Christophe Capuano, professeur d’histoire contemporaine (Université Grenoble-Alpes), président du jury du Prix Samuel Paty et membre du Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République
Bonjour à toutes et à tous,
Je remercie tout d’abord la Licra et Bernard Ravet, coprésident du Réseau éducation de cette association, de m’avoir fait l’honneur de participer à cette journée contre le racisme et l’antisémitisme en tant que grand témoin. Et de m’avoir laissé une totale liberté de parole. Cette invitation est liée à ma fonction de président du Prix Samuel Paty. Je rappelle ici que ce Prix est porté par l’Association des professeurs d’histoire géographie depuis 2021 et concrètement par un comité de pilotage dont je salue l’engagement. Ce Prix a pour ambition de continuer l’action de Samuel en se centrant sur la laïcité, le thème de cette année, mais aussi des enjeux de citoyenneté, la liberté d’expression ou l’esprit critique. Chaque année des dizaines de collégiens et lycéens y participent avec des travaux de très grande qualité. Ce Prix a également pour vocation de continuer à porter les valeurs qu’incarnait Samuel.
J’ai entendu des partis extrêmes récupérer le nom de Samuel Paty, voire l’instrumentaliser en fonction de leur cause, fondée sur la haine de l’autre, sur la stigmatisation d’autrui en fonction de ses origines ou de ses croyances. Rien n’est plus faux, rien plus éloigné de qui était Samuel Paty. Durant toutes ces années d’enseignant, il a été un homme de dialogue et de tolérance, un homme laïc, profondément républicain et surtout un homme libre. C’était aussi un homme engagé contre toutes les formes de discrimination : il utilisait pour cela la clef éducative qu’utilise nombre d’enseignants : il les éveillait à la culture de l’autre, en travaillant activement avec l’Institut du Monde arabe (IMA) – il en était le référent de son collège et tous les collègues qui l’ont croisé à l’IMA peuvent témoigner de son implication. Cette entrée par la culture – avec une éducation de ses élèves à la calligraphie et à la musique arabes – est l’un des meilleurs moyens, il l’avait parfaitement compris, pour éviter les formes d’incompréhensions mutuelles qui peuvent mener à la haine entre élèves. Mieux se connaître, c’est déjà mieux s’accepter dans notre idéal laïc et universaliste, c’est aller vers cet idéal de faire commun et de faire nation. Il me semble que ces formes d’ouvertures culturelles et d’échanges réciproques, avec l’IMA ou d’autres institutions, je pense aussi au Mémorial de la Shoah, doivent être encouragés comme des moyens peut-être plus efficaces que des injonctions formelles parfois rejetées par les élèves. Samuel Paty était aussi, on le sait1Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie, a été assassiné le 16 octobre 2020 par un terroriste islamiste à la suite d’un cours d’éducation morale et civique consacré à la liberté d’expression., très impliqué dans ses cours d’éducation morale et civique, où la lutte contre la racisme et l’antisémitisme occupe une place importante. Et il savait à quel point l’École vise au partage des valeurs qui la fondent.
Si les enseignants ont un rôle clef bien sûr, ils ne peuvent pas, à eux seuls, réduire la fracture culturelle et la fracture sociale dont de nombreux établissements sont le jeu. Or les formes de racisme et d’antisémitisme dans l’enceinte scolaire ne sont-ils pas en partie le reflet de ce qui se jouent en dehors, au sein des quartiers ? Réduire ces fractures et aller vers plus de mixité culturelle et sociale, assurer la continuité républicaine, sont des pistes sérieuses d’une politique de fond et de long terme pour résoudre les maux qui nous gangrènent et pour refaire société. Des expérimentations ont été menées en ce sens, comme à Besançon ou à Paris, et le sont en ce moment dans certaines académies comme en Alsace. Il sera extrêmement intéressant de les évaluer, d’en comprendre les obstacles et de les améliorer. On sait qu’il faut l’appui des élus et des parents pour que cela fonctionne.
