages, images, et déclarations des attaquants permettent de situer ces actes dans le registre de la barbarie. Des femmes, des vieillards, des nourrissons ont été tués, éliminés, comme si aucune humanité ne leur était reconnue. La volonté d’éradication seule guidait le bras des tueurs. Elle a opéré sous couvert d’une haine radicale inspirée par un intégrisme religieux. C’est en tant que juifs ou traîtres, alliés aux premiers, que ces Israéliens ont été assassinés. Il y a bien là un rapport étroit avec l’esprit exterminateur et génocidaire du nazisme.
Les élèves auxquels je fais allusion ont des qualités humaines indéniables et n’ont, cela va sans dire, rien en commun avec les fanatiques du Troisième Reich ! L’idéologie qui tente de s’imposer à ces jeunes esprits est en revanche des plus perverses et des plus déshumanisantes. Ces derniers sont d’autant plus malléables qu’ils sont pétris de certitudes, comme le sont souvent les adolescents. Ces jeunes ne méritent pas d’être abandonnés à cette idéologie mortifère.
Le regard de ces jeunes filles, profondément impassible devant l’évocation des suppliciés israéliens, leurs congénères de la rave-party, m’a fait froid dans le dos. Il se serait embué à l’évocation de la moindre souffrance d’une personne non israélienne. Il ne s’agissait pas d’une perte d’empathie, mais d’une empathie radicalement sélective. Cela m’a fait penser aux paroles de Primo Levi : « Son regard ne fut pas celui d’un homme à un autre homme ; et si je pouvais expliquer à fond la nature de ce regard, échangé comme à travers la vitre d’un aquarium entre deux êtres appartenant à deux mondes différents, j’aurais expliqué du même coup l’essence de la grande folie du Troisième Reich. » L’idéologie nazie excède cette suspension de l’empathie. Mais l’idéologie commence son travail dans les consciences bien avant de les avoir retournées. Elle détruit non seulement l’idée, mais aussi les réflexes les plus spontanés, les plus élémentaires d’une humanité commune.
Ces autres fois…
Le professeur ne doit pas s’attendre à pouvoir dérouler ce qui devrait aller de soi sans être contredit. Recadrer avec fermeté et donner les arguments qui éveilleront la réflexion du plus grand nombre fait partie de l’exercice pédagogique habituel. Mais ces journées d’enseignement, après l’attaque du 7 octobre, ont fait écho à d’autres, au cours desquels j’ai eu la stupeur de constater le défaut de ces bases élémentaires, présumées communes.
Il y a eu la fois où une élève s’est exclamée que le Mossad, aidé des policiers français, conduisait le camion lancé sur la foule de Nice lors du 14 juillet sanglant. Il y a eu cette autre fois où un élève est venu me voir pour m’expliquer qu’il ne fallait pas critiquer l’esclavage en Mauritanie, puisque son correspondant y avait des esclaves « qui étaient bien plus heureux que s’ils avaient été libres » (sic). Il y a aussi eu, lors d’un échange instauré à la suite de l’assassinat de Samuel Paty, quatre élèves tombés en pleurs à la vue de Cabu apparaissant dans une séquence vidéo dédiée à la rédaction de Charlie Hebdo. Cabu, le « Sheitan », (« Satan » en arabe), entendis-je…
Il y a eu également celle qui s’est effondrée en pleurs lors d’un cours sur l’art, confessant qu’elle écoutait de la musique, ce qui, selon ses dires, la priverait du paradis… Je repense aussi à cet élève passionné de manga qui m’a expliqué avoir décroché tous les posters de sa chambre, car les dessins de visages attiraient les djinns. Il y a eu encore ces deux filles défendant les propos de l’imam Abou Houdeyfa, sur les femmes dont l’absence de voile marquait l’absence d’honneur, et qui ne devaient pas s’étonner en conséquence d’être abusées par les hommes. Ces élèves se sont exclamées qu’il fallait bien que les hommes puissent rappeler aux femmes quel était le droit chemin de la pratique religieuse.
Aujourd’hui, il y a aussi ces élèves français, justifiant le massacre de jeunes du même âge, venus danser en hommage à la paix. Le combat universaliste que nous menons, est aussi un humanisme. Il est autant nécessaire qu’éprouvant.