Zhang Zhang, violoniste et entrepreneure sociale, membre de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, fondatrice de ZhangOMusiq
Article paru dans Le DDV n° 690, printemps 2023
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En traversant la Chine entre le XVIIe et le XXe siècle, un voyageur ne manquait pas de croiser sur son chemin une même structure architecturale remarquable disséminée dans la plupart des régions de l’empire : une arche sophistiquée appelée 貞節牌坊, c’est-à-dire « arche de chasteté ». Ce monument était dédié à celles dont la vie avait le mieux illustré les vertus que la société confucéenne assignait aux femmes.
La première structure commémorative de ce type remonte à la dynastie Qin, au IIIe siècle avant J.-C. Le tout premier empereur de Chine, Qin Shihuang, en avait ordonné l’édification pour rendre hommage à une veuve, Dame HuaiQing. Après la mort de son mari, cette femme ne s’était jamais remariée et était parvenue à développer un commerce extrêmement prospère dans le domaine du cinabre et du mercure. Elle est d’ailleurs considérée comme la première femme entrepreneure de l’histoire chinoise.
Au cours du millénaire suivant, les empereurs successifs ont accordé ici et là le droit à une structure commémorative ou à une tombe extra-élaborée à des dames de grande vertu, des veuves restées fidèles à la mémoire de leur époux décédé, ayant accepté la solitude et résisté à la tentation.
La mort plutôt qu’une « vie souillée »
Les archives montrent que pendant la dynastie Song (960-1270), 152 dames ont ainsi été distinguées en tant que « veuves chastes », 359 sous la dynastie Yuan (1271-1368), puis jusqu’à 30 000 sous les Ming (1368-1644). Une augmentation due à la valorisation d’une nouvelle catégorie de femmes vertueuses : celles ayant mis fin à leurs jours pour échapper à des viols ou des agressions sexuelles, ou après les avoir subis. La société chinoise prônait dès lors comme un idéal de « préférer la mort à une vie souillée ».
C’est sous la dynastie Qing (1644-1912) que la recherche d’un tel honneur a pris des allures de compétition, devenant un véritable phénomène social. Jusqu’à un million de femmes ont ainsi reçu le titre posthume de « chaste et vertueuse » dans un pays ayant compté durant cette période de 100 à 430 millions habitants.
Les différents gouvernements (impériaux et provinciaux) et les comtés ont chacun fait construire leurs propres « sanctuaires ancestraux de piété filiale ». Les dépouilles des femmes que l’on voulait honorer y étaient abritées et des offrandes étaient déposées au pied de leurs sépultures au printemps et à l’automne. Le gouvernement attribuait par ailleurs 30 taels d’argent aux familles des défuntes pour la construction de structures individuelles. L’empereur dédiait personnellement un poème, accordait une plaque commémorative et offrait quantité de soie et de satin à celles dont les actes avaient été particulièrement remarquables.
Les noms de ces femmes exceptionnellement morales et vertueuses ont été inclus dans l’histoire officielle du pays et dans les chroniques locales.
Un tel honneur donnait aux familles des avantages sociaux et même économiques. Les familles ayant donné naissance à une fille « chaste et vertueuse » n’étaient ainsi plus soumises à la servitude obligatoire envers l’État. Compter parmi les siens une telle femme est donc devenue une ambition, voire une obsession. Or, pour être qualifiée à cette distinction, la famille devait fournir des preuves de la vertu de sa parente. La procédure traditionnelle remontant à l’édit de 1368 de l’empereur Hong Wu, fondateur de la dynastie Ming, demandait beaucoup de temps puisque, pour bénéficier du titre de femme « chaste et vertueuse » au moment de sa mort, la candidate devait avoir été « une veuve avant l’âge de 30 ans, ayant résisté au remariage pendant au moins vingt ans, ayant démontré sa vertu en restant fidèle à la mémoire et à l’honneur de son défunt mari ». Or le décès d’une veuve pouvait survenir plusieurs décennies après cette période minimale de vingt ans. De nombreux clans impatients ne voulaient pas attendre tout ce temps. Il y eut une immense vague de « suicides » d’épouses dévouées préférant se tuer plutôt que de continuer à vivre sans leur conjoint.
