Zhang Zhang, violoniste et entrepreneure sociale, membre de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, fondatrice de ZhangOMusiq
Article de la rubrique « Un archet et des flèches », paru dans Le DDV n°688, automne 2022
Un récit entendu lorsque j’étais enfant m’a profondément marquée. Il a été raconté à mes parents par une jeune femme avec laquelle ils s’étaient liés d’amitié après un concert à Bangkok. Je me souviens seulement de son prénom, Indah – elle nous avait expliqué qu’il s’agissait d’un nom traditionnel en Indonésie mais que des habitants d’origine chinoise l’avait également adopté. J’ai oublié son visage, mais son histoire est demeurée gravée dans ma mémoire. Ses ancêtres avaient émigré en Indonésie depuis le sud de la Chine vers la fin de la dynastie Qing. Quand Indah est née, sa famille avait déjà bien réussi socialement et possédait plusieurs commerces prospères. Mais à partir de la fin de l’année 1965, des tueries encadrées par les forces armées s’enchaînent à la suite de la tentative de coup d’État du 30 septembre imputée au Parti communiste indonésien. Les militants communistes ne seront pas les seules victimes de ce massacre de masse.
Survivre au massacre de sa famille
Un soir, alors qu’elle était une petite fille de 11 ans, Indah a été réveillée au milieu de la nuit par des cris et des bruits de courses. Dehors, des hommes armés de gourdins, de torches et de machettes tapaient sur le portail en hurlant des insultes telles que « Dégagez les porcs chinois ! Tuez les chiens chinois ! »
Sa mère s’est précipitée pour les cacher, elle et son petit frère, dans un vieux coffre en bois utilisé pour conserver le thé. Elle leur a demandé de se taire jusqu’à ce qu’elle revienne les chercher. C’est la dernière fois qu’Indah a vu sa mère. Le lendemain, lorsque le bruit extérieur s’est enfin calmé, elle et son frère ont appelé leur maman et leurs grandes sœurs, mais personne n’a répondu. Lorsqu’ils se sont finalement décidés à sortir, ce qu’ils ont vu était pire que tous les cauchemars qu’ils auraient pu faire. La maison avait été saccagée et partiellement brûlée. Dans diverses parties de la maison et du jardin, les corps mutilés de sa mère, de ses sœurs et d’un cousin venu leur rendre visite témoignaient d’atrocités que les mots ne sauraient décrire. « À l’université, j’ai eu l’occasion d’étudier les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, ce qui est arrivé à ma famille n’était pas si différent. » Elle avait dit cela calmement.
Perçus comme une minorité riche mais sans défense, les Indonésiens d’origine chinoise sont des proies faciles pour la foule et des boucs émissaires commodes pour le gouvernement local lorsque des troubles agitent la société.
« Mais pourquoi ? » Je me souviens que ma mère a posé la question avec un tremblement dans la voix.
« Pourquoi ? Parce que les Chinois en Indonésie ont été vus comme les juifs en Europe. Ciblés et blâmés dès qu’il y a des troubles politiques et des difficultés économiques. Notre réussite et notre richesse expliquaient cela, mais c’est surtout parce que ceux qui étaient au pouvoir ne se souciaient pas de ce qui nous arrivait. Les locaux savaient qu’attaquer les Chinois avait peu de conséquences, c’était facile. »
Le père d’Indah était en voyage cette nuit fatidique. Il a ensuite décidé d’abandonner l’entreprise familiale façonnée par plusieurs générations afin que ce qui restait de sa famille n’ait plus à revivre de telles horreurs. Il a emmené Indah et son frère en Thaïlande pour reconstruire leur vie. C’était une décision sage pour eux.
Le viol utilisé comme une arme
Vingt ans plus tard, j’ai découvert dans la presse un article consacré aux émeutes survenues en Indonésie en mai 1998, des violences similaires à celles dont la famille d’Indah avait été la victime. En quelques jours, des centaines de personnes d’origine chinoise ont été assassinées, leurs biens ont été confisqués ou détruits. Des femmes et des jeunes filles chinoises ont été systématiquement violées et mutilées ; beaucoup n’ont pas survécu aux attaques, certaines ont été brûlées vives, d’autres se sont suicidées par la suite, ne supportant pas le poids du traumatisme ou de la honte. Selon les témoignages, des bandes d’hommes en armes allaient de porte en porte dans le quartier chinois de Jakarta en criant : « Où est ta femme ? Où sont tes filles ? » Les agresseurs commençaient toujours par violer collectivement la plus jeune fille de la famille, devant ses parents, leurs frères et sœurs, avant de s’en prendre à une autre victime. Lors de ces émeutes, la plus jeune victime de violence sexuelle était une fillette de 9 ans qui n’a pas survécu à ce qu’elle a subi.
