Gilles Clavreul, préfet, ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT
Article paru dans Le DDV n°694
Le 17 juin 1984, un million et demi de personnes défilent pour « l’école libre », obtenant de haute lutte le retrait de la loi Savary créant un « service public unifié de l’Éducation nationale ». Parmi les cortèges, une délégation est conduite par un revenant en politique : Jean-Marie Le Pen, 56 ans, défile ceint de sa toute nouvelle écharpe de député européen, conquise le dimanche précédent. Avec 11 % des voix, le FN confirme sa percée sur la scène politique nationale, après avoir créé la surprise l’année précédente lors de l’élection municipale de Dreux.
Défiler contre « la laïque », quoi de plus normal pour un parti d’extrême droite ? Deux mois plus tôt, en meeting électoral, Jean-Marie Le Pen s’en prenait à « mesdames et messieurs les enseignants laïcistes », accusés de se comporter en « caste de privilégiés » responsables – déjà – de l’effondrement du système éducatif « colonisé par une camarilla marxiste1Le Monde, 27 avril 1984. ». Au plus fort de la querelle scolaire, de tels propos sont monnaie courante dans la presse d’opposition ; ils n’empêchent pas l’orateur de se présenter en défenseur de la laïcité, synonyme de neutralité – celle qu’il reproche au corps enseignant d’avoir abandonnée –, tout en s’enorgueillissant d’être à la tête du seul parti politique à « prononcer le nom de Dieu ».
Succédant à son père en 2011, peu avant de se présenter pour la première fois à l’élection présidentielle, sa fille Marine procède à ce qui est vu alors par nombre d’observateurs comme une volte-face, faisant de la laïcité l’un des chevaux de bataille du Front national. En même temps qu’il s’affirme « social », le Front version Marine se veut républicain, donc laïque. Laïcité « falsifiée » peut-être ; valeurs républicaines détournées et dénaturées, sans doute : n’empêche que ce revirement, même superficiel, même rhétorique, a fait du FN/RN un objet politique plus difficile à saisir, donc à combattre, qu’un parti politique d’extrême droite traditionnel, s’emparant de thèmes historiquement portés par la gauche pour se respectabiliser et élargir sa base sociologique.
L’héritage lepéniste
Rupture et « trahison du père » ? La thèse communément admise mérite pourtant d’être nuancée : si le registre sémantique a sensiblement évolué, Marine Le Pen a hérité de son père une certaine plasticité en matière idéologique, et le thème de la laïcité n’y échappe pas. Agrégation de groupes hétéroclites allant des « indépendants » aux néo-nazis, en conflit permanent les uns avec les autres, le premier Front national se donne à voir comme un improbable syncrétisme entre chapelles « natios ». Comme le souligne Philippe Raynaud, « le parti de Jean-Marie Le Pen a réussi ce qui semblait impossible : fédérer dans une même organisation des courants qui paraissaient à jamais divisés (« païens » et chrétiens intégristes, conservateurs vichyssois et révolutionnaires fascistes, nationalistes anti-américains et défenseurs atlantistes de l’identité européenne « blanche » et occidentale, etc.)2Philippe Raynaud, « la nébuleuse intellectuelle du Front National », Pouvoirs, n°157, avril 2016. ».
Si le registre sémantique a sensiblement évolué, Marine Le Pen a hérité de son père une certaine plasticité en matière idéologique, et le thème de la laïcité n’y échappe pas.
Catholique revendiqué, Jean-Marie Le Pen a su choyer la sensibilité traditionaliste incarnée par Bernard Antony et les fidèles de Mgr Lefebvre, tout en faisant prévaloir une ligne nationaliste et anti-immigration largement inspirée par les « dupratistes3D’après François Duprat, numéro 2 du Front national, mort dans des circonstances restées obscures en 1978 dans une explosion, partisan d’une ligne « nationale-révolutionnaire » et à qui on attribue généralement la paternité de la ligne anti-immigration du FN. » et en puisant dans le répertoire conceptuel de la Nouvelle Droite, « ethno-différentialiste », européenne et « païenne ». Ses relations avec l’épiscopat français sont plus que fraîches : lors d’une fête des « BBR4La Fête des Bleu-blanc-rouge était une rencontre annuelle des sympathisants et membres du Front national. », en octobre 1985, Jean-Marie Le Pen épingle quatre journalistes d’origine juive, à la plus grande satisfaction de l’auditoire, puis réclame l’indulgence de Mgr Lustiger, enfant juif caché pendant la guerre et converti, s’autorisant de la colère du Christ contre les « Marchands du Temple », trope antisémite courant sous la Collaboration. La répétition des provocations antisémites, les justifications de l’inégalité des « races » mais aussi les scandales d’ordre privé ne permettront jamais à Jean-Marie Le Pen de normaliser ses relations avec l’Église, cantonnant son influence à une frange de catholiques en lisière de l’institution.
