Emmanuel Debono, rédacteur en chef du DDV
Vendredi 17 mai au matin, un homme armé d’un couteau et d’une barre de fer a été abattu à Rouen par un policier après avoir mis le feu à une synagogue de la ville. Alors que l’opinion était sous le coup de l’émotion d’un énième acte antisémite, Jean-Luc Mélenchon publiait un tweet de réaction où le terme « antisémitisme » était absent, et qui constitue un symptôme autant qu’un cas d’école :
« La synagogue de Rouen après la mosquée de Cherbourg est agressée. En France la liberté de conscience a gagné à partir de la lutte pour la liberté de culte. Il faut cesser toutes les stigmatisations religieuses. Seule une République vraiment laïque peut garantir la liberté de foi des juifs, des musulmans et des chrétiens. » (Jean-Luc Mélenchon, X, 17 mai 2024)
Vu plus de 800 000 fois, « liké » plus de 4 000, le tweet offre en 322 signes une démonstration assez précise de la manière dont l’antisémitisme est perçu par une partie de l’opinion – et notamment de la gauche –, nonobstant l’explosion des agressions de cette nature depuis 7-Octobre, nonobstant la diversité des contextes – et notamment l’école et l’université – dans lesquels ils se déroulent, nonobstant enfin le continuum dramatique des manifestations violentes et meurtrières dans ce domaine, depuis le début des années 2000. Autrement dit, une version délibérément hors-sol qui serait anecdotique si elle n’émanait pas d’un homme politique qui continue, en dépit de son impopularité croissante, y compris au sein même de son propre parti, à nourrir le débat public de ses déclarations.
Querelles religieuses
Ce qui est remarquable dans ce court message en réaction à une attaque d’une gravité extrême, alors que, dans la même semaine, des mains ensanglantées, à caractère antisémite, ont été taguées sur le Mur des Justes qui borde le Mémorial de la Shoah, alors qu’une influenceuse suivie par un million d’abonnés a été épinglée pour ses propos discriminatoires envers les juifs, alors que des élus de La France insoumise ont apporté leur soutien à des lycéens qui déclarent « aimer les juifs mais pas les sionistes », alors que les réseaux sociaux se font le déversoir quotidien de la haine antijuive, qu’elle émane de l’extrême gauche, de l’extrême droite et plus généralement de la complosphère, ce qui est remarquable, donc, c’est la volonté de Jean-Luc Mélenchon de réduire le crime de Rouen à une simple querelle religieuse. En témoignent ses évocations de la « liberté de conscience », « de culte » et « de foi », ainsi que la référence aux « stigmatisations religieuses ». L’attaque de Rouen ne serait qu’une nouvelle manifestation de haine religieuse, dans une histoire au temps long, après celle qui a ciblé la mosquée de Cherbourg, et dont une « République vraiment laïque », précise-t-il, pourrait venir à bout.
Si l’enquête concernant l’homme d’origine algérienne abattu à Rouen est en cours, on peut d’ores et déjà s’étonner de cette interprétation restrictive et orientée, qui préfère cibler de prétendues défaillances républicaines que l’antisémitisme d’atmosphère qui arme le bras des assassins. Ainsi, pointer les insuffisances de « la lutte pour la liberté de culte » est d’un dérisoire incommensurable au regard des mécaniques meurtrières qui fermentent dans le corps social. À la question de savoir si les faits qui se sont déroulés dans la ville normande peuvent être comparés avec ce qui est survenu à Cherbourg, la réponse est bien évidemment positive : ils ressortissent les uns et les autres à une même logique radicale qui veut toucher les individus en frappant les biens matériels. Les dégradations commises et le tir dont a été la cible la mosquée de Cherbourg ne relèvent naturellement pas de la libre critique des idées ou de la liberté d’expression, et il serait parfaitement malhonnête d’établir un lien de causalité entre des propos comme ceux de Philippe Val, récemment recueillis par Le Figaro, et de tels faits.
Chantage à l’islamophobie
Quand l’ancien directeur de Charlie Hebdo estime, au sujet de l’islam, qu’ « il y a un problème avec cette religion, à l’intérieur de cette religion, parce qu’elle produit de la radicalité, n’a pas de contrefeu », il ne fait que décrire une réalité factuelle dont la société française a payé le prix fort : 1) des individus agissent au nom de l’islam pour tuer 2) le processus de sécularisation au sein de l’islam est loin d’être abouti dans le monde mais aussi dans une société laïque comme la nôtre, où la controverse demeure vive sur les prérogatives respectives de l’État et de la religion.
