Par Clément Arambourou, professeur de Sciences économiques et sociales
Monsieur le Professeur au collège de France,
Je ne suis pas professeur d’Histoire-Géographie, je ne suis donc pas un des destinataires prioritaires de votre Lettre[1]. Néanmoins, en tant que professeur de Sciences économiques et sociales, je suis comme d’autres de mes collègues au lycée – je pense notamment aux professeurs de Philosophie – susceptible de prendre en charge l’Enseignement moral et civique.
Je me suis donc senti concerné par vos adresses aux enseignants abordant les questions de liberté d’expression. J’avais donc déjà pris connaissance de vos premiers textes. En ce premier week-end des vacances de printemps, vous donnez deux entretiens à deux journaux – à savoir le journal du soir Le Monde et le journal catholique La Croix. J’ai donc supputé que votre insistance tenait à l’importance du message que vous entendiez délivrer, ce qui explique mon attention pour ces deux publications.
Dans votre ouvrage, vous rappelez que vous écrivez pour affirmer que « la critique des religions, si nécessaire soit-elle, n’exige pas l’outrage gratuit ; la liberté d’expression, l’un des biens les plus précieux pour préserver la démocratie, ne peut être érigée en absolu. » Qui peut être en désaccord avec ces propositions ? Une liberté n’est ni générale, ni absolue, cela est certain, et personne de sérieux n’a, à ma connaissance, demandé d’assimiler la critique des religions avec l’outrage aux croyants. Ce ne sont pas ces idées que j’entends discuter. Ce ne peut d’ailleurs être elles qui motivent vos écrits car vous n’auriez pas tant insisté pour énoncer de tels truismes.
J’ai l’impression à vous lire que votre discours vise avant tout à dénoncer les abus de la liberté d’expression et que cette volonté vous pousse à énoncer différentes thèses assez bancales tant vous vous laissez emporter par votre subjectivité.
Ainsi, dans les pages du Monde, vous déclarez que « La liberté d’expression tend aujourd’hui à étouffer ou absorber la liberté de croyance ». De par ma formation en sciences sociales, je considère qu’une affirmation aussi hardie se doit d’être appuyée sur des preuves particulièrement solides. J’ai donc consulté votre ouvrage pour savoir quels étaient les faits qui vous permettaient d’affirmer cela. Il ne pouvait s’agir que d’éléments juridiques ou de pratiques sociales par lesquelles ce que vous appelez la liberté de croyance se trouvait largement remise en question en France. Je n’ai rien lu de tout cela. J’ai donc dû me rendre à l’évidence : cette affirmation particulièrement forte selon laquelle, en France, la liberté d’expression remettrait profondément en cause la liberté de croyance n’est appuyée sur aucune donnée.
Dans les pages du Monde ainsi que dans celles de La Croix, vous revenez tout comme dans votre ouvrage sur la distinction que vous qualifiez de « spécieuse » entre la critique des croyances et la critique des personnes croyantes. Je reste dubitatif. En effet, cette distinction est bien faite par les juges français et c’est en ce sens que la présentation de la caricature par Samuel Paty n’aurait pu en aucun cas faire l’objet d’une condamnation en justice. Vous laissez néanmoins entendre que Samuel Paty aurait comme la dessinatrice Coco abusé de la liberté d’expression. En effet, vous défendez « le droit de juger que certaines [caricatures] ne sont pas seulement blessantes pour les croyants (ce que la jurisprudence autorise) mais se livrent à un outrage gratuit (ce qu’elle exclut) » (La Croix). Mais vous n’êtes pas juge ni même juriste (d’autres que moi vous l’ont rappelé). Ce que vous jugez contraire au droit sur la liberté d’expression est parfaitement conforme à notre droit positif. Ici encore, vous entendez faire passer pour un jugement académique ce qui n’est qu’un jugement personnel sur les usages non pas légaux mais légitimes (du moins à vos yeux) de la liberté d’expression.
C’est toujours dans le journal La Croix que vous affirmez « qu’en encourageant […] la diffusion de caricatures antireligieuses […] au sein de l’école, l’État rompt avec le principe de neutralité qui est au cœur de la laïcité ». Lorsque les programmes scolaires invitent à étudier les textes mythologiques polythéistes ou monothéistes ou bien les œuvres artistiques et architecturales d’inspiration religieuse, il n’y a aucunement rupture avec l’impératif de neutralité de l’État. Il en va ici de même. En effet, il ne s’agit en rien de l’imposition de convictions athées voire antireligieuses au nom de la liberté d’expression, simplement de la présentation de dessins qui appartiennent à notre actualité douloureuse sur laquelle il convient de réfléchir, dessins que les enseignants jugeront bon ou non d’exploiter dans le cadre de la liberté pédagogique qui est la leur. Ici, vous prenez encore une fois pour la réalité vos fantasmes concernant les usages abusifs de la liberté d’expression.
À vous lire, on a surtout l’impression que vous voulez nous dire que le cours de Samuel Paty était condamnable du fait de la conception de la liberté d’expression sur laquelle il reposait. En ce sens, il semble que vous appeliez à libérer à votre suite une vague de critiques contre ceux qui peuvent selon vous mal user de la liberté d’expression Il me semble pourtant que ces critiques existent à foison dans l’espace politique français. Elles sont un point de convergence pour ceux qui à gauche sont prêts à toutes les compromissions pour défendre un certain islam comme religion des opprimés et ceux qui à droite veulent imposer une identité française traditionnelle et catholique.
Permettez-moi donc de vous dire que j’ai l’impression que c’est vous qui commettez un abus lorsque vous profitez de la position qui est la vôtre pour diffuser à un corps enseignant qui ne vous a rien demandé vos interprétations fort discutables qui ne sont que des jugements de valeur mal déguisés concernant une liberté d’expression qui heurte votre sensibilité personnelle.
Je terminerai cette lettre en vous rappelant que faire des sciences sociales, c’est énoncer des propositions cohérentes appuyées sur des faits dûment constatés. Ce n’est pas noircir du papier avec des indignations floues dont la recevabilité repose sur une familiarité avec le sens commun demi-savant et pseudo-critique. À le suivre, les victimes des actes terroristes islamistes n’auraient fait que provoquer leurs funestes destinées en rajoutant l’offense à l’existence de populations opprimées, populations qu’il conviendrait de protéger contre les mauvais usages de la liberté de communiquer certaines pensées.
Dans l’attente de lire à nouveaux vos travaux, notamment lorsqu’ils s’appuient sur une méthodologie rigoureuse, qu’ils concernent vos domaines de compétence et qu’ils sont évalués par vos pairs également compétents en la matière, je vous prie de recevoir, Monsieur le Professeur au collège de France, l’expression de mes salutations les plus respectueuses.
Clément Arambourou
[1] François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, Paris, La Découverte, 2021.