Par Manuel Boucher, Professeur de sociologie à l’université de Perpignan Via Domitia
(Article paru dans Le DDV n°681, décembre 2020)
La mouvance décoloniale est hétérogène. Les identitaristes indigénistes ont aujourd’hui plusieurs visages : d’un côté, celui d’une jeunesse issue de l’immigration, révoltée voire révolutionnaire, incarnée par la « figure diabolisée » d’Houria Boutedja (leader du Parti des indigènes de la République, PIR) ou iconisée d’Assa Traoré (porte-parole du Comité vérité et justice pour Adama), et de l’autre celui d’une bourgeoisie ethnique policée et donneuse de leçons incarnée notamment par la journaliste Rokhaya Diallo, la politologue Françoise Vergès ou l’angliciste Maboula Soumahoro. Chercheur à l’École normale supérieure (ENS), Pierre-François Mansour souligne, en effet, l’existence de divisions générationnelles entre ceux qui considèrent, comme le PIR, que « l’identité raciale (réelle ou imaginée) prime sur toutes les autres dimensions de l’identité » et ceux qui pensent, notamment comme les militants LGBT, que c’est l’intersectionnalité des luttes (race, genre, classe) qui doit être privilégiée. Le politiste Julien Talpin souligne quant à lui que cet espace militant est fragmenté entre au moins deux pôles principaux : l’un est « idéologique » et l’autre associé à celui des « luttes locales concrètes ».
À l’assaut de la « gauche blanche »
Au sein de la nébuleuse identitariste décoloniale, plus que des divergences idéologiques, je perçois pour ma part d’abord des différences stratégiques. Par exemple, les dernières mobilisations des identitaristes indigénistes, lors de la manifestation du 10 novembre 2019 contre l’« islamophobie » à Paris ou contre les violences policières suite à l’assassinat insoutenable de George Floyd aux États-Unis (juin 2020), montrent que des militants de l’antiracisme dit « politique », cherchant à accroitre leur influence idéologique au sein de la « gauche blanche » (selon leur expression), ont critiqué la posture jusqu’au-boutiste et provocatrice du PIR. Alors qu’ils partagent une vision raciale des rapports sociaux opposant « blancs », « noirs » et « musulmans », il s’agit, en effet, de ne pas effrayer la gauche pour qu’elle continue à s’allier aux organisations décoloniales mais aussi qu’elle utilise ses cadres idéologiques racialistes. Lors de la manifestation du 10 novembre 2019, j’ai ainsi pu interviewer Houria Boutedja qui m’a signifié qu’en concertation avec les organisateurs, en particulier le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) et les autres mouvements se réclamant de l’« antiracisme politique », elle avait accepté que le PIR, qui, selon sa formule, est « diabolisé », n’apparaisse pas parmi les signataires de l’appel, dans l’objectif de faire signer, selon ses mots, les « gros pontes de la gauche blanche » comme Jean-Luc Mélenchon et Philippe Martinez. Pour Houria Boutedja, ces soutiens sont donc une « victoire éclatante » des « décoloniaux » qui ont su inverser le rapport de force. Autrement dit, en participant à la manifestation contre l’ « islamophobie », les partis de gauche ont reconnu et soutenu des organisations dont l’un des projets est de transformer la société multiculturelle française en une société multiculturaliste dans laquelle la laïcité est comparée à une forme de racisme.
Une « gauche » collaborationniste
Une partie de la gauche accepte et reprend donc à son compte une terminologie racialiste, raciste et culturaliste, celle de la distinction entre « blancs », « noirs » et « musulmans », contraire aux principes humanistes et universalistes, au cœur des combats de la gauche pour la défense des droits humains. Dans la pratique, bien que très critiques à l’encontre de la « gauche blanche » accusée de cultiver le paternalisme et d’entretenir l’« impensé colonial », les indigénistes ont une grande influence sur elle alors que ces militants de « l’antiracisme politique et décolonial » affirment la remise en cause des valeurs émancipatrices, laïques, anticléricales, solidaristes et humanistes. Comme le souligne encore Pierre-François Mansour, au sein de la gauche mouvementiste, les organisations « issues des collectifs indigénistes ont globalement réussi à imposer une vision décoloniale des sociétés occidentales. À la faveur des échecs politiques de l’antiracisme des années 1980, le décolonialisme a émergé comme un nouveau paradigme qui entend produire un argumentaire ethno-différentialiste, critiquant des impensés du courant universaliste, et prétendant faire converger les luttes de tous les ‘damnés de la terre’[1] ».
