Mikaël Faujour, journaliste
« Comment Genève a-t-elle traversé l’époque coloniale ? En quoi le Musée d’ethnographie est-il un acteur culturel majeur du contexte colonial ? Quels sont les futurs des collections qui y sont conservées ? Peut-on saisir aujourd’hui quelle est la véritable identité d’un objet, parfois des siècles après son entrée dans les collections muséales genevoises ? »À l’occasion de « Mémoires : Genève dans le monde colonial », sa nouvelle exposition, le Musée d’ethnologie de Genève (MEG) poursuit un travail de « décolonisation du musée » engagé depuis plusieurs années. Cet extrait, issu de sa présentation, en manifeste les enjeux clés, partagés par d’autres musées en Occident.
Dans un entretien pour American Anthropologist, la directrice du MEG, l’anthropologue Carine Ayélé Durand, explique que « décoloniser le musée » consiste, entre autres, à « réunir autant de perspectives qu’il est possible sur un sujet, sur une problématique […] par exemple, dans le cas d’une exposition : les descendants de ceux qui ont fabriqué les objets que nous conservons au musée, puis ajouter leur perspective aux nôtres en tant que professionnels, ou en tant qu’historiens de l’art ou anthropologues »1« Decolonializing a museum of ethnography? A conversation with Carine Ayélé Durand, director of the Museum of Ethnography in Geneva », American Anthropologist, n°126, 2024. . Il s’agit de parvenir « à obtenir une perspective plus large sur les faits historiques ». À cette fin, le MEG conduit une recherche sur la provenance des objets de ses collections, pour en contextualiser la fabrication mais aussi l’acquisition et l’importation. La démarche implique aussi d’associer aux expositions les populations dont elles traitent, notamment à travers l’écriture de textes.
L’objectif est donc de se déprendre d’une position extérieure, de surplomb, qui produirait un savoir sur des populations et leurs traditions, pour s’efforcer à le produire aussi avec elles. Pour Mme Ayélé Durand, le « premier défi est de repenser le cadre de ce que nous pensons devoir faire en tant que professionnels », donc de « changer profondément nos pratiques en tant que professionnels du musée ».
Certes, la Suisse n’a pas d’histoire coloniale, n’ayant jamais eu d’empire. Cependant, le contexte et l’imaginaire colonial en vigueur au moment de l’acquisition des pièces qui forment les collections sont interrogés, car « ces objets sont tous insérés [embedded] dans une histoire coloniale ».
« Rompre les perspectives culturelles et coloniales héritées du passé »
L’entreprise du musée genevois n’est pas isolée. La « décolonisation du musée » s’inscrit, il est vrai, dans un contexte plus large de débats et polémiques autour de pièces appartenant à des collections publiques occidentales acquises dans un contexte colonial – objets rituels et sacrés, pièces d’artisanat ou encore restes humains – et de débats autour de la mémoire du colonialisme.
Au travail historiographique et muséographique de contextualisation et d’historicisation des objets exposés, s’ajoutent d’autres démarches. « Quoique recouvrant des réalités plurielles, cette notion [de décolonisation, ndr] peut être comprise selon l’idée selon laquelle, jusqu’alors, aurait prédominé au musée un point de vue sur les objets coloniaux hérités des pratiques culturelles coloniales, qu’il conviendrait aujourd’hui de questionner et de renverser », résume l’historienne de l’art Marine Schütz 2« Les musées européens, des espaces de circulation pour la pensée décoloniale ? », Marges, 32, 2021.. Elle cite le projet « Uncomfortable Truths » (« Vérités déplaisantes »), lancé en 2019 par le Bristol Museum and Art Gallery pour rompre « les perspectives culturelles et coloniales hégémoniques héritées du passé ». Son approche de la « décolonisation » du musée « inclut presque tous les aspects du travail des musées, du rapatriement à la réinterprétation des objets coloniaux », précise-t-elle.
L’objectif est donc de se déprendre d’une position extérieure, de surplomb, qui produirait un savoir sur des populations et leurs traditions, pour s’efforcer à le produire aussi avec elles.
