Propos recueillis par Emmanuel Debono, rédacteur en chef du DDV
Comment définir la « guerre de l’information » ?
La guerre de l’information désigne le recours à l’information comme à une arme, dans le cadre d’un conflit qui a pour théâtre l’espace informationnel au sens le plus large. Elle oppose directement les États entre eux et, en l’espèce, depuis la fin de la guerre froide, les États-Unis et leurs alliés, aux régimes autoritaires. Ces derniers se sont sentis, et continuent de se sentir, menacés, du fait que les États-Unis ont fait de leur supériorité dans l’espace informationnel, notamment en termes technologiques et en termes de capacité de production et de diffusion de contenus médiatiques, un levier au service, d’une part, de leur puissance et de leur influence et, de l’autre, au service de l’extension de la démocratie dans le monde.
Quelle rupture introduit la Guerre du Golfe (1991) ?
La Guerre du Golfe marque un tournant en raison de l’avènement du numérique, qui a des impacts sur le recours à l’information dans l’espace de conflictualité militaire, notamment avec l’usage de missiles guidés au laser ou par GPS. L’apparition des chaînes d’information en continu, diffusées par satellite, puis celle des réseaux numériques, modifient également la nature même de la guerre, en donnant naissance à la « cyberguerre ». Un deuxième point de rupture est la guerre en Irak, qui voit les États-Unis recourir à l’information et à sa manipulation à grande échelle, pour servir leurs intérêts géostratégiques hors du cadre du Conseil de sécurité de l’ONU. Le troisième grand basculement est celui de l’hiver 2011-2012, avec les élections en Russie, mais également l’accession au pouvoir en Chine de Xi Jinping, en 2012. Les régimes autoritaires perçoivent alors les réseaux sociaux à la fois comme une menace pour leur stabilité et une opportunité pour la fragilisation de leurs adversaires. La révolution iranienne de 2009 et les printemps arabes de 2010-2011 ont permis à des opposants de contester les régimes en place. Les régimes autoritaires y voient une accentuation de la menace et s’engagent dans une guerre qui est une guerre à mort contre la démocratie, considérant que leur survie dépend de notre effondrement interne.
Comment les États autoritaires régissent-ils à l’offensive informationnelle ?
Dans un premier temps, ils se mettent à niveau sur le plan défensif, en fermant leur espace informationnel aux ingérences étrangères. Ils se lancent dans la mise en œuvre de dispositifs de surveillance des communications électroniques et se dotent de cyber-armées. Ces outils sont d’abord utilisés contre leurs opposants, avant d’être employés au-delà de leurs frontières, lorsqu’ils se réapproprient les codes du soft power, cette « puissance douce » théorisée par Joseph Nye en 1990. Ces États renforcent leurs moyens de diplomatie publique et leurs moyens médiatiques, de sorte de constituer un écosystème informationnel international à même de concurrencer le récit américain des événements globaux et plus largement le récit occidental.
L’objet principal de cette guerre, qui abolit les frontières entre la guerre et la paix, est la conquête des esprits et non plus d’un territoire. Et en même temps, à la différence de la guerre froide, qui consistait en des conflits périphériques, il s’agit là d’un conflit direct.
En quoi cette guerre est-elle asymétrique ?
Non astreints aux règles de droit qui sont les nôtres, les régimes autoritaires peuvent instrumentaliser leurs propres médias à des fins militaires, mobiliser des entreprises privées au service d’une politique d’influence. Ils ont en outre la faculté, que nous n’avons pas chez eux, de faire appel à l’industrie de la publicité, des relations publiques et du lobbying, pour fragiliser par une forme de corrosion le socle même des démocraties occidentales.
Responsable de 1966 à 1990 du service de désinformation de la Stasi, Rolf Wagenbreth parlait d’un « travail de décomposition » (Zersetzungsarbeit) pour caractériser sa mission, parce qu’au fond il s’agit de décomposer les sociétés en exacerbant tout ce qui relève de leur tension interne.
Il s’agit également de saper la confiance des citoyens de pays démocratiques dans leurs propres institutions, leur personnel politique, leurs élus, le système électoral lui-même, les médias. L’objectif est, à long terme, de fragiliser l’ultime frontière, la plus essentielle de toutes, la frontière entre le vrai et le faux, entre les faits et la fiction. Saper, en conséquence, notre capacité à prendre des décisions rationnelles.