Les actes de racisme et d’antisémitisme continuent structurellement à représenter une part des faits graves remontés par l’Éducation nationale. Mais il me semble important de souligner le tournant historique auquel nous assistons. Alors que les actes de racisme constituaient la grande majorité des actes de haine dans les établissements scolaires jusqu’en 2023, la tendance s’inverse désormais et ce sont les actes antisémites qui en constituent en 2024 la part majoritaire selon les données convergentes de l’Éducation nationale et du Crif. Cette montée de l’antisémitisme est un phénomène global depuis le mois d’octobre 2023, l’attaque du Hamas du 7 octobre puis l’offensive israélienne sur Gaza. Selon le Crif, en trois mois, le nombre d’actes antisémites a été l’équivalent des trois années précédentes2https://www.crif.org/fr/content/crif-rapport-sur-les-chiffres-de-lantisemitisme-en-2023-flambee-des-actes-antisemites-en-france-a-partir-du-7-octobre.. Environ 13% de ces actes sont réalisés dans les établissements scolaires, en particulier dans les collèges avec des auteurs de plus en plus jeunes et parfois soutenus par des parents qui portent eux-mêmes des propos haineux sur fond de représentations erronées ou d’idéologie islamiste ou de position idéologique d’extrême-droite ou d’extrême-gauche.
Depuis deux ans, depuis l’élection présidentielle de 2022, la parole s’est même libérée dans sa dimension la plus haineuse au collège et au lycée. Il n’est pas rare de voir par exemple afficher par des lycéens et par leurs parents des discours extrémiste, se revendiquant du IIIe Reich et promouvant la figure d’Adolf Hitler. Ainsi, dans certains lycées, des groupes WhatsApp se revendiquant du nazisme se sont multipliés, notamment dans des territoires très ruraux et agricoles ou dans des espaces de la France périphérique. Si les auteurs sont systématiquement poursuivis et punis, cela révèle un phénomène très inquiétant.
Et les universités de sont pas épargnées : graffitis, affiches, insultes, menaces. Le phénomène s’amplifie même selon les dernières tendances du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Des inscriptions antisémites ont par exemple été retrouvées dans l’enceinte de plusieurs campus universitaires depuis le 7 octobre : à Poitiers, Paris, Rennes, Strasbourg, Menton. Même les facultés de médecine, « là où l’on forme des gens à soigner leur semblable3Philippe Pomar, doyen de la Faculté de médecine. », ont été le théâtre d’actes antisémites. À la faculté de santé de l’Université Toulouse III Paul Sabatier, le 15 novembre 2023, une étudiante en première année a ainsi découvert sur sa pochette laissée sur son pupitre le temps d’une pause « sale juive, crève » accolée à une croix gammée. Le doyen Philippe Pomar a exigé que chaque cours soit désormais introduit par la lecture d’un message rappelant la gravité de tels actes.
Dans toutes les universités, comme dans la mienne à Grenoble-Alpes (UGA), des campagnes de sensibilisation des personnels à la prévention des actes racistes et antisémites sont pourtant organisées et des référents sont institués. À Grenoble par exemple, cet engagement pour une université solidaire et citoyenne est inscrit dans les actions de la vice-présidence à l’égalité femmes-hommes et à la lutte contre les discriminations. Des ressources sont proposées comme un guide pour renforcer les actions de prévention, d’écoute, d’accompagnement, et de traitement des situations racistes et antisémites. Il est construit, je cite, « dans l’objectif de donner les moyens à chaque membre du personnel de l’UGA et de ses établissements-composantes de s’informer sur le racisme, l’antisémitisme et ses manifestations inappropriées et illégales, ce guide permet à toutes et tous d’adopter des bons réflexes ». Il invite chaque membre de la communauté universitaire à « agir contre le racisme et l’antisémitisme à son échelle, en devenant témoin actif et ne tolérant pas les propos et les agissements qui portent atteinte à l’intégrité physique, psychique des personnes qui en sont la cible ». De son côté, l’Université d’Orléans vient de signer, ce 20 mars, une convention de partenariat avec le Mémorial de la Shoah, permettant d’agir plus activement dans le Supérieur en s’appuyant sur les ressources et les données scientifiques du Mémorial. Une première qui devra se généraliser dans le monde universitaire.
