Jessica Choukroun-Schenowitz, enseignant-chercheur en psychopathologie clinique, psychologue clinicienne
Il y a un an, déjà à l’occasion de la manifestation pour la Journée internationale des droits des femmes, la rue parisienne nous fit assister à un spectacle impensable sauf à se projeter en pays orwellien. Nous étions déjà les spectateurs – et peut-être aussi les acteurs malgré nous – de cette dystopie réelle à laquelle on ne s’habitue pas, où « l’ignorance, c’est la force », la victime c’est le bourreau, la vérité c’est le mensonge et le fascisme c’est l’antifascisme. Ainsi, celles qui venaient dénoncer les viols subis par les femmes israéliennes, se firent traiter de « sales putes sionistes » et exfiltrer de la manifestation.
C’est que le 7 octobre 2023 a fait tomber quelques masques, pour faire dans l’euphémisme, a libéré les meutes, désinhibé les haines et autorisé toutes les dérives, toutes les paroles et toutes les contradictions. Il a révélé davantage encore cette faillite de la pensée qui se nourrit depuis longtemps de cette passion de l’ignorance et avec elle cette grille de lecture du monde binaire et réductrice s’illustrant dans la « convergence des luttes ».
Manifestement, il est tellement plus rassurant de pouvoir enfin nommer le mal, tous ensemble et en rang, que de penser la complexité et l’absurde et de se cogner à ce réel sans loi, que l’épidémie a du mal à se résorber.
Nous toutes sauf les juives, le retour
Rappelons d’abord que depuis le 7-Octobre, une meute haineuse n’a cessé d’insulter et de menacer de mort quiconque a manifesté le moindre soutien à la population israélienne : les femmes qui sont sorties du silence, journalistes ou humoristes entre autres, sont accablées d’insultes et menacées de viol ; les hommes eux, en plus d’être menacés de mort, ont gagné, en s’exprimant, de voir leur propre femme menacée de viol ainsi que leur famille1Cf. Témoignages du chanteur Vianney, de Tristane Banon ou encore de Sophia Aram ; la situation de l’animateur Arthur..
Il s’agit bien de choisir son camp ou de s’exposer au pire des harcèlements. Comme le délicieux Thomas Portes appelle littéralement à « mettre Israël au ban des nations », les féministes universalistes autoproclamées appellent à mettre les juives au ban des citoyennes.
Pendant que celle que l’on a hissée au rang de députée européenne diffuse les noms, et adresses s’il le faut, des personnes à abattre, sortes de fatwas en ligne, que les déclenchements d’articles 40 se multiplient de ce fait, quelques collectifs propalestiniens et autres gauchistes extrémistes2Urgence Palestine, Samidoun dont les militantes féminines ont rédigé le texte avec 30 signataires dont Paris 20 Antifa, Tsedek !, Jeune Garde Paris… préparent tranquillement mais sûrement leurs chasses aux juives des manifestations féministes à venir : articles dans des revues, affiches appelant à l’exclusion « des fascistes et des sionistes » et confection de petits papiers qui seront distribués le jour J avec pour texte : « La récupération de la manifestation par les collectifs Nemesis et Nous vivrons est une provocation des fascistes. PERSONNE NE PART TANT QU’ELLES SONT PRESENTES ».
Mais n’est-ce pas la journée internationale des droits des femmes qui est ce jour célébrée ? De Nice à Paris, les foules de ceux qui ne veulent pas voir s’élancent alors en rythme et non sans fierté dans leur action citoyenne. Il y flotte, parmi d’autres, le devenu très familier drapeau tricolore au triangle rouge à côté des slogans intersectionnels. Les quatre lettres « GAZA » sont bien visibles dans la foule, de même que celles qui composent les mots « APARTHEID », « OCCUPATION » et « GÉNOCIDE », écrits en majuscule, mais pas les cinq lettres de « HAMAS ». À Paris, l’on met ainsi en œuvre le blocus « antisioniste » face aux femmes du collectif Nous vivrons, auxquelles se sont ralliées celles de Femme Azadi. On y crie en chœur : « Sionistes, fascistes, cassez-vous ! C’est vous les terroristes ! ».
Bloquées plus de trois heures, interdites d’avancer puis finalement escortées par la police, celles-ci ont pu marcher, à l’écart du reste du cortège. Ce qui ne se fit pas sans heurts, bien sûr. Leur crime : rappeler les viols, les massacres de masse et les prises d’otages en Israël pour les dénoncer ; les voilements forcés, les viols, les tortures et les pendaisons en République islamique d’Iran pour les dénoncer.