Il s’agit de saper la confiance des citoyens de pays démocratiques dans leurs propres institutions, leur personnel politique, leurs élus, le système électoral lui-même, les médias. L’objectif est, à long terme, de fragiliser l’ultime frontière, la plus essentielle de toutes, la frontière entre le vrai et le faux, entre les faits et la fiction.
Vous montrez qu’en ce qui concerne la Russie, cette stratégie n’est pas nouvelle…
Il y a une continuité des institutions, qui n’ont pas été affectées par la fin de la guerre froide, mais aussi de leurs personnels, restés en place. En atteste le fait qu’autour de Vladimir Poutine, aujourd’hui au sein du Conseil de sécurité restreint de la Fédération de Russie, il y a pour l’essentiel les anciens du KGB, qui y sont entrés en même temps que lui, dans les années 1970, y ont reçu la même formation, y ont partagé la même vision du monde, y ont appris les mêmes méthodes. L’action de désinformation du Kremlin s’inscrit dans cette continuité. Le premier réflexe, après la mort de Kennedy, fut pour le KGB de lancer une opération de désinformation visant à amplifier le récit complotiste, né aux États-Unis, qui voulait que le président des États-Unis ait été tué par les services de renseignements américains eux-mêmes. Le premier réflexe des renseignements russes après la destruction du MH 17 fut de diffuser une multitude de théories complotistes – j’en ai recensé une douzaine – qui sont autant de récits alternatifs…
Quel est l’effet recherché ?
Il s’agit moins de faire la démonstration d’un contre-récit, car ces récits sont souvent dépourvus de toute cohérence interne, que de saper la capacité des citoyens d’y voir clair. Ce que le KGB a constitué au cours de l’Histoire, c’est une forme de communauté contrefactuelle reposant d’abord sur ses officiers et sur des agents d’influence, des organisations qui, pour beaucoup, ont continué d’exister après la fin de la guerre froide. Aujourd’hui, du fait du rapprochement géostratégique entre Moscou, Téhéran et Pékin, cette communauté contrefactuelle mêle des univers informationnels a priori très différents, comme l’univers informationnel de l’Iran et de ses alliés d’une part, notamment de ses alliés alaouites en Syrie, et puis la Russie de l’autre, ses alliés et relais dans les opinions publiques.
Comment cela se traduit-il concrètement ?
J’évoquerai un cas d’école récent. Cinq jours après l’attaque terroriste d’Israël par le Hamas, le 7 octobre 2023, notre ministre de l’Intérieur fait état d’une recrudescence des actes antisémites en précisant qu’il s’agit tantôt d’insultes, tantôt de tags sur les murs. Il ne fait plus guère de doute aujourd’hui que le Kremlin y a vu l’opportunité de semer le trouble et la confusion, en lançant une opération consistant à faire dessiner des tags. Réalisés le 28 octobre, les premiers tags sont aussitôt amplifiés artificiellement sur les réseaux sociaux, notamment sur X, à l’initiative du réseau Doppelgänger, opéré par le Kremlin. En l’espace de quelques jours, ces étoiles deviennent le sujet numéro un de tous les médias français. Le pouvoir politique s’empresse de répondre aux appels de l’opinion en caractérisant l’acte. Il tombe ainsi dans le piège de l’opération russe visant à semer le doute. Alain Soral, le creuse davantage, en mettant en cause, le 2 novembre sur son blog Égalité et Réconciliation, le récit dominant dans les médias occidentaux, à savoir le caractère antisémite des étoiles. Le doute est jeté sur la réalité des chiffres des actes antisémites avancés par le ministère de l’Intérieur, lesquels, écrit Soral, sont fournis par les juifs au ministère de l’Intérieur français…
Rien de nouveau, donc, dans l’art de la manipulation…
La fabrique systématique du doute s’inscrit en effet dans une histoire très longue mais ce qui change aujourd’hui, c’est le rythme de production de l’information et le fait que l’on puisse produire désormais du doute à grande échelle, en touchant un nombre considérable de personnes. Il devient possible de personnaliser les récits en fonction des auditoires. Il est possible de les acheminer par des outils de micro-ciblage publicitaire, par des botnets et une semi-automatisation de la propagande.
La fabrique systématique du doute s’inscrit en effet dans une histoire très longue mais ce qui change aujourd’hui, c’est le rythme de production de l’information et le fait que l’on puisse produire désormais du doute à grande échelle, en touchant un nombre considérable de personnes.
