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Karan Mersch, professeur de philosophie
L’évolution de la situation en Iran au cours des dernières semaines a montré que la lutte engagée par les femmes iraniennes visait, au-delà du voile imposé, un cadre patriarcal et théocratique bien plus large. Le mouvement a eu un important écho en France, provoquant des mobilisations solidaires, mais aussi certaines prises de position ambivalentes. Des réactions sont venues confirmer la difficulté rencontrée par les féministes à questionner le voilement et l’appel à la pudeur qu’il sous-tend sans se faire traiter de « racistes ». Ainsi la lutte contre le voile imposé en Iran pose-t-elle, par ricochet, la question de la possibilité d’une libre critique du voile en France. Ce qui relève de la liberté d’expression la plus stricte subit ainsi une forte pression sociale, notamment via le chantage à l’islamophobie1Il s’agit de tenir pour « raciste » toute critique de l’islam, voire des courants les plus intégristes de cette religion..
La théorie naïve du libre choix
Depuis des années, les tenants de l’islam politique procèdent par amalgame. Ils s’efforcent de convaincre, d’une part, qu’une femme de confession musulmane désire nécessairement porter le voile, et, de l’autre, que la critique des symboles et du dogme reviendrait à s’en prendre aux personnes. Ces amalgames ainsi martelés conduisent à assimiler la critique du voile à de la haine anti-musulmans.
Or, en Iran, de très nombreuses femmes risquent actuellement leur vie, cheveux au vent, pour le droit de ne pas être jugées impudiques, infligeant par là même un terrible démenti au discours de l’islam politique.
Tandis que les Iraniennes se battent pour une liberté spirituelle, garantie en France par le principe de laïcité, une rhétorique rodée s’efforce de diriger contre ce principe, décrit comme liberticide, l’indignation qu’inspire la répression en Iran.
En France, les partisans de cet islam politique n’ont pas attendu ces derniers événements pour adapter leurs discours à la situation et aux sensibilité locales. Dans ce pays, une part importante – et a priori majoritaire – des femmes de culture musulmane ne se voile pas2D’après une enquête de l’Ifop pour l’Institut Montaigne (2016), 35 % des femmes de « culture musulmane » déclarent porter le voile en permanence ou de manière épisodique. https://www.institutmontaigne.org/ressources/pdfs/publications/rapport-un-islam-francais-est_-possible.pdf. L’islam politique avance donc sous le masque de la séduction pour gagner du terrain. Il lui faut dissimuler son caractère autoritaire pour séduire la jeunesse. La théorie naïve du libre choix permet de répondre à ces objectifs. Elle permet d’éclipser la réalité gênante que des femmes de confession musulmane puissent penser que le voile n’est pas une obligation de l’islam, ou qu’elles puissent y être foncièrement hostiles. L’argumentaire islamiste est rodé : les femmes sont libres de ne pas se sentir suffisamment engagées dans leur religion pour ne pas encore le porter. Les voici donc présentées comme des personnes pour l’instant moindrement investies dans leur foi, mais en attente de se sentir prêtes pour franchir le pas et se voiler. L’islam politique a absorbé aux yeux d’une partie de l’opinion publique l’image de la tolérance, sans abandonner son discours normatif sur le voile, présenté comme indispensable à une foi totalement accomplie.