Plaidoyer pour l’universalisme
Le collectif Nous vivrons est né après le 7 octobre 2023 face à l’effroi qui a saisi ses initiatrices « devant le silence d’une partie de la classe politique » et devant « l’utilisation du mot résistance pour qualifier les actes barbares d’une organisation terroriste ». Les valeurs de ce collectif affichées sur son site, tout comme sa Charte, sont les suivantes : une croyance « au débat démocratique et à la diversité d’opinions, en excluant tous les propos racistes et xénophobes qui n’aboutissent qu’à la haine et à la division », un attachement « viscéral à la République », une lutte pour « préserver la liberté, l’égalité et la fraternité », un plaidoyer « pour l’universalisme, colonne vertébrale de notre pensée, à laquelle nous ne dérogerons pas », et l’affirmation que les juifs de France ont toute leur part à prendre dans la construction de l’avenir de ce pays. Et enfin, le sionisme comme défense du « droit de l’État d’Israël à exister et à vivre en paix, aux côtés d’un État palestinien que l’on appelle de nos vœux ».
Les voilà les fascistes ! Ces citoyens qui ont repris la traduction du hai hébreu signifiant « la vie » pour nom et qui ont pour slogan : « Nous ne nous tairons plus et nous ne nous terrerons plus. »
Ce sont bien ces viols comme armes de guerre que dénoncent ces femmes, ces viols que les liberticides ne veulent ou ne peuvent reconnaître ni nommer.
Un an après donc, les néo-féministes radicales et autres anti-universalistes mettent tout en œuvre pour empêcher à nouveau certaines femmes de marcher le 8 mars au nom de ce qu’elles sont mais pas de ce qu’elles disent. Car ce sont bien ces viols comme armes de guerre que dénoncent ces femmes, ces viols que les liberticides ne veulent ou ne peuvent reconnaître ni nommer.
Et pour finir, quelle que soit la proportion de cette « majorité silencieuse » qui trouverait cela inacceptable, ce sont tout de même ces femmes juives qui se sont retrouvées parquées, bloquées et mises à l’écart. Répétons-le, il faudra s’en souvenir et bien le réaliser : au nom des femmes, on exclut et on empêche les femmes juives de défiler le 8 mars 2025 en France. Et au nom de l’antifascisme aussi. Ironie ou désespoir ?
Des corps et de la résistance
La « cause palestinienne » est revenue se loger encore, dans une manifestation pour les droits des femmes. Cette cause cible encore, et accuse toujours, « l’un des plus petits États de la planète, de la taille de la Bretagne »3Cf. Bruno Tertrais, La question israélienne, Paris, L’Observatoire, février 2025. dont 21% de la population est composée d’Arabes israéliens travaillant dans tous les domaines, de la médecine à la justice par exemple, et de ceux dont la vie leur a fait préférer ce côté de la frontière : où les femmes sont libres de se battre contre le pouvoir en place si elles le souhaitent, libres de leurs choix, de leur apparence et de leur pratique religieuse ou sexuelle4Cf. Témoignage de Sophia Khalifa, Arabe Israélienne, Shofar, YouTube..
Comme le disait Delphine Horvilleur lors d’un rassemblement à Paris pour les otages, « l’heure est à la résistance et ça va être le combat de notre génération ». Rien ne sert de hurler, il suffit de ne pas plier. Mais il faut répéter, inlassablement, malgré la grande fatigue que procure cette déliquescence, malgré ce cauchemar dont on ne voit pas la fin, à moins que l’on refuse de la penser, cette fin, tant la logique semble implacable.
Résister, c’est pouvoir marcher à contre-sens de la masse parce qu’elle chante à côté des extrémistes de tous bords qui refusent de penser. Résister, c’est aussi se planter debout et en silence en brandissant une simple pancarte « Rape is not resistance »5C’est ainsi que Karoline Preisler s’est fait connaître. au milieu des foules en keffieh, scandant le trop bien connu slogan génocidaire « From the river to the sea ». C’est encore et surtout ne pas faiblir pour rappeler le sens et l’histoire des mots mais aussi l’histoire tout court, la grande et toutes les petites qui font notre malheur chaque jour.
Résister, c’est pouvoir marcher à contre-sens de la masse parce qu’elle chante à côté des extrémistes de tous bords qui refusent de penser.