Ce qui change aussi, c’est l’écosystème médiatique lui-même, qui a été fragilisé ces dernières décennies. Les bouleversements publicitaires avec la captation d’une bonne partie des ressources publicitaires par Google, Facebook et Amazon, mais également la concentration des médias notamment de la presse écrite entre les mains d’un petit nombre de milliardaires, à l’instar de Rupert Murdoch, lequel a toujours fait primer la rentabilité sur toute forme d’exigence de véracité.
Vous expliquez que cette guerre abolit la frontière entre l’État et le privé…
La notion de guerre informationnelle totale s’applique aux régimes autoritaires qui sont en capacité de mobiliser toutes leurs ressources, non seulement étatiques mais du secteur privé, de milieux criminels ou cybercriminels, pour servir leurs objectifs stratégiques. Nous avons du mal, nous, Occidentaux, à appréhender le caractère total de cette guerre, parce que, pour nous, la propriété privée est quelque chose qui ne connaît que peu de limites. Dans un régime autoritaire, on est propriétaire de son entreprise aussi longtemps que l’entreprise en question sert les intérêts du pouvoir…
Vous parlez aussi d’une guerre permanente…
Cette guerre est permanente parce que nous faisons face à une propagande cybernétique de plus en plus perfectionnée, qui repose sur des systèmes automatisés de génération de faux profils et de faux contenus, mais aussi de propagation de ces contenus. Ils exploitent les failles des systèmes d’information en même temps que les failles de l’esprit humain par l’exploitation des caractéristiques psychologiques et des biais cognitifs des individus.
Tout internaute devient-il un cyber-combattant ?
Nous sommes potentiellement tous des soldats de la guerre de l’information. Nous pouvons l’être délibérément et consciemment lorsque nous prenons parti. Nous pouvons l’être inconsciemment lorsqu’exposés à un contenu, nous le relayons sans avoir pris soin de vérifier l’intention de ceux qui l’ont diffusé et sa conformité aux faits. Une bonne part de la désinformation est en fait de la mésinformation, c’est-à-dire des informations fausses qui ne sont pas diffusées ou relayées aux fins de nuire mais qui ont été conçues par d’autres cherchant à nuire.
Vous parlez justement de militarisation des réseaux sociaux…
Je raconte dans le livre comment les services de renseignement russes ont eu très tôt connaissance des activités de la société britannique Cambridge Analytica et s’en sont réapproprié les techniques et technologies, afin d’amplifier leur campagne de trolling mais également la diffusion, à partir de 2017, de ce virus informationnel qu’est le mouvement QAnon. QAnon est né dans l’entourage immédiat de Trump. Il a été très probablement créé par des gens qui étaient menacés par l’enquête fédérale sur les ingérences de la Russie dans le processus électoral de 2016, aux États-Unis. Amplifié sur les réseaux sociaux, il a connu une propagation considérable : le Golem a échappé à son créateur. C’est là toute la différence avec les virus informatiques, conçus avec ce que les hackers appellent un kill switch, une ligne de code qui leur permet d’interrompre la propagation du virus du jour au lendemain. Il n’y a pas de kill switch dans notre cerveau.
Pourquoi une telle adhésion ?
Il s’agit pour les commanditaires de pirater les préoccupations fondamentales et légitimes des citoyens des régimes démocratiques. Tout le monde est préoccupé par la santé et le bien-être de ses enfants, par exemple. C’est ainsi que les narratifs de QAnon ont gagné le grand public pendant la pandémie lorsque, sur Instagram, les QAnon ont diffusé le hashtag #sauveznosenfants.

