Mikaël Faujour, journaliste
SOUTENEZ LE DDV : ABONNEZ-VOUS À L’UNIVERSALISME
C’est en Martinique qu’est né, en 1925, celui que l’auteur, journaliste, présente comme un « psychiatre révolutionnaire » et un intellectuel qui ne sacrifie pas aux abstractions « l’expérience sensible et […] son expérience personnelle ». D’ailleurs, Frantz Fanon ayant « grandi dans une société dont toute la structure, des bases au sommet, est abîmée par le racisme », c’est de cette expérience intime qu’il tire des conclusions diamétralement opposées à celles des décoloniaux. Certes, il n’est pas dupe et ses propos tranchants rappellent les constats de ces derniers. Ainsi, écrit-il : « Voici des siècles que l’Europe a stoppé la progression des autres hommes et les a asservis à ses desseins et à sa gloire ; des siècles qu’au nom d’une prétendue « aventure spirituelle » elle étouffe la quasi-totalité de l’humanité1Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, 1961.. » Mais Fanon ne cède ni au ressentiment ni à la généralisation. Au contraire, il maintient l’idéal de fraternité, d’émancipation et d’universelle dignité des hommes. Si les décoloniaux (dé)raisonnent en termes d’Occident, Europe, Blancs, Fanon rejette le prisme culturaliste et racialiste qui évince la question de la classe et de l’exploitation. En effet, il « estime que le racisme est le fait de la bourgeoisie des pays capitalistes, par le biais d’une domination économique et culturelle, qui provoque une double aliénation inévitable », rappelle Kévin Boucaud-Victoire.
La « race », pas plus déterminante que la lutte des classes
Frantz Fanon affirme que « l’homme est aussi un « non ». Non au mépris de l’homme. Non à l’indignité de l’homme. À l’exploitation de l’homme. Au meurtre de ce qu’il y a de plus humain dans l’homme : la liberté2Frantz Fanon, Peaux noires, masques blancs, 1952.. » « L’homme » : pas « l’indigène » ou « le racisé ». Ce qui le conduit à écrire, notamment : « Le Juif et moi : non content de me racialiser, par un coup heureux du sort, je m’humanisais. Je rejoignais le Juif, frère de malheur3Idem.. » Ce n’est donc pas contre l’universel, mais en son nom que Fanon en dénonce les dévoiements et trahisons, quand il devient l’alibi culturel d’une domination économique et culturelle. Son marxisme aussi, certes, hétérodoxe le distingue des décoloniaux – qui sont antimarxistes. Par exemple quand il écrit, explique Kévin Boucaud-Victoire, que « si la conquête coloniale a bien, en premier lieu des motivations économiques, elle est justifiée par des motifs culturels.
De même que Marx déclarait ne pas se reconnaître dans les marxistes, l’esprit de Fanon est peut-être le moins présent chez ceux qui s’en revendiquent le plus bruyamment.
Voilà pourquoi le racisme est le résultat d’une exploitation économique qui se mêle à une domination culturelle. » On est loin de l’analyse des Quijano4Aníbal Quijano Obregón (1928-2018), sociologue et théoricien politique péruvien., Mignolo5Walter Mignolo (1941), professeur de littérature argentin à l’université de Duke (USA). ou Bouteldja6Houria Bouteldja (1973), militante, ex-porte-parole du Parti des Indigènes de la République., pour qui la race est plus déterminante pour expliquer les rapports de domination depuis 1492 (!). Certes, pour Fanon, « aux colonies, l’infrastructure économique est également une superstructure. La cause est la conséquence : on est riche parce que blanc, on est blanc parce que riche. C’est pourquoi les analyses marxistes doivent être toujours légèrement distendues chaque fois qu’on aborde le problème colonial7Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, 1961.. » Cependant, la « race » n’est pas plus déterminante que la lutte des classes : « Un noir ouvrier sera du côté du mulâtre [métis blanc et noir] ouvrier contre le noir bourgeois. On a ici la preuve que les histoires raciales ne sont qu’une superstructure, qu’un manteau, qu’une sourde émanation idéologique dévêtant une réalité économique8Frantz Fanon, Pour la révolution africaine, 1964.. »
Accepter le meilleur de la pensée occidentale
Son universalisme concret le conduit à soutenir l’indépendance de l’Algérie. « Le colonialisme ne se contente pas de constater l’existence de tribus, il les renforce, les différencie. Le système colonial alimente les chefferies et réactive les vieilles confréries maraboutiques », analyse-t-il alors – ce qui le situe, encore une fois, aux antipodes du fétichisme décolonial de la « différence ». À ce propos, signale Kévin Boucaud-Victoire, « la négritude, comme tout culturalisme, lui apparaît plus comme une pathologie du racisme que comme une solution viable »9Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, 1961..
« Comme le relève sa biographe Alice Cherki, « Fanon n’a jamais remis en cause les acquis de la modernité ». Sa perspective n’est pas qu’anticolonialiste, elle est émancipatrice, et à ce titre, il est prêt à accepter le meilleur de la pensée occidentale. Voilà pourquoi « il ne souhaite pas […] une Algérie théocratique ou repliée sur des traditions anachroniques ». » On est loin d’un certain antiracisme prétendument politique qui, avec l’extrême droite islamique, mène une chasse aux « islamophobes »10Alice Cherki, Frantz Fanon, portrait, Paris, Le Seuil, 2011..
Et l’auteur de cet essai introductif, d’avancer, en conclusion : « En voulant à tout prix retrouver les anciennes traditions, quitte à les caricaturer grossièrement, la petite bourgeoisie indigène ne fait que prouver que les colonisés ne sont capables que d’archaïsmes. Cette lutte culturelle a, de plus, tendance à se substituer au combat social, seul capable d’assurer une vraie libération. » De même que Marx déclarait ne pas se reconnaître dans les marxistes, l’esprit de Fanon est peut-être le moins présent chez ceux qui s’en revendiquent le plus bruyamment. D’où l’intérêt de revenir à l’original : ce à quoi encourage Kévin Boucaud-Victoire de façon convaincante.
LIRE AUSSI : Nivedita Majumdar : « L’universalisme radical offre le cadre le plus pertinent pour combattre l’injustice »
SOUTENEZ LE DDV : ABONNEZ-VOUS À L’UNIVERSALISME
Achat au numéro : 9,90 euros
Abonnement d’un an : 34,90 euros