Alain Barbanel, journaliste
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Quand les idéologies distillent le poison du rejet de l’autre et déploient le fantasme d’un « grand remplacement », la peur se propage comme une trainée de poudre et exacerbe les passions les plus tristes… et les plus mortifères. La tuerie raciste perpétrée ce week-end à Buffalo (État de New York, États-Unis) en est une fois de plus l’illustration tragique. L’auteur du massacre, un gamin de 18 ans, armé d’un fusil d’assaut et portant un gilet pare-balles, a exécuté froidement et méthodiquement dix clients d’un supermarché parce qu’ils étaient noirs. Se définissant comme un néonazi et suprémaciste, le tueur a prémédité ses crimes sans se cacher, en faisant circuler en toute impunité sur les réseaux sociaux un manifeste raciste de 180 pages décrivant la théorie du « grand remplacement », et en diffusant la fusillade en direct sur la Toile (une vidéo supprimée depuis). Le diable se cachant dans détail, le meurtrier avait gravé en lettres blanches sur son arme le mot « nigger » ainsi que le chiffre 14, en référence, comme le rappelle Radio Canada, au nombre de mots d’un des slogans du mouvement néonazi : « Nous devons sécuriser l’existence de notre peuple et un avenir pour les enfants blancs. »
Une source d’inspiration mortifère depuis des siècles
Cette tuerie de masse s’ajoute donc à la longue liste des attentats racistes dont celui perpétré en Nouvelle-Zélande en 2019 par Brenton Tarrant, provoquant la mort de 51 personnes dans deux mosquées de Christchurch. Avant le massacre, ce dernier avait aussi publié un texte, « The Great Replacement », traduction littérale du « grand remplacement », et faisait référence à son architecte, l’écrivain Renaud Camus, qui avait dénoncé après la tuerie « une utilisation abusive d’un syntagme qui ne lui appartient pas ». Et pour cause, cette théorie conspirationniste qui ne s’appuie sur aucune statistique scientifique sérieuse trouve ses origines à la fin du XIXe siècle en France, dans les courants nationalistes et antisémites dont son chantre Edouard Drumont, dans La France juive dénonçait « une véritable conquête, une mise à la glèbe de toute une nation par une minorité infime… » Une théorie reprise par Maurice Barrès pour qui « l’immigration juive va modifier la substance même du peuple français », et qui se développe pendant la Seconde Guerre mondiale et sous la collaboration. On connaît la suite… Depuis, la « théorie » a fait florès, jusqu’à la dernière élection présidentielle avec Éric Zemmour et d’autres candidats qui n’ont pas seulement hésité, à des fins électorales, à reprendre le refrain ! Ce ne sont plus les juifs « mondialistes » qui sont en cause de tous les maux, mais les immigrés toutes origines confondues. Une source d’inspiration pour le tueur de Buffalo ! Preuve que celui qui appuie sur la gâchette, tel un Frankenstein, devient incontrôlable par son créateur, qui lui a armé le bras !
Toutes les opinions ne se valent pas
Boris Vian dénonçait « l’absurdité des batailles qui sont des batailles de mots mais qui tuent des hommes de chair ». Les promoteurs de ces « batailles absurdes » devraient y réfléchir à deux fois. Qui sème le vent, récolte la tempête, dit cette expression populaire qui serait inspirée de la Bible. Une tempête qui sème la terreur outre-Atlantique dans les milieux suprémacistes blancs convaincus, contre toutes les données statistiques, que la population blanche est condamnée à disparaître. Au point où l’expression du « grand remplacement » s’est effacé au profit du « génocide blanc ». Une propagande reprise d’ailleurs à son compte par Patrick Crusius pour justifier son attaque qui avait tué 22 personnes dans un supermarché d’El Paso (Texas) en août 2019. Dans le pays dont le premier amendement est le « free speech », la liberté d’expression, toutes les idées peuvent s’exprimer, même celles qui ne sont inspirées que par la haine. En théorie, c’est un marqueur démocratique fort, sauf que, dans la pratique, certaines opinions peuvent conduire au pire.
En France, parmi les extrémistes, des voix se lèvent pour revendiquer l’abolition des lois contre le racisme, parmi lesquelles celle d’Éric Zemmour, qui en a fait un argument de campagne et qui brandit sans relâche le spectre du « grand remplacement ». La répétition de certains événements tragiques devrait alerter. Il serait temps de prendre collectivement conscience de la force destructrice de certaines idées qui, lorsqu’elles sont érigées en slogans, peuvent allumer des foyers de haines et armer le bras de criminels.
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