Propos recueillis par Emmanuel Debono
Comment les puissances exercent-elles aujourd’hui leur influence au-delà de leurs frontières ?
Dans un cadre géopolitique, les stratégies d’influence des États visent à entretenir leur image et leur rayonnement, légitimer leurs actions de politique étrangère ou nuire à un adversaire. Loin de s’exclure, ces objectifs peuvent s’accumuler. Ici on parle donc d’influence délibérée, celle qui mobilise de l’intelligence pour modifier un rapport de force. Elle est une action de médiation et un processus qui s’inscrit dans le temps. C’est un ensemble de pratiques très variées auxquelles les États ont dédié des moyens de manière plus ou moins importante en fonction des pays (les pays les plus avancés dans le domaine étant les États-Unis, la Russie et la Chine).
Cette palette de moyens a toujours été très large – diplomatiques, médiatiques, culturels, militaires – mais si la question de l’influence stratégique des États est devenue aussi importante aujourd’hui, c’est notamment parce que la numérisation de l’espace informationnel et les outils du numérique offrent de nouvelles opportunités.
Les outils du numérique permettent de s’adresser à des audiences préalablement définies de manière ciblée, sans médiation, à distance, avec un degré de transparence variable et à peu de frais.Que les opérations soient complètement assumées ou clandestines, la numérisation de l’espace informationnel facilite la mise en œuvre d’opérations sur tout le spectre de l’influence informationnelle, en propre ou en complément de stratégies plus conventionnelles.
D’autre part, la numérisation de l’espace informationnel a contribué à modifier le rapport au visible et à l’invisible, au secret ou au discret, plaçant la question de l’image et de la maîtrise des récits au cœur des enjeux de pouvoir de manière permanente. Dans et par cet espace, se jouer et jouer avec l’image et l’information devient un élément incontournable de toutes stratégies géopolitiques.
Les États autoritaires, soutenus par une frange de l’opinion des pays démocratiques, retournent constamment contre ces derniers l’accusation faite aux médias gouvernementaux d’être des « organes de propagande ». Qu’est-ce qui distingue les médias des uns et ceux des autres ?
« Propagande », « information » ou « communication » ne sont jamais des notions neutres. Les questionner, c’est interroger des systèmes socio-politiques, les rapports de force et de domination qu’elles mettent en jeu. Aussi, elles doivent toujours être analysées de manière contextuelle. Il en va de même pour les médias dits d’État. Leur création et leur fonctionnement doivent être analysés au travers des histoires, des cultures politiques et stratégiques dans lesquels ils s’inscrivent.
Le mieux est d’adopter une matrice d’analyse qui prendrait en compte à minima les éléments suivants : le statut administratif du média, son système de gouvernance, le cadre déontologique entourant le traitement de l’information du média, mais aussi ses liens avec le pouvoir en place par rapport au système politique dans lequel il s’inscrit.
Les États démocratiques, les États autoritaires ou des citoyens au sein de nos sociétés utilisent aujourd’hui le terme de propagande en faisant référence à la verticalité de la diffusion de l’information. Il est unanimement utilisé de manière dépréciative et sert d’outil rhétorique de discrédit. Toutefois, il faut tout de même rappeler que l’usage de ce terme n’a pas la même fonction selon les situations.
Que les opérations soient complètement assumées ou clandestines, la numérisation de l’espace informationnel facilite la mise en œuvre d’opérations sur tout le spectre de l’influence informationnelle, en propre ou en complément de stratégies plus conventionnelles.
Pour les États démocratiques, le terme sert à marquer une distinction entre les systèmes démocratiques et autoritaires dans un contexte de rivalités géopolitiques et idéologiques. La propagande était considérée comme une technique constituant l’un des piliers de la démocratie jusqu’au milieu du XXe siècle. Après cette période, le terme propagande devient associé au contrôle politique de l’information exercé par les régimes autoritaires mais aussi aux mensonges, à l’endoctrinement et à la censure.
Les régimes autoritaires retournent cette utilisation pour rappeler que la volonté de contrôle politique de l’information et des récits n’a pas disparu en Occident. Le recours au terme propagande vise à dénoncer une forme d’ « hypocrisie » des régimes démocratiques. Avec cet usage, ils reviennent en quelque sorte au sens premier du terme propagande. L’emploi du terme propagande a aussi une autre fonction : dans la crise de confiance qui entoure la représentation politique, induire l’idée que les médias sont contrôlés par l’État ou à son service, alimente des dissensions internes.