Le surgissement de la « nouvelle question laïque5Laurent Bouvet, La nouvelle question laïque, Paris, Flammarion, 2019. », symbolisée par « l’affaire des foulards de Creil » à la rentrée 1989, rebat les cartes en profondeur en plaçant la relation avec l’islam au centre du débat public. Invité à s’exprimer par le journaliste Pierre-Luc Séguillon en pleine polémique6Émission« Aparté » du 30 octobre 1989., Jean-Marie Le Pen concède sa « peur de l’islam », une religion en « formidable expansion démographique et en formidable tension religieuse ». Il oppose civilisation islamique où politique, religion et droit civil sont mêlés et civilisation chrétienne où ils sont historiquement séparés – « peut-être trop », glisse-t-il –, de sorte que laisser s’installer la religion musulmane, « religion de conquête » dans « l’espace chrétien » ne peut s’opérer « qu’au détriment de nos droits, de nos chances ». Pour autant, comme dans d’autres interventions par la suite, Le Pen ne s’étend pas sur la dimension religieuse, ou du moins il la replace dans la question plus vaste du « choc démographique » et ne voit dans la confrontation culturelle qu’une conséquence, évitable comme telle, de « l’immigration-invasion ».
Pas plus n’épousera-t-il la cause laïque lorsqu’il s’agira, à la suite des travaux de la Commission Stasi en 2003, de se prononcer sur l’interdiction des signes religieux à l’école. Non représenté à l’Assemblée, le FN n’aura pas l’occasion de voter contre la loi, mais ses dirigeants ne manqueront pas de dénoncer une initiative de « laïcistes extrémistes7L’expression est de Marine Le Pen, qui vient d’être désignée tête de liste aux élections régionales. Libération, 5 décembre 2003. » ni d’affirmer, à l’instar de Jean-Marie Le Pen, que « le voile n’est pas le problème » – contrairement à l’immigration de masse – ou encore de se déclarer favorable à la « liberté vestimentaire », comme Bruno Gollnisch. On peut y voir deux raisons : d’abord, c’est un message envoyé aux catholiques conservateurs, très réservés sur la loi de 2004, ainsi qu’en témoigne l’analyse du scrutin8Plusieurs députés de la majorité connus pour leur sensibilité chrétienne s’abstiennent ou votent contre le texte gouvernemental.. Ensuite, l’extrême droite n’est pas sans relations, complexes et en partie inavouées, avec le monde arabo-musulman – ou plutôt certains de ses dirigeants. Opposant à la Guerre du Golfe, Jean-Marie Le Pen a plus d’une fois marqué son admiration pour le régime de Saddam Hussein : d’autant plus étonnant est le rapprochement opéré un peu plus tard avec l’Iran, à la faveur d’un déplacement au Liban, fin 2002, où une rencontre prévue entre le leader du Front national et des dignitaires du Hezbollah, a été annulée in extremis après avoir été ébruitée9Jean-Marie Le Pen a catégoriquement nié l’existence de ce projet de rencontre.. Un tropisme qui ne cesse de se confirmer durant les années 2000, qui voient un Le Pen vieillissant accueillir dans son entourage proche les polémistes Soral et Dieudonné et fustiger « l’hégémonie américano-sioniste sur le monde dont le peuple palestinien, victime d’un génocide, paie le prix à travers le silence des États-Unis, de l’Europe et du monde arabe10L’Orient-Le Jour, 18 décembre 2002. », en des termes qui consonnent étrangement avec « l’antisionisme » d’extrême gauche.
Un Front national « laïque » ?