Détournement du combat des Iraniennes contre la laïcité
Cette théorie du libre choix permet à l’islam politique en France de récupérer, de manière éhontée, l’incroyable courage avec lequel est combattu l’islam politique en Iran3Remarquons que ce n’est pas la première fois que l’actualité en Iran est l’objet d’une instrumentalisation par des identitaires français. Souvenons-nous de l’incroyable toupet de Dieudonné qui expliquait sur la télévision iranienne, au moment du soulèvement postélectoral de 2009, que l’Iran avait un régime politique bien plus pluraliste que celui de la France, puisqu’il n’y trouvait aucune censure.. Ce ne serait pas contre l’imposition de normes religieuses sclérosantes, assignant les femmes à la pudeur, que les Iraniennes lutteraient, mais contre la volonté d’un État qui définirait une manière de se vêtir. Le problème n’est plus lié à une volonté intégriste, mais à tout État autoritaire qui imposerait la moindre restriction vestimentaire. Le député LFI Louis Boyard ne s’affiche pas spécialement comme un partisan de l’islam politique mais son discours, pour des raisons mêlant sans doute naïveté et calcul électoral, apporte peu de résistance à sa rhétorique. Il affirme en effet que « partout où des hommes cherchent à imposer aux femmes ce qu’elles doivent porter ou non, ce qu’elles doivent faire ou non, ils trouveront des révoltes pour la liberté ». Le discours peut séduire, mais on peut interroger les arrière-pensées de son auteur quant aux limites imposées par la laïcité dans notre pays. Les défenseurs de l’islam politique ne manqueront pas d’être en complet accord avec cette affirmation. C’est dans cet esprit qu’ils encouragent à lutter contre la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux ostensibles dans les établissements scolaires publics, et s’en prennent, dans le même mouvement, à toutes les lois qui imposent un code vestimentaire en vue de la neutralité religieuse, comme c’est le cas pour ceux qui ont une mission de service public ou qui interviennent dans des espaces où la neutralité est de rigueur, par exemple les avocats lorsqu’ils plaident4Voir à ce propos l’article de Pierre Juston : « Justice : plaidoirie voilée, cause fichue » https://www.franc-tireur.fr/justice-plaidoirie-voilee-cause-fichue. Comme l’écrit Emmanuel Debono, « le sophisme est l’arme favorite de ces activistes qui haïssent la République. Aux ayatollahs d’Iran répondrait donc le sectarisme des mollahs républicains… ». Tandis que les Iraniennes se battent pour une liberté spirituelle, ici garantie par le principe de laïcité, une rhétorique rodée s’efforce de diriger contre ce principe, décrit comme liberticide, l’indignation qu’inspire la répression en Iran.
Le nuage de Tchernobyl des idéologies intégristes
Alors qu’une analogie perverse est construite entre notre régime et celui des mollahs, le lien entre l’islam politique qui sévit ici et celui en vigueur dans les pays théocratiques comme l’Iran est occulté. Les idéologies religieuses, comme le nuage de Tchernobyl, ne franchiraient pas les frontières ! Intégristes sunnites ou chiites de ces pays œuvrent avec la même ferveur à l’imposition de normes morales qui impliquent le port du voile. Leur pensée a été diffusée en France par les chaînes de télévision par satellite, par leurs livres publiés et traduits5Par exemple, l’émission Zone interdite (M6) « Face au danger de l’islam radical » du 23 janvier 2022, a filmé des librairies proposant de tels ouvrages. et par les prédicateurs qui puisent à leur source leurs prêches intolérants. Il ne faudrait pourtant pas voir de lien entre eux et nos intégristes locaux… L’hommage rendu par Mohamed Ateb, président de la « Jeunesse musulmane de France en Bourgogne » à Youssef al-Qaradawi, célèbre figure des Frères musulmans décédée le 26 septembre 2022, en est une illustration parmi d’autres. De même la symbolique du voile tissée par leur discours n’est pas sans influence en France. C’est ce qui fait dire à l’avocate Louise El Yafi qu’« une idéologie ne connaît aucune frontière, c’est même ce qui constitue sa principale force. Le voile ne fait pas exception ».
Combattre sans interdire ni stigmatiser
Il ne s’agit pas ici de dire que ce qui se passe en Iran trancherait absolument la question d’un jugement de valeur sur la symbolique du voile, au point d’exiger, par exemple, son interdiction dans l’espace public. Bien des manifestantes iraniennes doivent être fondamentalement hostiles à ce symbole qui marque leur oppression. Dans de nombreuses villes on a vu des femmes brûler leur voile et danser autour des cendres. On peut toutefois aussi remarquer que tous les slogans ne visent pas le voilement. Certains ne visent que le voile imposé (compulsory hijab). On peut aussi relever la présence d’Iraniennes voilées dans les manifestations, sans que l’on puisse savoir exactement si c’est par peur, habitude, ou s’il s’agit d’une adhésion authentique à ce symbole. On ne peut donc conclure à une aversion de toutes pour ce symbole.
Le courage des femmes iraniennes rend visible le caractère discutable d’une injonction à la pudeur qui émane de nombreux pays où la religion a une influence particulière. Si cela ne tranche pas définitivement le débat sur le voile, cela le rend à tout le moins légitime.