À l’École, le phénomène conjoncturel de l’antisémitisme depuis le 7-Octobre se combine à un phénomène systémique et l’amplifie : le départ, depuis plusieurs années, des enfants juifs des établissements publics de certains quartiers, de certaines banlieues de grandes villes, en Seine-Saint-Denis, la banlieue lyonnaise, dans les banlieues marseillaise et niçoise. Et une augmentation des inscriptions dans les établissements confessionnels privés. En 2019, le président de la République s’était déjà inquiété du phénomène4Cette situation était déjà signalée dans le rapport de Jean-Pierre Obin, « Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires », juin 2004.. En 2023, le ministre de l’Éducation nationale Pap N’Diaye a demandé au Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République un audit sur cette question. Un groupe de travail a été monté et dirigé par Jacques Fredj, directeur du Mémorial de la Shoah. Il révèle une réalité alarmante avec de nombreux témoignages mais il est évidemment difficile à quantifier statistiquement. Cette étude montre néanmoins une tendance : les élèves sont non seulement harcelés dans les établissements scolaires mais aussi dans les quartiers et les dernières familles juives quittent certains territoires. Ces situations qui font le jeu des communautarismes mettent à mal, bien sûr, notre idéal de vie universaliste. La situation est gravissime.
Pour résumer, jamais les actes racistes et antisémites n’ont été aussi nombreux en France. Même s’il faut avoir conscience que le phénomène auquel nous assistons n’est pas propre à la France mais malheureusement très répandu en Europe comme chez nos voisins, en Allemagne par exemple. Notre signal d’alarme montre aussi, et c’est une bonne chose, que notre seuil de tolérance vis-à-vis du racisme et de l’antisémitisme est très bas par rapport à d’autres sociétés comme en Grande-Bretagne où certains de ces actes sont traités avec plus de laxisme.
Pour terminer, je souhaiterais insister sur deux points. D’abord, si la lutte contre le racisme et l’antisémitisme doit être conduite partout et tout le temps, dans les classes comme dans les espaces informels de l’École, elle doit aussi être menée en ligne sur les réseaux sociaux et dans les territoires où s’inscrivent les établissements scolaires. Les dispositifs de lutte à mettre en œuvre doivent donc mobiliser le plus largement possible et de manière coordonnée l’ensemble des personnels – du chef d’établissement à l’assistant d’éducation, en passant bien sûr par l’enseignant et le rectorat ainsi que les équipes Valeurs de la République – mais elle doit aussi mobiliser plus largement les parents, les citoyens, les acteurs de l’éducation populaire, les formateurs sportifs, les élus. Et je salue l’initiative de la Licra d’avoir rassemblé une partie de ces acteurs aujourd’hui.
Ensuite je pense que chacun peut agir à son échelle. À mon niveau, avec un petit groupe du Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la république, nous travaillons à une proposition de formation pour une montée en compétence des personnels de l’Éducation nationale sur le traitement pratique des questions de laïcité et de valeurs de la république. Nous avons auditionné un certain nombre d’acteurs et il s’avère que ces personnels sont mal outillés, peu entraînés. Dans quelques mois, nous proposerons un outil innovant de simulateur en ligne pour les enseignants, les assistants d’éducation, et les personnels de direction. Il leur permettra de lutter de manière plus efficace contre les atteintes à la laïcité mais aussi les discriminations, le racisme et l’antisémitisme. C’est une réponse parmi d’autres et j’espère que d’autres propositions stimulantes viendront nourrir notre réflexion.