L’approche « décoloniale » repose sur une base théorique : en dénonçant la « colonialité », elle revendique le concept clé des études décoloniales, dû au sociologue péruvien Aníbal Quijano. L’un de ses suiveurs, le – problématique – théoricien décolonial portoricain Ramón Grosfoguel, la décrit comme l’« oppression/exploitation politique, économique, culturelle, épistémique, sexuelle et linguistique des groupes ethno-raciaux dominants avec ou sans administrations coloniales ». Elle exprimerait« comment l’idée de race et le racisme constituent le principe organisateur qui structure toutes les multiples hiérarchies du système-monde3« Descolonizando los paradigmas de la economía política: transmodernidad, pensamiento fronterizo y colonialidad global », 2007. ».
Walter Mignolo, peut-être le plus cité (et contesté) du courant décolonial, dont il représente avec Grosfoguel le versant le plus essentialiste – au point d’avoir défendu la démarche « décoloniale » du président nationaliste indien Narendra Modi – a écrit sur le musée. Il voit dans celui-ci une manifestation d’un système global de pouvoir ancré dans une matrice coloniale, qui hérite de « la rhétorique de la modernité et de la logique de la colonisation » et reproduit « les formes structurelles actuelles de privilèges et de hiérarchies oppressives4« Museums in the colonial horizon of modernity: Fred Wilson’s Mining the museum », 2011. ». Le musée devrait donc, estime-t-il, intégrer les voix des héritiers de l’histoire coloniale.
Marine Schütz signale une autre conception, qui « met en jeu un autre type de critique des narrations sur l’histoire coloniale. Celle-ci, proche des perspectives défendues par Achille Mbembe, fait valoir la nécessité d’une pluralité de points de vue sur les objets coloniaux plutôt qu’une substitution du point de vue des subalternes à ceux, hégémoniques, issus des traditions héritées des histoires impériales européennes. »
La recherche de la vérité historique
Au-delà de ce que le concept de « colonialité » a d’ambigu et de contestable5Signalons à ce propos la parution à venir de Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle, anthologie de textes latino-américains contre les études décoloniales, aux éditions L’échappée (septembre 2024)., les démarches « décoloniales » des musées ressemblent moins à un prosélytisme idéologique qu’à la recherche – somme toute scientifique – de la vérité historique. À cet aspect historiographique, s’ajoute une dimension sociale et participative, consistant à se confronter aux tabous mémoriels et à associer des descendants des populations ayant vécu le colonialisme – c’est-à-dire un travail actif de mémoire.
Marine Schütz signale ainsi le projet du Musée des civilisations d’Europe et de la Méditerranée (Mucem) intitulé « L’Algérie rêvée, Algérie vécue : des regards en miroir ». Un effort « autour de la réinterprétation de certains objets de la collection du Musée d’Histoire de France et d’Algérie est informé par la volonté de renverser le point de vue sur l’histoire coloniale. Par son prisme géographique, le projet entérine la politique d’élargissement des objets d’étude du Mucem qui, à rebours de son approche initiale de musée d’ethnographie dédié à l’étude de corpus d’objets populaires localisés dans les régions françaises, ouvre la focale à l’échelle méditerranéenne. Depuis 2000 en effet, le musée actualise ses collections en effectuant plusieurs enquêtes-collectes d’objets d’immigrés algériens à Marseille. »
Comme au Bristol Museum & Art Gallery et au Mucem, des artistes contemporains liés par leur origine à l’histoire coloniale sont associés à ces programmes. Ni les démarches des artistes ni celles des musées ne sont a priori dispensables d’examen critique. Elles ne semblent toutefois pas verser dans cet endoctrinement que craignent des adversaires parfois caricaturaux à l’écoute du mot « décolonial ». Dans les années 2000, le politologue Paul Ariès avait qualifié le terme « décroissance » de « mot-obus », signifiant qu’il visait à frapper les esprits et interpeller. Peut-être faut-il entendre de la même façon « décolonial », terme qui recouvre diverses réalités – y compris celle d’un universalisme postulant la reconnaissance du statut de sujet de ceux qui en ont été dépossédés.