Il y a, expliquez-vous, beaucoup d’individus fragiles chez ces cyber-militants…
Le tournant majeur a été la découverte de la possibilité de prédire la personnalité des individus sur la base de leur comportement sur les réseaux sociaux, par des systèmes d’apprentissage s’appuyant sur l’exploitation de données. Dès 2014, les ingénieurs de Cambridge Analytica ont, à la demande de Steve Bannon, concentré leur attention sur l’analyse prédictive d’un type de personnalité bien précis, que l’on appelle la « sombre triade », des gens qui partagent des traits asociaux tels que la psychopathie, le machiavélisme et le narcissisme, et qui ont une double particularité : la première est d’adhérer plus volontiers que le reste de la population à des croyances conspirationnistes ; la seconde est de s’engager plus volontiers dans des actions violentes. En ciblant ces individus par des publicités sur les réseaux sociaux, il devenait possible de les réunir dans des groupes Facebook puis de les engager dans des réunions dans la vie réelle, pour progressivement constituer une armée de trolls conspirationnistes et complètement déconnectés de la réalité. Ce mouvement a été instrumentalisé et amplifié par le Kremlin – cela ne fait plus aucun doute aujourd’hui – avec l’objectif de fabriquer du chaos dans les sociétés occidentales. On l’a vu avec l’assaut du Capitile du 6 janvier 2021, l’invasion de la Place des Trois Pouvoirs à Brasilia le 8 janvier 2023 ou encore les incendies d’école en Belgique en septembre 2023 : à chaque fois, les QAnon étaient au premier rang.
Quel rôle joue TikTok dans cette guerre de l’information ?
La particularité du Parti communiste chinois est, depuis 2017, d’avoir étendu son contrôle sur les sociétés privées chinoises, opérant aussi bien en Chine qu’à l’étranger, ce qui place de fait TikToksous son autorité. TikTok représente une menace d’une nature inédite dans la mesure où c’est la première fois qu’un État autoritaire contrôle un outil qui lui offre un accès direct au cerveau de plus d’un milliard d’utilisateurs dans le monde. Les Chinois, eux, sont préservés de TikTok par « Douyin », son équivalent « soft » en Chine.
Tout cela est mis au service de la collecte massive de données, de la propagande et de la censure à l’échelle globale. Par sa dimension fortement addictive, TikTok fragilise et subvertit l’esprit de ses utilisateurs, en les exposant à des contenus qui, dans certains cas, peuvent les conduire à l’automutilation, à la dépression et, dans des cas extrêmes, au suicide. Sans compter les contenus conspirationnistes, pornographiques, les incitations à la haine, à la violence, au racisme ou à l’antisémitisme.
La question de l’interdiction pure et simple de TikTok se pose dans de nombreux États, et elle mériterait de se poser dans notre pays si nous ne trouvons pas d’alternative intègre aux réseaux sociaux actuels. Avec TikTok, sommes en présence d’un outil de manipulation de masse tout à fait inédit et inquiétant.
La question de l’interdiction pure et simple de TikTok se pose dans de nombreux États, et elle mériterait de se poser dans notre pays si nous ne trouvons pas d’alternative intègre aux réseaux sociaux actuels. Avec TikTok, sommes en présence d’un outil de manipulation de masse tout à fait inédit et inquiétant.
L’intelligence artificielle (IA) paraît aujourd’hui exacerber les défis…
Je crois que toute velléité de régulation en la matière est vouée à l’échec, parce que si l’on n’a pas pu réguler efficacement des réseaux sociaux qui ne reposaient pas sur ce degré de perfectionnement et d’automatisation, je vois mal comment on pourrait réguler ces outils d’IA, à supposer que cette volonté existe véritablement chez nos dirigeants. Par conséquent, nous devrions nous préoccuper d’abord de constituer des espaces numériques intègres que l’intelligence artificielle n’affecte et ne corrode pas, c’est-à-dire des systèmes où ne peuvent être utilisés ni botnets, ni outils automatisés de génération, de diffusion et de propagation de contenus, ni systèmes publicitaires reposant sur le micro-ciblage ou le nano-ciblage. Cela devrait être une priorité absolue.
Comment les démocraties affrontent-elles ces menaces ?
Entre 2016 et 2022, 91 lois ont été adoptées ou modifiées dans le monde pour inclure des dispositions relatives aux informations fausses ou trompeuses. Beaucoup de ces lois ont une dimension liberticide, c’est-à-dire qu’il s’agit d’interdire des contenus, de porter atteinte à la liberté d’expression, d’opinion et à celle d’informer. Ce type de réaction est contre-productif. D’abord parce que toutes ces interdictions sont aisément contournées, mais aussi parce qu’elles ont pour effet de conforter une partie des populations concernées dans leur défiance à l’égard du pouvoir politique et de donner raison au régime autoritaire, qui emploie des mesures liberticides à l’encontre de leur propre population.
C’est donc une cause perdue ?