Des corps mutilés, violentés, sacrifiés
Les cas de filles et de femmes ayant répondu à des violences sexuelles en se donnant la mort sont également devenus un phénomène social. Les méthodes variaient. Les plus courantes étant la pendaison, le saut dans un puits, l’ingestion d’or (pour celles qui en avaient les moyens) ou le refus de s’alimenter.
Parmi le million de femmes qui ont reçu l’honneur suprême, beaucoup ont été soupçonnées d’avoir été assassinées par les membres de la famille de leur mari décédé. Dans certains cas, même par leurs propres pères et frères.
Au cours de ces siècles, les familles ont découvert qu’il y avait une utilisation pratique des épouses de leurs fils décédés : au lieu d’être des bouches supplémentaires à nourrir, elles pouvaient être transformées en un instrument pour apporter la gloire et l’opportunité d’une ascension sociale au clan. Les familles biologiques de ces femmes bénéficiaient également d’une distinction pour avoir élevé une fille de grande vertu.
Lorsqu’une société dans son ensemble en a le courage et la volonté, elle peut éteindre des traditions millénaires en les jugeant comme des crimes contre la dignité et la liberté des êtres humains.
L’endoctrinement et la pression sociale ont convaincu des millions de jeunes filles et de femmes chinoises au cours des siècles que leur corps et leur vie devaient être mutilés, violentés, sacrifiés pour être considérées comme respectables et honorables, dignes d’être acceptées et aimées. Aujourd’hui, de nombreuses filles et femmes dans le monde souffrent de violences extrêmes au nom de traditions culturelles ou religieuses. Même dans les pays développés. Des filles nées en Europe sont soumises à l’excision, au port obligatoire du voile, à des mariages arrangés et à des tests de virginité.
Ce qui est déplorable, c’est que certains défenseurs des droits des femmes dans les sociétés démocratiques fassent preuve de complaisance envers les idéologies et les croyances archaïques exigeant de telles pratiques, au nom du respect de la diversité et du multiculturalisme.
Si la tradition archaïque de « l’arche de chasteté » et celle du bandage des pieds étaient toujours en vigueur, ces mêmes militants seraient-ils complices de ceux qui voudraient les perpétuer au détriment des filles et des femmes d’origine chinoise vivant en Occident ?
Le pouvoir de la volonté
En Chine, l’usage féodal consistant à instrumentaliser la vie, le corps et la morale des femmes pour accroître la renommée et la prospérité d’un clan a pris fin au XXe siècle. C’est ainsi qu’a disparu la coutume cruelle et barbare du bandage des pieds à laquelle les femmes de l’ethnie Han étaient soumises depuis plus de mille ans. Le féminicide et la misogynie n’ont pas totalement disparu, mais les violences commises à l’encontre des femmes et des jeunes filles, qui bénéficiaient autrefois de l’impunité et même des encouragements de la société, sont désormais considérées à juste titre comme des crimes. Grâce à l’éducation et à des lois strictes, les femmes chinoises ont été libérées de ces pratiques archaïques qui ont asservi nos ancêtres.
L’activisme féministe ne doit pas se limiter à protester au sein de sociétés où les droits des femmes ont le plus progressé. Il faut aussi avoir le courage de s’opposer à l’oppression que subissent les femmes dans les régions où elles ont encore peu de droits. Et avoir la vaillance de s’attaquer aux préceptes religieux qui permettent une telle répression. Celles qui sont le plus disposées à se plaindre du manque de femmes cheffes d’orchestre sur une scène occidentale mais qui restent silencieuses sur une discrimination que justifierait le respect de la « diversité culturelle » ont peu de crédibilité en tant que féministes authentiques. Notre société a davantage besoin d’un féminisme universaliste que d’un féminisme sélectif qui adapte ses réactions selon l’origine d’une victime et l’identité de celui qui l’opprime.
Aujourd’hui, quelques arches de chasteté sont conservées en Chine en tant que monuments historiques. Ce sont les vestiges d’un monde révolu. Ils nous rappellent que lorsqu’une société dans son ensemble en a le courage et la volonté, elle peut éteindre des traditions millénaires en les jugeant comme des crimes contre la dignité et la liberté des êtres humains.
Ce texte est dédié aux filles et aux femmes qui luttent pour leurs droits et libertés en Iran et en Afghanistan.
Femme, Vie, Liberté.
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