Benoît Drouot, professeur agrégé d’histoire-géographie
Au XIXe siècle, le projet de bâtir une école laïque alla de pair avec l’ambition de lui faire porter un discours universaliste. L’historien Edgar Quinet en formula le sens de manière lumineuse en 1850 : « il faut bien qu’il y ait un lieu où les jeunes générations apprennent que, malgré [l]es différences éclatantes de foi et de dogme, tous les membres de [la] société font une seule famille. Or ce lieu (…) c’est l’école laïque1Discours à l’Assemblée nationale, 19 février 1850, Le Moniteur universel, 20 février 1850, p. 604.. » Car, écrivait-il par ailleurs, « l’instituteur a un dogme plus universel que le prêtre (…) il parle tout ensemble au catholique, au protestant, au juif, et il les fait entrer dans la même communion civile2Edgar Quinet, L’enseignement du peuple, Paris, Chamerot, 1850, pp. 169-170.. » Laïque et universaliste, l’école publique le devint trente ans plus tard, quand les républicains en congédièrent ministres des cultes, signes religieux et propagande confessionnelle.
Le savoir au défi des particularismes identitaires
Depuis plus de trois décennies, la laïcité à l’école est défiée : les signes d’appartenance confessionnelle s’y affichent, les revendications religieuses s’y affirment, des ministres de certains cultes y sont invités à s’adresser aux élèves, les enseignements et la légitimité des professeurs y sont contestés au nom de croyances religieuses.
En sus de la religion, l’appartenance à des « collectivités historiques3Dominique Schnapper suggère cette terminologie, moins problématique à ses yeux que « groupe racial » ou « groupe ethnique », Les désillusions de la démocratie, Paris, Gallimard, 2024, pp. 36-44. » issues du passé colonial de la France est aussi devenue motif à récuser des enseignements. C’est une des dimensions de « la crise de l’universel scolaire4Aurélien Aramini et Chloé Santoro, La classe fracturée. Racisme et ségrégation spontanée dans un lycée pro, Éditions du Croquant, 2024, p. 31. » pointée par Aurélien Aramini, professeur de philosophie, au terme d’une enquête conduite auprès d’élèves d’un lycée professionnel. Il en ressort que certains d’entre eux voient dans les savoirs transmis par leurs enseignants un discours « officiel » délibérément falsifié : « « tout ce qu’ils [les professeurs] disent c’est faux »5Aurélien Aramini et Chloé Santoro, La classe fracturée. Racisme et ségrégation spontanée dans un lycée pro, éditions du Croquant, 2024. Propos d’un élève, p.47. », croient-ils savoir. Filtrant les propos des professeurs à l’aune de la doxa religieuse, mémorielle et victimaire qui fait autorité dans leur environnement, ces élèves décrètent mensongers les faits qui la contrarient.
Le passé colonial de l’Europe et de la France n’est pas mère de tous les maux.
En outre, la légitimité de la posture victimaire dans laquelle s’enferrent certains élèves est déniée aux groupes mémoriels avec lesquels ils se vivent en concurrence. Tel élève lié par son histoire familiale à la Turquie accuse ainsi les Arméniens de mentir au sujet du génocide de 1915-1916 perpétré par les autorités ottomanes : « c’est pas un vrai génocide (…) ils se mettent en positon de victimes6Aurélien Aramini et Chloé Santoro, La classe fracturée. Racisme et ségrégation spontanée dans un lycée pro, éditions du Croquant, 2024. Propos d’un élève, p. 49. ».
Les programmes d’histoire, reflet des mémoires en concurrence
Reprocher aux programmes scolaires, comme le font encore certains élèves, d’occulter délibérément les pages encombrantes de l’histoire française ne correspond pas à la réalité de leur contenu : l’esclavage « négrier », le Code noir, la brutalité de l’impérialisme colonial français, le code de l’indigénat, le racisme de figures de premier plan de la République, la guerre d’Algérie, ses tortures et ses crimes, rien de tout cela n’y est plus dissimulé ni atténué. Les programmes d’histoire n’ignorent plus les tragédies du passé qui prolongent leurs effets sous la forme du ressentiment, du racisme et des inégalités. Loin de chercher à préserver la République de tout reproche, ces programmes, au contraire, l’exposent. De sorte que les professeurs sont face à un défi redoutable : conjuguer la double mission assignée à l’école de faire partager les valeurs de la République7Code de l’éducation, art. L111-1 : « La Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République ». et de forger un sentiment d’appartenance commune, avec la nécessité de faire droit à des aspirations mémorielles qui vont de pair avec une forte charge critique à l’endroit d’une République qui tarde à faire advenir les promesses d’égalité qui la fondent.