Car à l’issue du 8 mars, le « Nouveau Front Populaire » a tenu à féliciter « les militants antifascistes qui ont repoussé à la fois le collectif Nous vivrons, Némésis ET ces policiers qui ont choisi de soutenir les apprentis fascistes » concluant que « la lutte antifasciste est nécessaire, à la fois sur les réseaux et sur le terrain »6Tweet du 9 mars 2025 sur X.. Et parce qu’à LFI, on fait des listes de juifs et on trie entre les vraies féministes et les autres. Parce qu’à LFI, on choisit ses victimes et qu’un otage revenu après 491 jours d’emprisonnement, de maltraitances, et de tortures, le regard hagard et le corps décharné7Il s’agit de Eli Sharabi., rappelant les pires images de la Seconde Guerre mondiale, se range parmi les bourreaux.
Et pendant que tout ce monde – et bien d’autres – devaient regarder ailleurs, c’est le corps d’une femme palestinienne que le Hamas a rendu à la place de celui de Shiri Bibas, Israélienne kidnappée et assassinée à Gaza avec ses enfants Ariel, 4 ans, et Kfir, 8 mois et demi, les deux plus jeunes otages du monde. Après tout, ça vaut quoi un corps de femme pour ceux qui « aiment la mort plus que nous aimons la vie » ?
Pas-toutes féministes
Pas-toutes les femmes non plus ne devraient s’enorgueillir d’agir au nom des femmes. Mais elles le font quand même. Elles le font et s’autorisent même beaucoup à cette enseigne, des mises à mort sociales8Cf. « De quoi l’affaire Rousseau-Tondelier est-elle le nom ? », Sophia Aram, Le Parisien, 2 mars 2025. aux tweets qu’il eût été plus décent d’éviter. Car au nom du féminisme, on peut aussi organiser des procès et éliminer ses adversaires politiques. Comme au nom du « Bien », on peut faire de regrettables erreurs de calculs et servir ainsi on ne sait quelle cause… Au ministère de la Vérité, il n’est rien de plus urgent que de se débarrasser de ceux dont le comportement est « de nature à briser la santé morale des femmes »9La formule est de Sandrine Rousseau, EELV-NFP..
On peut ainsi, en grande dame verte, claquer la bise, grand sourire aux lèvres, à la députée européenne qui lance des fatwas en ligne puis au grand gourou en chef pour finir par enlacer Salah Hamouri10Membre de l’organisation terroriste FPLP. Manifestation d’octobre 2024. à la manifestation avec LFI, le lundi ; déclarer sur une radio publique que « 40% de la population de Gaza a été exterminée depuis octobre 2023 »11Prononcé le 12 janvier 2025 sur RTL par Marine Tondelier, qui a par la suite reconnu son erreur. le mardi. Et, toujours avec la même assurance de ceux qui ne doutent de rien, tweeter le mercredi les résultats d’un sondage édifiant précisant qu’au collège et au lycée, 16% des élèves ne veulent pas d’un juif pour ami12Sondage IFOP, 6 mars 2025 et article du Parisien relayé le 6 mars 2025 sur X par Marine Tondelier.. Mais on peut aussi, et en même temps, ne pas juger utile de dénoncer le sort que les islamistes de Gaza réservent aux femmes et aux enfants et danser gaiement avec les rappeurs antisémites ou ceux qui en France souffrent d’un sévère trouble obsessionnel compulsif judéophobe.
Non, le vrai féminisme nous dit-on, c’est de reconnaître au contraire que le voile est « un embellissement » selon l’autre cheffe des vertes et des pas mûres13Il faut encore reconnaître Sandrine Rousseau., et non pas un instrument politique de contrôle du corps et de la vie des femmes. Pendant ce temps, les Afghanes hurlent en silence et dans le noir, les Soudanaises se proposent d’elles-mêmes au viol pour épargner les plus jeunes et les Iraniennes qui résistent sont torturées de mille façons.
En 2025, le Nouveau Front populaire reste un affront à la dignité, à la morale, un obstacle à la paix sociale et un instrument qui participe à vider les causes de leur sens.
Nous ne sommes plus à une contradiction ni à une indignité près, il est vrai, chez cette gauche qui a fait « Front populaire ». Elle a fait front avec les antisémites de LFI, les voyous du NPA, qui sont aussi les liberticides qui ont refusé d’appeler à la libération d’un écrivain franco-algérien dont la mort en prison pour avoir exprimé ses opinions serait un drame supplémentaire pour nos consciences. En 2025, le Nouveau Front populaire reste un affront à la dignité, à la morale, un obstacle à la paix sociale et un instrument qui participe à vider les causes de leur sens.
