Mikaël Faujour, journaliste
Article paru dans Le DDV n° 687, été 2022
Dans l’art de Fernando Botero, la rondeur est partout : les hommes, les femmes, les enfants, les cardinaux, les chats et même les toitures, tout est rebondi jusqu’à l’irréalité, comme par un refus absolu des lignes tranchantes et des angles aigus. Les montagnes, sous l’horizon, sont moelleuses comme des oreillers ; les tuiles des toits font le dos rond, et oranges, pommes, poires et raisins, prêts à éclater, évoquent la plénitude de la vie. De prime abord, le monde de Botero paraît exprimer la gaieté, la bonhomie, une candeur édénique et qui donne parfois même l’impression de confiner à la niaiserie : de gentils bonshommes et bonnes femmes, des scènes de village colorées, de bien sages nudités, des natures mortes exposant des fruits lisses comme du plastique… En cela, son esthétique fait penser à la peinture dite naïve – celle, en particulier de pionniers, tels le douanier Rousseau ou Camille Bombois, avec lequel il partage un goût pour des corps aux volumes ronds et massifs.
Ces caractéristiques rendent identifiables au premier regard un « Botero ». Et, si cette rondeur évoque une marque – y compris dans un sens marchand –, il y a pourtant davantage dans son art, et même tout autre chose, que des édens imaginaires ou la touchante maladresse technique de ces autodidactes besogneux.
Tout sauf naïf
À la vérité, Fernando Botero a une solide formation et une vaste connaissance de l’histoire de l’art. Dès 1949, l’aquarelle Femme pleurant montre un talent précoce et une maîtrise avancée de ses moyens plastiques. Alors qu’il a seulement 17 ans, on devine déjà là ce qui sera le cœur de son style : la massivité, le goût du volume – puissant et arrondi, en l’occurrence.
Adolescent, découvrant dans un livre les avant-gardes européennes, leur nouveauté fait écho à son anticonformisme. À 20 ans, il part en Europe. En Europe, d’abord, où, de 1952 à 1955, en Espagne, en France, en Italie, il découvre à la fois l’art ancien – Giotto, Piero Della Francesca… – et l’art moderne – le cubisme, Picasso… Il séjourne ensuite au Mexique en 1956 et 1957, pays des grands muralistes (Diego Rivera, Clemente Orozco, David Alfaro Siqueiros), dont l’influence domine l’art latino-américain. Un séjour new-yorkais en 1957 l’expose aussi à l’expressionnisme abstrait, à son apogée.
Durant ces années de formation, son art laisse transparaître ces diverses influences sans que, pourtant, Botero ne cherche à imiter ces styles ou s’y fondre. Bien plutôt, ces diverses singularités esthétiques alimentent sa réflexion pour l’élaboration de son vocabulaire plastique, qui déjà se précise : figures massives, cadrage serré, grands formats, volumes ronds. Il n’œuvre pas en épigone, mais métabolise, « botérise » ce à quoi il se frotte. Tout comme les grands artistes modernes d’Amérique latine, de Diego Rivera ou Clemente Orozco à Candido Portinari, Wilfredo Lam ou Oswaldo Guayasamín, son art est le fruit d’un métissage : de la statuaire préhispanique (sculpture olmèque ou de San Agustín, en Colombie) à l’art moderne, en passant par la Renaissance italienne. Ces découvertes le conduiront lentement à lui-même, à l’affirmation de son style.
Nullement « naïf », l’art de Fernando Botero procède surtout du choix de simplifier son langage formel à partir du milieu des années 1960. Les formes dodues, les cadrages serrés resteront ; la facture, quant à elle, se fait lisse, dominée par les aplats, débarrassée des effets de matière, et la palette chromatique s’élargit, cherchant l’harmonie. Trouvant sa manière définitive, il abandonne les recherches formelles afin de se concentrer sur la création de son monde. Ce choix ressemble à celui de Milan Kundera qui, abandonnant la poésie pour embrasser le roman, se dépouille du lyrisme et opte pour une langue claire afin d’explorer la condition humaine et ses enjeux philosophiques.