La posture identitaire et victimaire rend aveugle aux évolutions des programmes d’histoire dont le contenu contribue pourtant à la nourrir. C’est du reste pourquoi, au regard du projet universaliste de l’école républicaine, les programmes d’histoire méritent d’être interrogés. Car d’un récit historique européo-centré et fragmenté en mémoires blessées (héritières de la traite atlantique, de l’histoire coloniale, etc.), il n’est pas certain qu’il puisse en sortir le sentiment d’une histoire partagée et l’adhésion à une République dont il n’est pas assez rappelé qu’elle est un idéal en construction permanente.
Dépasser un récit européo-centré
Dans les programmes, les Européens, dont l’histoire coloniale par exemple sert de matériau à l’édification morale des élèves (lutte contre le racisme notamment), sont dépeints avec des intentions dont sont dépourvus les acteurs d’autres histoires impériales. Outre que les empires bâtis par les Romains, les musulmans ou les Ottomans sont présentés « comme des réussites8Jean-Frédéric Schaub, Nous avons tous la même histoire. Les défis de l’identité, Paris, Odile Jacob, 2024, p. 59. » dénuées de toute appréciation morale, fait observer l’historien Jean-Frédéric Schaub, les peuples qu’ils ont soumis ne sont l’objet d’aucune mention ni considération dans les programmes. Dans le récit de ces conquêtes – quand elles sont abordées – les vaincus ne sont pas des victimes, les vainqueurs pas des bourreaux.
L’histoire à l’école ne peut davantage se satisfaire d’un récit qui reproduit terme à terme les affrontements mémoriels, identitaires et victimaires qui déchirent la société.
La pluralité de la jeunesse française a requis, à raison, qu’une place soit concédée dans les programmes d’histoire à la traite esclavagiste ou à la guerre d’Algérie. C’est aussi cette diversité qui justifierait de tourner les regards vers d’autres histoires. Car le christianisme, la traite atlantique ou la colonisation européenne n’expliquent ni le racisme antinoir encore si présent au Maghreb, ni l’antisémitisme plus prononcé chez les élèves français musulmans que chez les autres9Enquête auprès de collégiens et lycéens sur l’antisémitisme à l’école, 3 mars 2025, étude Ifop pour le CRIF.. Le passé colonial de l’Europe et de la France n’est pas mère de tous les maux.
Plaider pour une histoire moins européo-centrée ne vise pas à diluer la part de l’Europe dans les tragédies du monde, qui doit conserver dans les programmes une place à la hauteur de ses effets géopolitiques, politiques et sociaux. Mais l’histoire à l’école ne peut davantage se satisfaire d’un récit qui reproduit terme à terme les affrontements mémoriels, identitaires et victimaires qui déchirent la société. Le récit de faits vrais qu’elle doit porter commande de ne pas éluder des tranches entières du passé dans le seul souci de ménager des identités blessées, héritières d’une histoire qui n’a pas le monopole de la violence. Sauf à considérer qu’une partie seulement de nos élèves est concernée par la distance réflexive à laquelle invite la discipline historienne.
Si l’école veut assumer le rôle qui lui est assigné dans la préservation du commun, il est impératif de la tenir à l’abri des particularismes religieux et identitaires qui fracturent la société. Elle doit se garder d’en reproduire les lectures manichéennes et simplificatrices qui gomment les complexités dont l’histoire et le présent sont tissés. Le « dogme universel » du professeur dont Edgar Quinet vantait la vertu rassembleuse, c’est un savoir dont l’autonomie épistémique et la légitimité sociale justifient qu’il ne s’incline pas devant les croyances et qu’il ne s’aligne pas sur les pétitions mémorielles et identitaires.