En remportant largement les élections internes face à Bruno Gollnisch en janvier 2011, Marine Le Pen prend les commandes d’un parti affaibli – financièrement, électoralement et sur le plan idéologique. En amont du congrès qui la porte à la présidence, Jean-Yves Camus note un « changement de ton » sur l’islam et la laïcité11« Avec Marine Le Pen, le discours du FN sur l’islam a changé », Le Monde, 14 janvier 2011.. Désormais, même si l’immigration continue d’être dénoncée, c’est au nom d’un combat culturel contre « l’islamisation de la société », caractérisée notamment par la visibilité accrue de l’islam dans l’espace public, les prières de rue ou encore la multiplication des commerces halal. Indéniablement, il y a un changement de ton : là où le lepénisme traditionnel prônait le « chacun chez soi » et justifiait la prééminence chrétienne par le respect d’un héritage historique, Marine Le Pen cible le « communautarisme », s’empare du registre sémantique de la laïcité républicaine et propose, pour sa première campagne présidentielle, l’interdiction du voile dans l’espace public.
À la présidentielle qui suit, le duel Hollande/Sarkozy éclipse la performance électorale de Marine Le Pen : avec près de 6,5 millions de suffrages et 17,9 %, elle améliore nettement le score de son père en 2002. Il ne lui faudra que deux ans pour faire fructifier ce capital électoral et installer le FN à la première place électorale, aux européennes de 2014, résultat confirmé l’année suivante aux élections régionales : le parti d’extrême droite, isolé, n’est certes pas en mesure de remporter la moindre région mais il se place désormais au centre du jeu politique national. Grâce à cette nouvelle ligne « laïque » ? C’est triplement douteux : d’abord, parce qu’elle n’est pas si nouvelle, le FN-RN de Marine réactualisant dans une phraséologie « républicaine » un constat d’incompatibilité culturelle déjà formulé par son père. Ensuite parce que ce discours n’est que superficiellement – pour ne pas dire faussement – laïque : ce n’est pas tant la neutralité religieuse comme telle qui est revendiquée, moins encore la liberté de conscience, que l’injonction faite aux pouvoirs publics de réduire par tout moyen la visibilité religieuse musulmane – quitte à se mettre elle-même en porte-à-faux sur la question des signes religieux ou celle de l’abattage rituel, et à compromettre sa tentative de « normalisation » des relations du parti d’extrême droite avec la communauté juive. Dans le même ordre d’idées, le RN a laissé ses maires, notamment dans le sud (Béziers, Fréjus, Beaucaire, Perpignan) mais aussi au nord (à Hénin-Beaumont, dans le fief mariniste) agiter la référence identitaire en installant des « crèches de Noël » dans leurs hôtels de ville, même lorsqu’aucune tradition locale ne pouvait être invoquée : laïcité à géométrie très variable, par conséquent, mais guère différente de ce que demande une partie de la droite classique, qu’il s’agisse de l’interdiction des menus de substitution (défendue par le maire LR de Chalon-sur-Saône), de la neutralité des accompagnatrices scolaires (imposée un temps par la circulaire Châtel de 2011) ou de la condamnation des prières de rue.
Ce n’est pas tant la neutralité religieuse comme telle qui est revendiquée, moins encore la liberté de conscience, que l’injonction faite aux pouvoirs publics de réduire par tout moyen la visibilité religieuse musulmane.
Enfin, et surtout, parce que si rupture il y a, elle ne se joue que très secondairement sur la question de la gestion politique du fait religieux. C’est d’abord sur le terrain des valeurs morales que le changement est patent, trahissant la faculté d’adaptation du parti d’extrême droite aux évolutions de la société : ainsi, Marine Le Pen n’a jamais soutenu les mouvements anti-IVG et a refusé de s’engager contre le Mariage pour tous. Si elle n’a pas abandonné le credo familialiste du FN première manière, elle a toujours affiché un certain libéralisme en matière de mœurs et placé son combat politique sous le signe de la défense d’un mode de vie « français » qui, à l’entendre, protège la liberté des femmes et celle des minorités sexuelles. Peu nous importe de mesurer la part de conviction sincère et l’adaptation pragmatique au climat politique : Marine Le Pen a su se mettre en phase avec les évolutions profondes du corps électoral, largement déchristianisé – moins d’un nouveau-né sur trois est baptisé de nos jours, contre 82 % en 1968, année de sa naissance –, et manifestant un attachement à la laïcité allant jusqu’à demander des durcissements que la loi ne prévoit pas. En cela, Marine Le Pen se rapproche davantage des formations d’extrême droite d’Europe du Nord, notamment du PVV néerlandais, que du conservatisme et de l’attachement aux valeurs familiales prônés par Giorgia Meloni en Italie.