Produire de la « radicalité » ? Tous les systèmes idéologiques, politiques et religieux, le font. L’histoire de l’humanité est jalonnée de ces courants sectaires et violents abreuvés de croyances et de dogmes. Quand Val assume le qualificatif « islamophobe », c’est pour se dire immédiatement après « aussi cathophobe », et l’on comprend par ce sous-texte qu’il ne vise que les extrémistes à l’intérieur des religions, et au sein de l’islam ici en particulier, ce qui est son droit le plus strict. On sait que sa réflexion s’appliquerait tout aussi bien aux fondamentalistes chrétiens ou aux ultra-orthodoxes juifs mais qu’interrogé ici sur son « islamophobie », il dit son fait à « ceux qui nous emmerdent et qui veulent qu’on suive leurs préceptes ».
Ces propos, pourtant clairs dans leur intention, ont eu l’art de faire bondir le recteur de la Grande mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz, qui a annoncé qu’il portait plainte contre le journaliste « rongé par la haine ». Val ne s’est pourtant livré à aucune provocation à la haine, à la violence ou à la discrimination. Il ne s’est pas armé d’un fusil de chasse ou d’un bidon d’essence. Il a simplement exprimé en termes simples, ouverts à la contradiction, ses inquiétudes et non des obsessions.
Il reste ainsi légitime d’assimiler, en France, une religion à une idéologie et de fustiger sa propension à engendrer de la radicalité. Ce n’est pas faire injure à l’ensemble des fidèles que de dire cela. De « stigmatisation religieuse », il n’est nullement question ici.
Quant à l’ « islamophobie » – notion pourtant rejetée, ces dernières années, par le recteur de la Grande mosquée de Paris lui-même –, elle continue à désigner une attitude hostile à un système de pensées, ce qui est autorisé, mais aussi à constituer une arme politique pour faire taire la critique des religions. La France insoumise est friande de son usage. Imagine-t-on cependant restreindre ou interdire le principe de libre critique des opinions politiques, qui garantit, au sein d’une société démocratique et chez des citoyens libres, la confrontation des idées et la vitalité du débat ?
Refuser l’invisibilisation de la haine
Lorsque Jean-Luc Mélenchon plaide pour une « République vraiment laïque », il ne fait qu’œuvrer en faveur d’une lecture pareillement victimaire, à contre-courant de l’application bien réelle du principe de laïcité en France, qui garantit la liberté de conscience, celle de manifester ses convictions dans l’espace public, dans les limites du respect de l’ordre public, et l’égalité de tous devant la loi. Les confusions régulièrement introduites par LFI dans le débat public sur ce sujet et la fausse équivalence dressée entre « antisémitisme » et « islamophobie » viennent brouiller les termes du débat et cliver davantage encore la communauté nationale.
L’antisémitisme est loin de se définir, aujourd’hui, par la haine d’un culte ou d’une foi. S’il peut se focaliser sur des aspects ou symboles d’appartenance religieuse, il est d’abord un rejet des juifs et une volonté de les humilier, de les ostraciser ou de les éradiquer, qui repose sur le fantasme de leur domination universelle, pétri d’obsessions complotistes.
Ainsi, ce n’est pas le judaïsme en tant que tel qui est contesté par celui qui incendie une synagogue, c’est la présence même des juifs dans la société ! Chercher à fondre la spécificité et la radicalité de ce phénomène, alors que tous les voyants sont au rouge, dans une lecture globale d’intolérance religieuse, c’est contribuer à l’invisibiliser. Ainsi, il ne suffit pas à certains qu’une part de nos concitoyens soit contrainte de dissimuler les signes visibles de sa judéité, il faut encore que l’antisémitisme disparaisse en tant que phénomène structurel, qu’il ne soit plus nommé ou qu’il soit mal nommé.
Ramener l’antisémitisme à un problème de laïcité mal appliquée relève d’une perversion intellectuelle qui en dit long sur un impensé ou une stratégie. Il ne viendrait à l’idée de personne d’invoquer le besoin d’une « République vraiment laïque » après l’attaque d’une mosquée. Quand des croyants sont ciblés à travers la dégradation de leurs lieux de culte, c’est la haine à l’état pur qui se manifeste à leur encontre, quelle que soit le fond de l’inspiration. Ce sont les propagandes de haine, dont l’antisionisme radical, qu’il faut contrer, et non celles et ceux qui les dénoncent, et que cherchent à neutraliser des procédures-bâillons ou des écrans de fumée.