L’absurde et la langue
Ainsi ceux qui dénoncent l’indéfendable sont taxés d’extrémistes de droite, ceux qui défendent la laïcité sont taxés d’islamophobes, et les Français juifs sionistes sont taxés de fascistes. La masse qui ne pense pas mais qui crie et assigne à exclusion, projette sa propre radicalité sur ceux qui la dérangent par leurs propos et leur liberté de penser. Et c’est une lutte à mort, une guerre psychologique violente.
Dans ce chaos politique où tous les coups sont permis, où la censure dépend de qui parle et non de ce que l’on dit, nos boussoles ont perdu le nord. Voilà que le RN se retrouve à défendre les juifs dont certains, quelque peu oublieux et peu regardants, leur en sont même reconnaissants et plus si affinités, pendant que l’extrême gauche fait librement du Drumont, à peine plagié.
Il y a les paroles que l’on censure, les écrivains que l’on enferme, les victimes que l’on accuse, les héros que l’on efface, les drames que l’on rend invisibles. Et il y a ces mots que l’on tolère, tous ces slogans à la mode, ces conduites que l’on ne condamne pas et toutes ces compromissions que l’on fait. Jusqu’où et jusqu’à quand ne voudra-t-on pas voir que les mots sont des actes en puissance ? Que c’est en cédant sur ces mots que l’on finit par céder sur les choses, comme le disait Freud ? Et que ces mots qui sont des armes sont aussi notre refuge.
Quand leur sens se dérobe, quand la possibilité de dire s’abîme dans le silence et que l’ordre du monde s’effondre avec celui du langage, s’imposent alors la solitude et le désespoir pour l’homme qui l’habite. Alors, la pensée suffoque, elle se brouille et devient floue. L’autre n’est plus cet humain secourable qui nous rend un peu moins seul et un peu moins étranger, il s’éloigne peu à peu et se floute lui aussi rappelant combien « la solitude est pleine de gens »14La formule est de Franz Kafka..
Alors réfugié au Brésil pendant la Seconde Guerre mondiale, exilé de sa patrie comme de sa langue et « brisé par un pressentiment tragique », c’est « cette immense solitude et cet accablement poignant » qui a poussé Stefan Zweig au suicide écrit Sébastien Lapaque : « Stefan Zweig n’a pas supporté de voir l’allemand, cette langue qu’il avait élevée au plus haut point, devenir la langue des bourreaux – une langue dans laquelle il n’avait plus le droit de faire paraître ses œuvres. »15Sébastien Lapaque, « La mort au paradis : Stefan Zweig au Brésil », Revue des deux mondes, décembre 2021-janvier 2022, p. 57. L’exil et l’annexion de sa propre langue sont des condamnations à mort. Et la haine antijuive est une insulte faite à la langue, hier comme aujourd’hui. Tout autant que ce trop grand nombre de femmes, que l’on diffame en tolérant leur effacement, est une insulte faite à l’humanité.
« Antifascisme », qu’ils disent…
Dix-sept mois après le 7-Octobre, la question obsédante devant laquelle trop de réponses se présentent et se bousculent sans que nos esprits parviennent à en fixer une cause valable, demeure : Comment a-t-on pu en arriver là ? Est-ce donc que les mots ont été vidés de leur sens ? Car c’est bien cela que veulent faire les pas-toutes féministes du 8 mars – et des autres jours aussi –, avec tous ceux qui ont annexé ce combat pour le remplacer par celui contre la vérité et pour la haine : effacer les femmes juives de l’histoire et de l’humanité commune pour faire régner la police de la pensée et nous mener au pire.
La femme c’est l’Autre, comme le juif.
La femme c’est l’Autre, comme le juif. Ce sont eux, ces antihumanistes, qui cautionnent le viol comme arme de guerre, ici ou là-bas, au Proche-Orient comme en Ukraine. Et ce furent encore ces mêmes liberticides qui, dès 2005 et l’appel de l’Imam Hassen Chalghoumi à respecter la mémoire de la Shoah, le menacèrent de mort avant de vandaliser sa maison, d’agresser sa femme et de lui cracher dessus ; obligeant cet homme à vivre depuis lors sous protection policière et isolé de sa propre famille. Ne sont-ce pas d’ailleurs les musulmans français qui sont les premiers à pâtir de ces affreux « antifascistes » ?
Oui, une certaine gauche « morale », parce qu’elle tolère tout cela en faisant encore front avec l’intolérable, a bien perdu son âme. Mais elle continue à faire la morale et à virevolter au carnaval du 8 mars où soufflait un vent totalitaire et glacial, au nom des femmes…