Selon les investigations lancées par des ONG humanitaires, la plupart de ces attaques ont été perpétrées avec la complicité d’autorités locales, gouvernementales et religieuses. Certaines forces de l’ordre y ont même participé activement, tandis que nombre de responsables politiques ont regardé, sans rien faire, la sinophobie s’emparer de la population.
De la stigmatisation jusqu’à la violence
Les Chinois vivent sur l’île de Java depuis près de mille ans, mais ils y sont encore considérés par nombre d’habitants comme des étrangers, voire des envahisseurs. La différence de tradition culturelle et l’appartenance à une communauté religieuse autre expliquent cette attitude de rejet. Or celle-ci est par ailleurs alimentée par le ressentiment que peut susciter la réussite économique de certains Chinois. Suspicions, persécutions et violences s’enchaînent dès lors à leur encontre. Perçus comme une minorité riche mais sans défense, les Indonésiens d’origine chinoise sont des proies faciles pour la foule et des boucs émissaires commodes pour le gouvernement local lorsque des troubles agitent la société. Même des musulmans indonésiens n’ayant qu’un seul lointain ancêtre d’origine chinoise ou dont l’apparence physique ressemble à celle d’un Chinois sont souvent la cible de harcèlements et d’attaques.
En observant la montée de l’antisémitisme en Europe, je ne peux m’empêcher de remarquer des similitudes avec les difficultés persistantes endurées par les Chinois d’Indonésie.
L’hostilité à l’encontre des Chinois est si ancrée dans la société indonésienne qu’elle s’y exprime au quotidien dans le langage courant. Des expressions populaires ont ainsi été forgées à partir du stéréotype d’un Chinois forcément riche et cupide : « une portion chinoise » signifie la plus grande part et « ça sent le Chinois » sert à désigner un article de luxe tout neuf.
N’importe quel événement peut dès lors susciter une nouvelle vague de sinophobie, y compris la politique de la Chine. Au nom de la lutte contre le communisme ou en protestation contre l’expansion économique de République populaire de Chine, les Chinois d’Indonésie sont systématiquement pointés du doigt, soit par l’État, soit par la population, souvent les deux. Et cela en dépit du fait que la plupart des Indonésiens d’origine chinoise n’ont jamais vécu en Chine, leurs ancêtres ayant quitté la Chine continentale bien avant l’établissement de la République populaire. S’ils se considèrent comme des Indonésiens à part entière, ce n’est pas le cas de la majeure partie de leurs compatriotes.
Une « question de temps »…
En observant la montée de l’antisémitisme en Europe, je ne peux m’empêcher de remarquer des similitudes avec les difficultés persistantes endurées par les Chinois d’Indonésie. Grotesque et délirant mais néanmoins dangereux, le mouvement souterrain de la haine antisémite ne cesse de prendre de l’ampleur. Et on ne peut que s’alarmer du discours ambigu de certains responsables politiques, de la stigmatisation à peine déguisée sur les réseaux sociaux, des agressions physiques, des complaisances vis-à-vis des discours de haine et du complotisme.
Moi-même, j’ai eu droit à un « Zhang Zhang tu n’es qu’une judéo-servile, j’espère que tu te noieras dans le sang des Palestiniens » pour avoir simplement retweeté un article sur l’antisémitisme. Il y a quelques semaines, j’étais même impliquée dans un « débat » surréaliste sur Twitter avec un universitaire ayant ouvertement nié l’authenticité d’un document sur les camps d’extermination nazis conservé à l’Holocaust Memorial Museum de Washington.
Au prétexte de la liberté d’expression, certains déversent publiquement leurs discours de haine. Et cela dans l’indifférence de trop nombreux leaders politiques et religieux dont le devoir devrait être d’assurer la paix dans notre société.
Les mots d’Indah me reviennent alors en mémoire : « Lorsqu’il est devenu acceptable et banal de nous cibler et de nous haïr, la violence qui s’en est suivie n’était qu’une question de temps. »
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