Au-delà de l’enjeu muséographique
Sous l’impulsion de sa directrice scientifique, l’historienne Krystel Gualdé, le musée d’histoire de Nantes a aussi entrepris une démarche « décoloniale ». La ville fut l’un des principaux ports du commerce triangulaire et les collections du musée témoignent de l’esclavage et de l’histoire coloniale. « Véhiculant une vision systématiquement dominatrice des victimes comme des acteurs africains de la traite et une idéologie racialiste bien avant que celle-ci ait un nom, les documents et objets présentés dans les salles continuaient de diffuser, de manière extrêmement forte et sans contrepoint, une vision coloniale des Africains », écrit Mme Gualdé6« Expression(s) décoloniale(s) : une expérience pour ébranler nos certitudes », 2024.. Ils étaient destinés, sous la IIIe République, à « former [les] futurs cadres coloniaux dans une vision dominatrice complètement assumée ». Depuis 2018, le musée organise « Expression(s) décoloniale(s) », événement bisannuel qui invite des artistes ou des universitaires africains et européens à des interventions en dialogue avec les collections. Ainsi, en 2021, celle de Gildas Bi Kakou, spécialiste de l’histoire de la traite atlantique en Côte d’Ivoire, a attiré l’attention des visiteurs sur le fait que la tradition africaine d’oralité était un mode de transmission souvent déconsidéré par la recherche occidentale. « Grâce au travail effectué par Gildas Bi Kakou, des contenus le plus souvent inédits furent accessibles aux visiteurs », commente Mme Gualdé.
Dans l’édition de 2023, François Wassouni, historien de la violence à l’université de Maroua, au Cameroun, a signé des cartels « mettant l’accent sur les objets les plus évocateurs de la brutalité physique et psychologique de la traite atlantique et de l’esclavage du musée […]. Généralement absente des textes occidentaux, cette approche plus personnelle et plus morale de l’histoire de la traite mettait en évidence les aspects inhumains du récit, souvent édulcorés par un discours économique et technique produit à des fins pédagogiques. »
Maximalisme des uns, pragmatisme des autres
L’ambition « décoloniale » ne se limite cependant pas à un enjeu muséographique ou historiographique. « Le décentrement des regards sur les objets coloniaux ne se limite donc pas au changement de narration du passé colonial », écrit Marine Schütz. « Bien plus, il engage la question de la transformation des rapports sociaux dans le présent par les approches qui font usage du passé colonial. »
Ce propos résonne avec celui de la politologue et féministe Françoise Vergès, dans Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée7La Fabrique, 2023.. Sa position, maximaliste, est néanmoins plus tranchée : « La décolonisation n’est pas une posture ; aucune institution ne peut être décoloniale tant que la société n’est pas décolonisée et le musée n’existe pas en dehors du monde social qui l’a créé. » Dans ce pamphlet aux accents anarchisants – donc antirépublicain et anti-étatiste –, elle tire les leçons de l’échec d’un projet de musée à La Réunion, estimant les institutions inaptes à entreprendre le travail de « décolonisation ». D’une part, parce qu’elle considère l’État arrimé à un capitalisme néolibéral qu’elle dit « racial », qui ne tolérerait pas les implications d’un musée fait « par le bas », avec les « racisés ». Et, même si le musée intégrait une partie de l’analyse critique décoloniale, ce serait pour actualiser et réaffirmer le récit universaliste, républicain, de l’État – qu’elle dénonce. D’autre part, elle voit dans l’intégration par une institution étatique de la revendication décoloniale un risque de « pacification » qui amoindrirait une lutte dont l’ambition devrait être, selon elle, de changer le système – politique, économique… et la « colonialité » – et non se satisfaire d’aménagements à l’intérieur de celui-ci. Une ambition guère compatible avec la gestion de musées publics…
Si, maximalistes, certains théoriciens affichent des positions antirépublicaines, anti-occidentales et culturalistes jusqu’à l’essentialisme, chez les acteurs institutionnels, la réception et les usages que recouvre le label « décolonial » ne semblent guère aussi obtus. Soumis à l’autorité politique et aux obligations du service public, ils sont, il est vrai, tenus à un pragmatisme contraire aux idées « incendiaires » de certains théoriciens. Les champions de l’idée « révolutionnaire » décoloniale peuvent donc avoir l’esprit tranquille : leur idéal étant inatteignable, leur « pureté » doctrinaire restera intacte.