Émise par des opposants ou militants politiques, cette dénonciation vise à contester le pouvoir en place. Elle est le symptôme de la crise démocratique, politique et médiatique que connaissent les sociétés occidentales aujourd’hui.
Au sujet de Russia Today (RT) et de Sputnik News, Emmanuel Macron parlait précisément, en 2017, d’ « organes de propagande ». Le chercheur en géopolitique Kevin Limonier préférait parler quant à lui de « manœuvre informationnelle » et d’« influence informationnelle ». Où réside la nuance ?
Bien que toujours utilisés comme outils de diplomatie publique par Moscou, RT et Sputnik n’étaient pas simplement des porte-paroles politiques. Leurs orientations éditoriales s’alignaient idéologiquement sur la vision officielle du Kremlin, mais ils adaptaient leurs contenus et invités en fonction des pays.
Par ailleurs, ces acteurs médiatiques ne sont pas les seuls à servir l’influence russe. Une grande diversité d’acteurs plus ou moins transparents participent aux manœuvres informationnelles russes. Jusqu’au déclenchement de la guerre en Ukraine, il existait une réelle décentralisation de la production informationnelle. Le terme propagande ne rendait pas compte de cette réalité.
Les manœuvres informationnelles désignent toutes les opérations d’information conduites depuis et dans la couche informationnelle du cyberespace. Elles ne sont d’ailleurs qu’une des composantes de l’influence informationnelle qui elle-même désigne un processus beaucoup plus global dans lequel l’information est utilisée à des fins stratégiques.
Ces chaînes ont finalement été interdites d’émission dans l’Union Européenne à la suite de l’agression russe de l’Ukraine. Dans une démocratie, où les libertés d’information et d’expression sont des droits fondamentaux, faut-il attendre le déclenchement d’une guerre pour se défendre ?
Les gouvernements des pays démocratiques et l’UE n’ont pas attendu le déclenchement de la guerre en Ukraine pour agir contre les stratégies informationnelles. Mais c’est bien parce que l’on est en démocratie, que la pluralité des opinions doit être respectée, que les libertés d’information et d’expression sont fondamentales et que nous sommes dans des États de droit qu’y faire face n’est pas si simple.
C’est bien parce que l’on est en démocratie, que la pluralité des opinions doit être respectée, que les libertés d’information et d’expression sont fondamentales et que nous sommes dans des États de droit que faire face aux stratégies informationnelles n’est pas si simple.
Les menaces informationnelles posent un triple défi. La complexité de ce type de menace la rend difficile à définir. C’est pourtant la première étape avant la mise en place de toute réponse politique. Même si des définitions officielles ont été admises, dans la pratique, elles laissent place à une grande marge d’interprétation. Ces menaces soulèvent par ailleurs des enjeux qui dépassent le simple cadre de la confrontation entre États. Ils concernent l’adaptation de nos systèmes à la numérisation de l’espace informationnel et les capacités de résilience politique et démocratique de nos sociétés.
Il faut donc à la fois trouver des leviers pour faire face aux stratégies adverses qui menacent les systèmes démocratiques tout en assurant la résilience interne de nos sociétés. Tout cela sans pour autant contrevenir aux principes mêmes qui les fondent.
Faire face induit d’agir de manière parallèle sur de nombreux leviers d’action pour œuvrer à la fois contre l’orchestration de ces manœuvres et en limiter les effets en adoptant une approche globale. L’adaptation à ce nouvel environnement et à ses nouvelles menaces se jouent aussi à plusieurs échelles (États, UE, instances et acteurs internationaux) et fait intervenir aussi bien les acteurs du secteur public, du secteur privé, que de la société civile.
Le droit international n’offre pas de levier pour répondre efficacement à ces menaces et sanctionner directement les acteurs qui sont à l’origine de ces manœuvres. Plusieurs mesures ont été mises en place depuis 2018, qui sont essentiellement des mesures indirectes. Par ailleurs, il faut bien reconnaitre que la complexité de la menace tout comme le caractère transversal des réponses à apporter ne facilitent pas la communication sur le sujet.
Qu’est-ce qui explique le succès d’un média comme AJ+1AJ+ (Al Jazeera) est un média en ligne qatari. ? La diffusion sur les réseaux sociaux de contenus qui contestent les valeurs et principes républicains ne devrait-elle pas inspirer une vraie riposte des pouvoirs publics ?