Des voix se font entendre en France pour faire interdire le voile dans l’espace public. Elles excèdent à l’évidence les revendications des femmes iraniennes mais elles sont utilisées pour créer un faux dilemme : pour le voile sans limites ou pour son interdiction ? L’objectif est d’assimiler l’interdiction avec quelque chose qui n’a rien à voir : les revendications féministes, qui ne visent pas à faire interdire le voile, mais qui estiment de leur liberté de pouvoir critiquer ce symbole, comme elles peuvent questionner d’autres pratiques lorsqu’elles y détectent une expression de la domination masculine. On peut y voir une démarche directement héritée de la philosophie des Lumières : aucune idée ne doit pouvoir se soustraire à l’examen de la raison. La tradition ou la religion ne peuvent interdire ce regard critique, qui ne saurait être synonyme de stigmatisation ou d’appel à la haine. Il est pourtant aujourd’hui contesté sous l’accusation abusive de « racisme ».
Depuis ses origines, bien avant les questions soulevées par le voile, le féminisme a eu à critiquer l’argument du libre choix. L’ordre patriarcal pouvait être soutenu par des femmes qui l’avaient intégré, y compris par la voie de la religion. Or, lorsque celles-ci défendaient un droit de vote exclusivement masculin ou l’interdiction de l’avortement, le combat féministe n’impliquait pas d’éprouver de la haine vis-à-vis d’elles.
Des formes de domination rendues inenvisageables
Parmi les tenants de l’approche « systémique » du racisme, beaucoup se restreignent, en ce qui concerne le voile, à une dimension individuelle, perspective qu’ils dénoncent pourtant – et à raison – lorsqu’ils parlent du racisme. La position est en fait difficile à tenir. Lorsqu’il est mis en avant que des constructions sociales sont également à l’œuvre concernant le voilement et qu’il ne peut s’agir d’une simple question de liberté individuelle ou de choix personnel, on peut s’entendre répondre que tous les choix sont le fruit d’influences extérieures. C’est cette position que défend par exemple Wissam Xelka, un militant décolonial : « Pour les gens qui mobilisent “pression sociale” (sic) : sachez que nous sommes des individus sociaux et que donc tous nos choix sont déterminés par notre environnement. Le choix de porter le voile est autant dû à la pression sociale que celui de ne pas le porter. » Mais cette affirmation, loin de clore le sujet, l’ouvre au contraire. Car il est alors nécessaire de s’interroger sur les critères qui permettent de faire le tri entre les pressions sociales excessives et celles qui ne le sont pas. Et on ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur un appel à la pudeur qui concerne un sexe et pas l’autre. Si les tenants de l’approche systémique ont tant de mal à franchir ce pas, c’est parce qu’ils réfléchissent dans un cadre que nous avons décrit ailleurs comme « mono-systémique ». En d’autres termes, la pression sociale qui est envisagée comme mauvaise est celle qui serait imposée par l’État6Car un seul système n’est vraiment envisagé. Il est situé du côté de l’État, ce qui invisibilise ceux qui se trouvent dans la société, et auxquels l’Etat cherche parfois à s’opposer. Cette approche de la sociologie fait en quelque sorte paradoxalement disparaître le social. Cela permet à cette idéologie de séduire ceux qui ont une défiance caricaturale et passionnelle envers un système étatique responsable de tous les maux..
Ce système, décrit comme cumulant toutes les formes de domination, est pensé comme « blanc ». Il devient dès lors impossible d’envisager que d’autres systèmes idéologiques, comme l’islam politique, puissent être critiquables. C’est pourquoi ceux qui participent de l’approche (mono-)systémique du racisme sont incapables de se rapporter au voile autrement qu’en usant d’une focale individuelle naïve – ou faussement naïve – ou en relativisant le poids de la pression sociale. Hors de l’influence de l’État blanc, il ne peut y avoir de pression moralement mauvaise…
Le courage des femmes iraniennes rend visible le caractère discutable d’une injonction à la pudeur qui émane de nombreux pays où la religion a une influence particulière. Si cela ne tranche pas définitivement le débat sur le voile, cela le rend à tout le moins légitime. Plus que jamais, ce débat doit retrouver sa liberté et échapper à l’accusation de « racisme ». Le courage des femmes d’Iran nous oblige au minimum à en faire preuve à notre tour, en refusant unanimement cette omerta que l’islam politique veut imposer.
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