Non. Certains pays ont apporté la preuve que l’on peut faire face aux manipulations de l’information et aux ingérences étrangères sans remettre en cause leur régime de liberté, tout en favorisant la résilience de la population. C’est le cas de Taïwan, mais aussi de pays européens qui ont des frontières avec la Russie, les pays baltes, bien évidemment, mais aussi la Finlande ou la Norvège. Dans ces pays, des mesures ont été prises pour faire face aux menaces informationnelles, visant à mobiliser la société, à concevoir des programmes, notamment d’éducation aux médias et à la désinformation, afin de préparer la population aux opérations de la Russie et de ses alliés. Ces programmes ont produit des effets que l’on mesure aujourd’hui, à savoir le fait que la confiance dans les institutions de ces pays, en première ligne dans la guerre de l’information, est bien plus forte qu’elle ne l’est en France.
Où en est-on, justement, en France ?
L’ingérence russe dans le processus électoral de 2017 a été en France le point de départ d’une réflexion qui a conduit à l’adoption de la loi sur les manipulations de l’information en période électorale et à la création, en 2021, de Viginum, le service de l’État voué à contrer les ingérences informationnelles numériques étrangères. Après la mort de Samuel Paty, le Quai d’Orsay a aussi mis en place une sous-direction de la veille et de la stratégie. Les manipulations de l’information sont inscrites au plan de formation des enseignants cette année … La prise de conscience a donc bien débuté. Elle est toutefois incomplète. Ce qui nous manque aujourd’hui, à mon avis, ce sont des espaces qui permettraient à la société civile de se mobiliser, comme ceux qu’a créés Taïwan : des forums voués à la défense de la démocratie où des organisations non gouvernementales, des entreprises, des citoyens se retrouvent et conçoivent ensemble des outils pour sensibiliser et former la population.
Le besoin de formation ne se limite pas au cadre éducatif ; quand on regarde le rythme de propagation des fausses informations, il me semble qu’une formation des journalistes, par exemple, aux manipulations de l’information dont ils peuvent être les victimes est urgente.
Ne faudrait-il pas aller plus loin encore ?
On pourrait, oui, envisager des plans de formation et de sensibilisation dans les entreprises, dans les ONG, créer des espaces d’échange qui associeraient notamment des sociétés, des industries créatives, à des chercheurs, des psychologues ou des mathématiciens, pour concevoir des « vaccins » informationnels. Cela a été fait notamment par une équipe de chercheurs de Cambridge pour le compte de sociétés numériques américaines du département d’État, de l’OMS également. Cela s’est notamment traduit sous la forme de serious games : ces « jeux sérieux » sont une piste pour apporter une réponse à brève échéance – à la différence de la réponse éducative –, une réponse qui exploite les caractéristiques même de la viralité des contenus en ligne, sans que jamais cette démarche ne repose sur une forme de ministère de la vérité.
L’information, la vraie, a-t-elle un avenir ?
J’ai personnellement la conviction que les limites de notre environnement numérique, dans les mois et les années à venir, c’est-à-dire le fait qu’il va être gangrené par des informations fausses qui seront de plus en plus difficiles d’identifier comme telles, nous conduira à revaloriser des modes d’accès à l’information que nous avons délaissés.
Nous devrions aussi interroger l’échelle de nos échanges numériques et la constitution de nos systèmes complexes d’information, qui reposent sur la force des liens faibles et permettent à des contenus de se propager à grande vélocité. Plutôt que de nous pencher sur les contenus eux-mêmes et de chercher à supprimer les faux contenus, pourquoi ne pas nous pencher sur les modes même de propagation pour en ralentir le rythme, limiter le nombre de personnes qu’un super propagateur de faux contenus peut toucher ? Cela aurait le double mérite de restreindre cette propagation sans porter atteinte à la liberté d’expression et à la liberté d’opinion.
Cela signifie un bras de fer avec les plateformes…
Oui, mais je crois que la question fondamentale qui est posée à nos sociétés démocratiques est la suivante : continuerons-nous longtemps d’être dominés et fragilisés par les technologies ou exprimerons-nous collectivement la volonté de reprendre le contrôle et de protéger l’espace informationnel de nos citoyens en garantissant son intégrité aussi bien dans l’espace numérique que dans les médias traditionnels ? Serons-nous enfin capables de faire face à la gravité inédite des menaces, notamment en cette année d’élection et de jeux olympiques, sans pour autant porter atteinte à nos modèles démocratiques ? C’est tout le défi aujourd’hui posé à nos démocraties : faire face à la guerre de l’information sans se renier.