Finalement, par aveuglement, moralisme, naïveté, stratégie électorale et politicienne, une « gauche collaborationniste », dénoncée par Riss, caricaturiste et directeur de publication de Charlie Hebdo, et Fabrice Nicolino, journaliste dans ce même journal, lors du procès des attentats de janvier 2015, s’associe à des néo-réactionnaires racialistes, anti-humanistes et islamistes développant, comme le souligne Stéphanie Roza, « les thèses de la vieille critique conservatrice et contre-révolutionnaire des anti-Lumières »[2]. Riss et Fabrice Nicolino, qui ont survécu à l’attaque sanglante, rappellent en effet qu’en 2011 déjà, les racialistes, emmenés par Rokhaya Diallo, avaient signé une pétition contre Charlie qu’ils accusaient de « provocation islamophobe » alors que ses locaux avaient été détruits par un incendie criminel. Dès lors, pour ces deux rescapés de l’attentat de 2015, ce dernier s’est produit sur un « substrat ». Fabrice Nicolino explique ainsi qu’il en veut à ceux qui ont préparé le terrain de la violence en entretenant « ce petit bruit que Charlie était un journal raciste, car islamophobe » [3]. Le journaliste dénonce « ‘l’aveuglement’, la ‘pure stupidité’ de ‘ceux qui ont refusé de voir l’évidence’, et qu’il range aux côtés de ‘ceux qui n’ont pas compris la nature du fascisme dans l’entre-deux-guerres. Des gens ont conchié Charlie. Ils ont préféré colporter la calomnie. Certes, ils ne sont pas responsables directs de ce qui s’est passé le 7 janvier. Mais ils ont participé à la préparation psychologique de cette affaire. Ils ont donné un quitus aux gens qui vont venir nous tuer après. Jamais, jamais, jamais, on ne leur pardonnera’ ». Pourtant, alors qu’après l’attentat contre Charlie les identitaristes indigénistes ont affirmé n’être toujours pas Charlie, à l’instar du CCIF, du PIR, du Front uni de l’immigration et des quartiers populaires (FUIQ), du collectif féministe pour l’égalité, de l’Union juive française pour la paix (UJFP)…, une grande partie de la gauche continue de collaborer avec ces organisations et leurs leaders, à reprendre leurs arguments et leur vocabulaire racialiste.
Des logiques clientélistes et électoralistes
Le 10 novembre 2019, tombant dans le piège islamo-frériste, en marchant avec et derrière les islamistes et décoloniaux, des personnalités de gauche ont ainsi fait une erreur politique majeure puisqu’elle renforce ses divisions sur la place que l’on doit accorder aux revendications identitaires et communautaires dans l’organisation sociale et politique, elle légitime les (anti)mouvements et personnalités communautaristes, racialistes, voire racistes qui combattent le modèle intégrationniste historique de la société française et sert les intérêts de l’extrême droite nationaliste et xénophobe, qui dénonce l’influence grandissante d’organisations racistes anti-françaises et islamistes mettant en péril l’unité de la France. Malgré leurs tentatives d’explications et de justifications, il existe bel et bien une responsabilité de personnalités de gauche issus du Nouveau Parti anticapitaliste, de la France insoumise, des Verts, du Parti communiste français… d’avoir accepté de manifester non pas simplement avec (comme ils le justifient en soulignant qu’ils ont également manifesté pour Charlie et contre l’antisémitisme alors que des dictateurs ou des organisations radicales juives manifestaient également) mais bien derrière des organisations politico-religieuses et identitaristes qui utilisent la lutte contre l’ « islamophobie » pour légitimer des idées communautaristes et racialistes au sein de l’espace antiraciste. Après des violences contre une synagogue ou une église, ces mêmes personnalités de gauche accepteraient-elles non pas de manifester avec mais bien derrière des organisations radicales ethno-différencialistes juives ou chrétiennes ?
En définitive, dans une société multiculturelle en proie à des tensions multi-racistes, manifester contre les pratiques et comportements xénophobes, racistes et antimusulmans nécessite une forte éthique de responsabilité, loin des logiques clientélistes et électoralistes de la part des responsables politiques de gauche, autrement dit, ne pas accepter de convergences des luttes avec les ennemis des valeurs universelles de la République sous peine de participer à sa fracturation. Cette exigence nécessite un sursaut de la gauche qui, aujourd’hui, comme nous l’avons vu, ne s’est pas encore réveillée. Pour autant, ne perdons pas l’espoir d’une prise de conscience collective.
[1] Pierre-François Mansour, « La « question décoloniale » et l’islamisme : universités, quartiers populaires et milieu militant », in Bernard Rougier (dir.), Les territoires conquis de l’islamisme, Paris, éd. PUF, 2020, p. 85.
[2] Stéphanie Roza., La gauche contre les Lumières ?, Paris, éd. Fayard, 2020, p. 20.
[3] Pascale Robert-Diard, Henri Seckel, « Au procès de l’attentat contre ‘Charlie Hebdo’, Riss défend le ‘combat pour la liberté’ », Le Monde du 11 septembre 2020, p. 8.