Alain David, philosophe
La décision d’écrire un livre ensemble répond pour le philosophe Michaël Fœssel et le sociologue Étienne Ollion, tous deux professeurs à l’École polytechnique, à une ambition civique comparable à celle que portaient ceux que Clemenceau, au moment de l’affaire Dreyfus, avait nommé « les Intellectuels » : prendre en charge le désarroi d’une société en lui proposant la caution moins d’une expertise que de repères moraux, au moment où l’on peut estimer que tout est en train de s’effondrer. Le désarroi aujourd’hui, avancent nos auteurs, est celui de la présence de l’extrême droite, présence inadmissible, provoquant selon eux un énorme sentiment de scandale et de sidération. Comme ce sentiment est par lui-même stérile et laisse la société française impuissante et tétanisée, il s’agit avec ce livre d’expliquer, et, par-delà l’explication, d’orienter vers des solutions.
Clivage illusoire
L’affaire Dreyfus comme référence donc, doublé d’une autre grande référence à Marc Bloch : ce que Fœsselet Ollion dans leur titre désignent comme « l’étrange victoire » de l’extrême droite ferait ainsi écho à ce que Marc Bloch avait dans le désespoir consécutif à mai 1940 nommé « l’étrange défaite » 1Marc Bloch, L’étrange défaite, Paris, Franc-Tireur, 1946.. Pourtant, l’affaire Dreyfus et, d’autre part, l’immense stature de Marc Bloch, avec la référence à mai 1940 – ne sont-elles pas des comparaisons écrasantes ?
La thèse du livre est que l’extrême droite prospère aujourd’hui du fait de l’abandon (ce que le sous-titre indique) de la politique, c’est-à-dire d’une certaine langue politique qui faisait la distinction entre la droite et la gauche. Cet abandon irait de pair avec l’abandon de l’esprit des Lumières. Est-ce vrai ? Il y aurait lieu ici d’engager une longue discussion. Je la remplacerai par deux brèves observations.
La première est que dans leur prétention à rétablir la légitimité de l’opposition de la droite et de la gauche, Fœsselet Ollion créditent la gauche d’une ambition éthique – l’égalité et la justice – qu’ils contestent en revanche à la droite, très vite renvoyée dans les parages de l’extrême droite : ce qui par là-même invalide le critère droite-gauche qu’ils revendiquent.
La seconde observation est (je me la permets, puisque on a affaire à deux intellectuels de grande culture philosophique) que la revendication de l’opposition droite gauche est quasiment une citation du philosophe Alain (Propos, décembre 1930) : « Lorsqu’on me demande si la coupure entre partis de droite et partis de gauche, hommes de droite et hommes de gauche a encore un sens, la première idée qui me vient est que l’homme qui me pose cette question n’est certainement pas un homme de gauche ». Alain qui, pour des générations, fut le philosophe de la France radicale socialiste, pacifiste, rationaliste, mais qui cependant, en juillet 1940, se découvre antisémite convaincu et admirateur de Hitler… Pour lui comme pour d’autres, l’esprit des Lumières n’avait pas empêché – pas davantage qu’il n’avait dissuadé Marcel Déat, lui-même élève d’Alain, philosophe brillant – de se perdre dans l’abîme de l’Occupation.
Antisémitisme factuel
Et c’est en effet bien la question de l’antisémitisme qui est selon moi la pierre d’achoppement de ce livre, et qui fait que, par-delà ce qu’on pourrait tenir pour de la simple médiocrité, il intéresse la Licra. L’antisémitisme de l’extrême droite s’y trouve certes mentionné, se résumant essentiellement avec la figure de Le Pen, mais considéré seulement dans sa dimension factuelle (le calembour « Durafour crématoire », l’affaire du détail, etc.), sans que cette factualité elle-même ne soit élevée au niveau d’une interrogation plus profonde (si j’ose dire « transcendantale »), pas même à propos de l’affaire Dreyfus, ni même à propos du livre de Marc Bloch chez qui l’antisémitisme est pourtant inséparable du témoignage bouleversant que représente L’étrange défaite : les auteurs de L’étrange victoire ne soupçonnent pas un instant que l’étrangeté tenait justement au rapport de Bloch, irréligieux, français et républicain, à son judaïsme. À telle enseigne encore que la référence à l’antisémitisme actuel est systématiquement esquivée, assignée aux fantasmes de l’extrême droite, niée même quand il s’agit de retrouver de l’antisémitisme à gauche, niée encore lorsqu’il faudrait associer cet antisémitisme à l’islamisme, là même où celui-ci s’affiche avec le plus de violence : ainsi, le 7 octobre 2023. La seule phrase du livre où nos auteurs s’y réfèrent est à ce point caricaturale qu’elle mérite la citation : « …l’épisode le plus significatif est sûrement la crise qui s’est ouverte après les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023 puis la réaction impitoyable opérée par Israël. » (p. 46) Le 7-Octobre fut donc un « massacre », comme tel sans doute déplorable mais sans autre portée que sa seule factualité, tandis que la réaction d’Israël, « impitoyable », est l’objet d’une condamnation morale définitive.
Livre significatif donc pour la Licra : dans le fait même qu’il sollicite deux références historiales de l’antisémitisme, celle de l’affaire Dreyfus et celle (avec l’immense figure de Marc Bloch à laquelle avec quelque indécence nos auteurs se comparent) de 1940, soupçonnant peut-être que l’antisémitisme et la question juive sont intriqués (jusqu’à la mystique avait avancé Péguy) dans le concept de la République, mais en abandonnant en chemin ce soupçon à un implicite piteux. Cela même n’interroge-t-il pas notre époque et ses intellectuels, qui se mêlant de beaucoup de choses persistent, encore selon une expression de Péguy, à « ne pas voir ce qu’ils voient », à être embarrassés du judaïsme comme un poisson d’une pomme : un judaïsme ignoré dans son intrication avec la conceptualité occidentale ( « les Lumières ») quand il n’est pas objet de dénégation voire de ressentiment – ce qui est peut-être la façon la plus constante pour l’antisémitisme de se prolonger dans notre aujourd’hui.