Inatteignable « respectabilité »
Reste que cette radicalité dans la lutte contre « l’islamisation », si elle a pu rencontrer certaines aspirations de l’électorat et favoriser son ascension électorale, a fini par devenir un handicap pour le parti de Marine Le Pen : en 2017, elle a offert un angle d’attaque au candidat Emmanuel Macron, alors soucieux de faire le plein des voix de gauche et à ce titre, apôtre d’une France apaisée, ouverte au multiculturalisme au point de dénoncer, à son tour, les excès des « laïcistes ». Le tableau est certes différent en 2022, mais cette fois-ci c’est sur sa droite qu’elle se trouve débordée, avec la proposition plus radicale d’Éric Zemmour qui n’est pas sans rappeler, à bien des égards, celle de Le Pen père. Pour n’avoir pas révisé sa position sur l’interdiction des signes religieux dans l’espace public, elle se retrouve alignée sur son concurrent, mettant à mal sa stratégie de « dédiabolisation », et montrant aussi un problème de crédibilité. Prenant conscience du danger, le Rassemblement national « rétropédale » en pleine campagne, par la voix de Jordan Bardella12« Présidentielle : interdire le port du voile dans l’espace public “n’est pas une priorité”, mais c’est “un objectif”, affirme Jordan Bardella », interview à France Info, 19 avril 2022. : l’interdiction du voile n’est plus « une priorité » mais « un objectif », renvoyé à une discussion parlementaire qui s’annonce « complexe ». Ce n’est pas un enterrement, mais cela y ressemble fort.
Au demeurant, si le programme de Marine Le Pen renvoyait encore, en 2022, à une proposition de loi rédigée à la diable, se faisant fort d’interdire l’idéologie islamiste et ses manifestations, elle ne pouvait convaincre ni les juristes, ni les défenseurs de la laïcité, tant elle paraissait contraire aux principes de liberté de conscience et d’expression. De façon symptomatique, la plate-forme de gouvernement présentée par Jordan Bardella pour les législatives anticipées ne souffle mot de la laïcité…
Laïcité hors-sol
La laïcité cultivée par le Rassemblement national est comme toutes les plantes hors-sol : ses bras sont maigres et ses fruits sont fades. Tout au plus peut-on dire du parti de Marine Le Pen que, devenue une formation attrape-tout épousant les aspirations d’une France largement indifférente au fait religieux, notamment dans les catégories populaires, il s’est débarrassé de la quincaillerie « tradi », héritage disputé désormais entre la « droite du Trocadéro » et le parti d’Éric Zemmour.
La laïcité cultivée par le Rassemblement national est comme toutes les plantes hors-sol : ses bras sont maigres et ses fruits sont fades.
Le RN se présente aujourd’hui comme une formation sécularisée à défaut d’être réellement laïque, plus populaire et sociale que Reconquête ! et LR mais désormais sensiblement plus inquiète de compromettre son statut de quasi-favorite par des prises de position par trop clivantes. Le point de pivotement : le rapport à la communauté juive. Cible favorite et obsessionnelle du père, elle est devenue l’objet de toutes les attentions de la fille, sans toutefois qu’elle parvienne à éloigner ses encombrants amis de jeunesse, prestataires et soutiens parmi lesquels des figures de l’extrême droite antisémite. C’est là, et non sur la laïcité, qu’a opéré l’essentiel du processus de « dédiabolisation », et là aussi qu’il demeure inachevé, le RN se montrant incapable d’afficher autre chose qu’une empathie néo-consistoriale feinte et surjouée.
Il n’en est pas moins vrai que, dans l’escalier des manipulations identitaires, on croirait parfois que l’extrême droite a croisé l’extrême gauche sur le palier : l’une, tentant de grimper les marches de l’universalisme républicain, l’autre, dévalant la pente du communautarisme en faisant sienne la rhétorique « antisioniste » et en dénonçant, à l’instar de Jean-Luc Mélenchon, le « rayon paralysant » du procès en antisémitisme. À leur façon, caricaturale et manichéenne, les deux extrêmes de la vie politique illustrent dans ce chassé-croisé le désordre et la confusion de la grammaire politique contemporaine. La laïcité n’en est qu’un indicateur parmi d’autres, mais il est hélas très fiable.