Si Botero ne jouit pas, dans l’histoire de l’art du XXe siècle et du début du XXIe, du même prestige que des géants comme Jackson Pollock ou Mark Rothko, c’est entre autres parce qu’il s’est refusé à la surenchère formaliste que l’imaginaire progressiste impliquait. « Être ou ne pas être d’avant-garde ne m’a pas préoccupé. Ce genre de notion ne me concerne pas », a déclaré Botero[Toutes les citations sont tirées du catalogue de l’exposition « Fernando Botero, au-delà des formes », aux éditions Musée des beaux-arts de Mons (Belgique), 2021.]. La même défiance critique vis-à-vis du mot d’ordre pseudo-rimbaldien des avant-gardes, selon lequel « il faut être absolument moderne », est d’ailleurs aussi à la racine de l’art de Kundera.
Face à la condition humaine
« Ma peinture a deux sources principales : mes points de vue esthétiques et le monde latinoaméricain dans lequel j’ai grandi. » La première source, nous l’avons vu, s’est formée grâce aux voyages et aux découvertes des grands artistes anciens ou contemporains – appropriations culturelles qui ont conduit Botero à forger son langage propre : le comment de son art, sa forme. La seconde source, c’est l’imaginaire qu’il entend exprimer, le monde qu’il veut créer : le quoi. « On ne peut pas faire de la peinture sans appartenir à un lieu », a-t-il affirmé. Ayant dialectisé singularités et styles d’ailleurs et d’autrefois, il affirme son identité propre, enracinée dans un lieu, ses couleurs, ses modes de vie. Son art n’a cependant rien de « folklorique », si on entend par là une célébration de l’harmonie perdue et d’un « local » idyllique, plongé dans le formol. La « couleur locale » chez Botero ne se décline pas sous une forme pseudo-édénique ou passéiste, mais bien en prise avec l’Histoire. Le microcosme n’est pas celui de la boule à neige, mais la métaphore du macrocosme, où l’harmonie et la douceur voisinent avec l’horreur et la cruauté.
« Bien que l’art n’ait pas le pouvoir de changer la société, il a celui de préserver la mémoire des événements. »
Fernando Botero
À maints égards, l’art narratif de Botero rejoint les mondes romanesques truculents, contrastés, complexes des romanciers latino-américains contemporains, de Miguel Ángel Asturias à Mario Vargas Llosa, Juan Rulfo ou son compatriote Gabriel García Márquez. Devant certaines toiles, il est difficile de ne pas penser au village fictif de Macondo inventé par ce dernier dans Cent ans de solitude. Dans ses créations, tout un monde chamarré s’ébroue profusément, une Amérique latine tropicale où la vie – végétale, pulsionnelle, sensuelle – surabonde, y compris jusque dans l’épanouissement de la pulsion de mort. Fresque humaine, sociale, matérielle, le monde de Botero partage avec ces écrivains une même appétence à embrasser le réel dans sa démesure et à l’exprimer.
« Force est cependant de constater qu’un certain comique frivole – finalement conciliant – associé à une brillance dans la représentation picturale d’une société boursouflée – au sens propre comme au sens figuré – ôte à ces tableaux beaucoup de leur acidité », écrit l’un des auteurs de L’art du XXe siècle des éditions Taschen. Or, s’il se dégage de l’art humaniste de Botero une tendresse pour l’humanité, peut-être même une miséricorde fraternelle profane, s’il est un peintre du bonheur, de la vie joyeuse, de l’éros, il n’a cependant jamais détourné les yeux de l’horreur et de la cruauté. La maxime célèbre de Térence, « Je suis homme : j’estime que rien de ce qui est humain ne m’est étranger », s’applique parfaitement à son art, exploration de la condition humaine dans toute sa variété – de l’intimité de la vie domestique et de l’allégresse des fêtes populaires à la cruauté de la guerre civile, de l’érotisme (il a notamment consacré une série au Kama Sutra) à la tragédie de la ville de Popayándétruite en 1983 par un séisme, du cirque et des parties de campagne à la moquerie anticléricale surréalisante à l’ironie buñuélienne, qui lui fait peindre des cardinaux empilés comme les fruits d’une nature morte.
