Philippe Foussier, journaliste
(Article paru dans Le DDV n°683, juin 2021)
La « charte de la diversité » n’a jamais disparu du monde de l’entreprise depuis son lancement par l’Institut Montaigne en 2004. Elle compte à ce jour près de 4 000 entreprises signataires. La charte précise qu’il s’agit d’y « favoriser la représentation de la diversité de la société française dans toutes ses différences et ses richesses, les composantes culturelle, ethnique et sociale, au sein des effectifs et à tous les niveaux de responsabilité ». En janvier dernier, la ministre Élisabeth Moreno complétait ce dispositif en proposant, sur la base du volontariat, un « index » de la diversité pour favoriser des politiques de recrutement « plus inclusives » à l’aide d’un « outil de mesure qui permettra d’établir une photographie de la diversité d’une organisation publique ou privée ». Le secteur public est donc désormais également concerné. Élisabeth Moreno est ministre déléguée auprès du Premier ministre, chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Égalité des chances. Pour la première fois dans l’histoire gouvernementale française, le concept de « diversité » est, depuis 2020, hissé au rang de fonction ministérielle.
Il faut remonter à la fin 2008 pour trouver dans la panoplie institutionnelle un « commissaire à la diversité et à l’égalité des chances » en la personne de l’entrepreneur Yazid Sabeg, l’un des auteurs – avec Claude Bébéar notamment – du fameux rapport de l’Institut Montaigne1. À cette époque, le président Sarkozy souhaitait en effet pousser le concept et son corollaire, les statistiques ethniques. Il avait donc mandaté Yazid Sabeg, l’un des promoteurs les plus zélés desdites statistiques, pour lancer la France dans cette voie. La Constitution interdisant d’opérer des distinctions selon le genre, l’ethnie ou les convictions spirituelles, le président de la République avait parallèlement demandé à un comité de réflexion présidé par Simone Veil d’explorer les possibilités d’une modification constitutionnelle afin d’introduire le fameux concept de diversité dans la loi fondamentale. Le 17 décembre 2008, ledit comité répondait – poliment mais fermement – au locataire de l’Élysée en rejetant cette hypothèse, contraire à la conception française de la citoyenneté, qui prohibe les distinctions et encore plus les discriminations, fussent-elles « positives », entre les membres de la communauté nationale2. Il faut néanmoins préciser que l’INSEE procède parfois à des enquêtes mentionnant la nationalité ou le pays de naissance de la personne interrogée, selon des méthodes strictement encadrées, en particulier sur leur utilisation.
Des mots dangereux
Durant les années 2008 et 2009, un vif débat s’était également déroulé en coulisses dans les rangs des spécialistes de la démographie ainsi que dans le monde associatif. Il opposait notamment un Comité pour la mesure de la diversité et des discriminations (Comedd) présidé par Yazid Sabeg à une Commission alternative de réflexion sur les statistiques ethniques et les discriminations (Carsed). Chacun rendit un rapport aux conclusions opposées. À l’époque président de la Licra et en même temps du Haut Comité à l’intégration (HCI), Patrick Gaubert avait rassemblé les associations de défense des droits de l’homme et de lutte contre le racisme au sein d’une autre commission, elle aussi hostile aux statistiques ethniques.
Comme le dit la démographe Michèle Tribalat – elle-même très favorable à ces dispositions – en revenant sur ces débats de la fin des années 2000, « la question des statistiques ethniques prit alors le joli nom de “ mesure de la diversité ”. C’est fou comme elle devint soudain moins rebutante après avoir été rebaptisée (…) Aujourd’hui, parler de diversité, c’est parler d’ethnique, de religion, d’ethnoculturel, de race exclusivement, sans avoir à prononcer ces mots dangereux »3. Après le rapport Veil qui avait clos le débat et renvoyé le commissaire à la diversité Yazid Sabeg à ses études, les controverses s’apaisèrent. Temporairement seulement. Car en 2014, un rapport sénatorial cosigné par Esther Benbassa (EELV) et Jean-René Lecerf (UMP), se prononçait pour l’instauration de statistiques ethniques en France. Nouveau rebondissement en mai 2015 lorsque le maire (apparenté FN) de Béziers, Robert Ménard, affirmait fièrement avoir procédé à un recensement des élèves musulmans des écoles de sa ville dans le cadre du débat sur les menus des cantines scolaires. Il assura ainsi en avoir décompté 64,6 %. Tollé, on l’imagine. Car en France, les statistiques ne furent pas toujours maniées avec des intentions bienveillantes, qu’il s’agisse du recensement de l’Algérie coloniale ou plus encore du fichage des juifs par le régime de Vichy4… Aujourd’hui, à la droite extrême, des partisans des statistiques ethniques préconisent de démontrer ainsi « scientifiquement » le taux d’étrangers ou d’origine étrangère parmi les auteurs de crimes et délits ou encore parmi les détenus des prisons françaises.