AJ+ a largement appliqué des recettes inspirées des techniques du marketing d’influence. Le média a travaillé son image de marque, produit des contenus entre information et divertissement dans l’air du temps, et joue des émotions pour susciter de l’engagement. Dans le fond, il a su créer une ligne éditoriale idéologiquement cohérente (intersectionnelle, anticoloniale, antiraciste, contre les discriminations, écologiste et féministe) susceptible de séduire la jeunesse des banlieues d’ascendance africaine et maghrébine, et la jeunesse urbaine des grandes métropoles.
En tant que relai d’influence du Qatar, AJ+ est un autre exemple qui montre bien que les stratégies d’influence mises en place aujourd’hui vont au-delà de la désinformation. Elles s’inscrivent aussi dans des stratégies narratives basées sur des ressorts idéologiques. Il est frappant de constater à quel point les acteurs qui y sont à l’œuvre font preuve d’une très grande adaptabilité et sont particulièrement attentifs au facteur « réception » du message.
Lutter contre des contenus qui iraient contre les principes et les valeurs républicaines serait complètement anti-démocratique car ici le problème est politique. C’est l’origine du contenu et les intérêts qu’il sert qui est problématique. Cependant, des campagnes de sensibilisation du grand public pourraient être organisées dans une logique de prévention et de sensibilisation. Des campagnes de sensibilisation massives ont par exemple été organisées en Suède expliquant quoi faire en cas de crise, y compris en cas de manœuvres informationnelles.
Le droit international n’offre pas de levier pour répondre efficacement à ces menaces et sanctionner directement les acteurs qui sont à l’origine de ces manœuvres. Plusieurs mesures ont été mises en place depuis 2018, qui sont essentiellement des mesures indirectes.
Existe-t-il aujourd’hui une doctrine d’État face à ces stratégies d’influence ?
Le sujet étant transversal à de nombreuses problématiques, il n’y a pas de doctrine formellement établie. En revanche, il existe une mobilisation en France depuis 2018 des acteurs institutionnels et politiques. Ils ont impulsé plusieurs actions visant notamment à définir de nouveaux cadres d’action et de régulation adaptés à la menace.
Dans le champ de la lutte contre l’orchestration des manœuvres informationnelles est affirmée, en France, la volonté de ne pas laisser le champ libre aux adversaires et de se doter de moyens visant à soutenir le rapport de force dans cet espace. C’est notamment dans ce cadre qu’il faut voir l’élévation de l’influence comme sixième fonction stratégique en 2022 et la création de VIGINUM en 2021 (service de vigilance et protection contre les ingérences).
En parallèle, les acteurs institutionnels et politiques ont surtout accentué leurs efforts pour pousser les plateformes à prendre des mesures pour lutter contre la propagation et la circulation des fausses nouvelles.
Au sein de la société civile, de nombreux observateurs ont pointé les limites des cadres méthodologiques de référence retenus sur ce sujet. Les dichotomies entre le vrai et le faux et entre la fiabilité et le mensonge introduisent un biais de subjectivité très important.
Enfin, professionnels de l’information ou chercheurs ont souligné pour le moment le caractère incomplet de cette mobilisation. Ils pointent l’absence de mesures politiques concrètes, de grande ampleur qui viseraient entre autres à sensibiliser et à inclure les citoyens dans cette lutte. Cet axe nécessiterait la mise en place d’une réelle politique publique à la croisée de l’Éducation Nationale et du ministère de la Culture notamment.
Face à la désinformation organisée, aux cyberattaques, au trolling institutionnalisé et systématisé, à la guerre numérique, la France est-elle efficacement armée ? Et l’Union européenne ?
La crise du COVID ou la guerre en Ukraine ont bien montré deux choses : d’une part que les impacts étaient multiples, qu’un bouleversement dans une zone du monde pouvait impacter nos quotidiens, mais aussi que les logiques de gestion de crise et les résolutions de problématiques se situent à une échelle supranationale : celle de l’Union européenne.
Une partie de l’efficacité des mesures prises au sein des instances dirigeantes repose sur la capacité des sociétés à affronter et dépasser les effets des crises. Le contexte actuel invite à réfléchir aux impératifs de communication autour des solutions retenues dans la gestion des crises.