« On ne peut pas faire de la peinture sans appartenir à un lieu. L’art populaire, la tradition indigène, l’art colonial, tout cela ressort dans mes œuvres sans que moi-même je m’en rende compte. »
Fernando Botero
Singulièrement, ce sont ses peintures de la guerre civile colombienne et la série consacrée, en 2005, à Abu Ghraïb, qui marquent l’esprit, la violence y étant exprimée avec d’autant plus de force que ses personnages replets paraissent vulnérables. Quand il peint les massacres, les tortures, mais aussi quand il peint la mort de Pablo Escobar ou la ville ravagée par le séisme, Botero se révèle en chroniqueur. Dans les pas du Francisco de Goya des Désastres de la guerre ou du Picasso de Guernica, il se fait le témoin de son temps, un peintre d’histoire – sans illusion, mais pour attester, car estime-t-il, « bien que l’art n’ait pas le pouvoir de changer la société, il a celui de préserver la mémoire des événements ».
« Pas de peinture sans appartenir à un lieu »
Dans les années 1950, l’expressionnisme abstrait new-yorkais est à son apogée. Pour contrer le soi-disant réalisme socialiste (qui n’était ni réaliste ni socialiste, mais un idéalisme totalitaire), il est utilisé par les États-Unis comme outil d’une guerre culturelle et promu en Europe et à travers les Amériques comme une manifestation de la liberté individuelle. Anticommuniste fervent, libéral convaincu, le critique d’art cubain José Gómez-Sicre (1916-1991) est un relais actif de cette propagande en Amérique latine, notamment au sein de l’Union panaméricaine. L’homme hait le muralisme mexicain, art figuratif, politique et social – voire révolutionnaire. À ses yeux, l’abstraction exprime mieux son idéal individualiste et libéral, celui du modèle états-unien. Étant par définition sans référent empirique, sans narration, individualiste, l’expressionnisme abstrait est en effet l’opposé même du muralisme et de la figuration en général.
S’il n’était ni muraliste ni socialiste, Botero se refusa toujours à pratiquer l’art hors-sol que promouvait le soft power états-uniencar, « alors que les artistes new-yorkais s’orientent vers une peinture informelle voire résolument abstraite, Botero n’est jamais séduit par celui qu’il considère comme un “conceptualisme calligraphique” contemporain, y voyant le risque d’un langage impersonnel et désengagé qui, parce qu’il renonce à une intelligibilité partagée par toutes les couches sociales, s’avère à ses yeux élitiste et, à son tour, décoratif. Ainsi, loin d’être un langage dépassé, la figuration lui apparaît comme “la seule forme d’avant-garde authentique” et l’étude de l’art ancien le seul moyen de “s’affranchir du ‘colonialisme artistique’” contemporain, européen et états-unien », écrit Cecilia Braschi, commissaire de l’exposition que lui a consacrée, d’octobre 2021 à janvier 2022 le musée des beaux-arts de Mons (Belgique).
Dans l’introduction du catalogue de cette dernière, le directeur du musée Xavier Roland avance que « [son] esthétique que nous avons envie de nommer “située” par opposition à celle dite “internationale” n’a de sens que si elle se conjugue à gauche et non à droite sur l’échiquier politique ».Contre le faux universalisme d’un sujet libre parce que déraciné, sans feu ni lieu, produisant un art de nulle part (l’expressionnisme abstrait hier ou l’art post-conceptuel aujourd’hui), l’universalisme de Botero s’ancre dans un lieu spécifique. Botero illustre, comme l’affirme l’écrivain portugais Miguel Torga, que l’universalisme, « c’est le local moins les murs ».
« On ne peut pas faire de la peinture sans appartenir à un lieu. L’art populaire, la tradition indigène, l’art colonial, tout cela ressort dans mes œuvres sans que moi-même je m’en rende compte », remarque d’ailleurs le peintre colombien. Et c’est depuis le particulier, depuis l’expérience d’un lieu, de son histoire, de ses mœurs, de ses symboles où s’attache sa socialité, que Botero explore la condition humaine.