Depuis lors, les partisans des statistiques ethniques ont bien mesuré le caractère explosif d’un recensement des personnes selon ces critères, qu’il soit opéré par la puissance publique ou par des organismes privés, notamment des entreprises. C’est à ce stade qu’intervient un double mode de contournement qui permet de séduire sans effrayer, consistant d’une part à retenir l’idée de volontariat et d’autre part la notion de « ressenti d’appartenance ». Ainsi, ce n’est pas à autrui de vous classer selon votre ethnie ou votre pratique religieuse, mais à vous-même, ce qui constitue, on l’aura compris, une habile inversion des responsabilités. Le concept de « ressenti d’appartenance », sous des apparences nouvelles, a pourtant une longue histoire, en Russie d’abord puis en Union soviétique, comme l’a très bien analysé le démographe Alain Blum en se penchant sur les méthodes de recensement de leurs régimes successifs5.
Le retour de la race
D’ailleurs, ce débat sur les statistiques ethniques gagne à être replacé dans un contexte international plus large6. En effet, nombre de pays anglo-saxons y recourent, comme la plupart des pays de l’Est européen. L’Union européenne elle-même en fait la promotion à travers des programmes pour beaucoup d’entre eux subventionnés, ce qui facilite la propagation de ces outils de mesure. Le 24 novembre 2020, la Commission européenne a en outre présenté un « plan d’action en faveur de l’intégration et de l’inclusion » pour mesurer les discriminations à l’encontre des migrants. Le concept « inclusif », devenu aujourd’hui très tendance, est convoqué dans les instances internationales et européennes pour promouvoir des politiques de diversité qui ne disent pas leur nom. Il y est question de l’égalité des droits entre hommes et femmes dans l’entreprise, de la situation des personnes handicapées, parfois mais plus rarement de diversité sociale et bien sûr de catégories ethniques, celles-ci étant systématiquement présentées de manière euphémisée.
Depuis les débats de la fin des années 2000, l’environnement idéologique dans lequel se situent ces débats sur la diversité et son corollaire les statistiques ethniques, fussent-elles recueillies sur la base du volontariat et sous couvert de « ressenti d’appartenance », a considérablement évolué. La notion de race, pourtant disqualifiée après 1945 et pendant longtemps seulement agitée par des officines intellectuelles de la droite extrême, est désormais une donnée quotidienne du débat public et des controverses du moment7. Même des courants et des structures « de gauche » justifient la distinction des personnes en fonction de leur couleur de peau, et le terme « racisé » a été popularisé par des courants autrefois qualifiés de « progressistes ». Les promoteurs de la diversité ne cachent pas, pour la plupart, la séduction qu’opère sur eux le modèle des sociétés communautarisées à l’anglo-saxonne. Ses détracteurs y soulignent le morcellement ethnique qui en résulte et la logique qui, poussée à son paroxysme, pourrait en découler, une société à la libanaise, à tout le moins l’intensification de l’« archipel français » décrit par le politologue Jérôme Fourquet8. C’est ainsi qu’Élisabeth Badinter commentait les intentions exprimées par la puissance publique en 2008, en soulignant les risques « de fragmentation de la société et de la communauté nationale, voire pire, des conflits intercommunautaires qui ne demandent qu’à éclater »9.
Notes :
1. Malika Sorel, Le Puzzle de l’intégration, Mille et une nuits, 2007
2. Simone Veil et alii, Redécouvrir le préambule de la Constitution, rapport au président de la République, Documentation française, 2009
3. Michèle Tribalat, Statistiques ethniques, une querelle bien française, L’Artilleur, 2016
4. Hervé Le Bras, Statistiques ethniques, le vrai débat, Fondation Jean-Jaurès, 2010
5. Alain Blum, L’Anarchie bureaucratique. Statistiques et pouvoir sous Staline, La Découverte, 2003
6. Walter Benn Michaels, La Diversité contre l’égalité, Raisons d’agir, 2009
7. Jean-Loup Amselle, L’Ethnicisation de la France, Lignes, 2011
8. Jérôme Fourquet, L’Archipel français, Seuil, 2019 (9) Elisabeth Badinter et alii, Le Retour de la race. Contre les statistiques ethniques, Rapport de la Carsed, L’Aube, 2009
9. Elisabeth Badinter et alii, Le Retour de la race. Contre les statistiques ethniques, Rapport de la Carsed, L’Aube, 2009