Céline Masson, Professeur des universités à l’Université de Picardie Jules Verne, directrice du Réseau de recherche sur le Racisme et l’Antisémitisme
L’essayiste Javier Leibiusky, docteur en langues, littératures et sociétés du monde de l’Inalco à Paris, devait présenter le 17 octobre 2025, à la librairie Casa Tomada de Séville, son ouvrage Sefarad, l’Empire ottoman et Villa Crespo (Éditions Équidistancias, 2024). Ce livre, issu d’un travail universitaire publié initialement à Istanbul en 2019, retrace l’histoire de l’immigration des juifs ottomans vers Buenos Aires à la fin du XIXe siècle, un pan méconnu de la diaspora séfarade. L’ouvrage, reconnu pour sa rigueur historique et son intérêt sociologique, ne traite ni d’Israël ni du conflit israélo-palestinien : il explore la coexistence entre juifs et musulmans dans l’Empire ottoman, ainsi que le processus d’assimilation culturelle des communautés judéo-espagnoles en Argentine.
Pourtant, à vingt-quatre heures de l’événement, la direction de la librairie a décidé d’annuler la présentation, invoquant des raisons politiques. Dans un courriel adressé à l’auteur, le propriétaire de la librairie a expliqué : « Je sais que votre livre est un essai historique rigoureux, mais en ce moment, la question juive et palestinienne est un sujet très sensible. […] La librairie a une position ouvertement pro-palestinienne, sans équivoque et frontale, et elle condamne le sionisme […]1Traduit de l’espagnol par Javier Leibiusky..»
Tout en reconnaissant que le livre n’abordait pas le conflit, le libraire voulait rappeler publiquement, en ouverture de l’événement, la position « antisioniste », et assumée comme telle, de la librairie. Dans sa réponse, Javier Leibiusky exprime avec calme son refus de toute instrumentalisation politique : « Je n’ai pas de position “pour” ou “contre” ; ces postures font partie du problème, non de la solution. Je me définis plutôt comme pacifiste, défendant le droit des deux peuples à exister et à vivre en paix. […] Il est dangereux d’amalgamer “juif” et “israélien”. »
Cette réponse claire, éthique, distinguant l’identité et l’histoire juives des questions politiques, n’a cependant pas convaincu le libraire. Celui-ci a répondu en qualifiant la situation actuelle à Gaza de « génocide » et non du droit à deux peuples à exister, déclarant que « la tiédeur n’a pas sa place ici » et qu’il fallait « se positionner pour ou contre ». Il en conclut : « Je suppose qu’il s’agit d’un désaccord sérieux, suffisamment pour annuler cet événement. »
L’auteur a pris acte de cette décision, soulignant le caractère arbitraire et peu professionnel de cette annulation à la veille de sa présentation.
Le symptôme d’un « antisémitisme vertueux2J’emprunte cette expression à Eva Illouz qu’elle utilise dans Le 8-Octobre. Généalogie d’une haine vertueuse, Paris, Gallimard, 2024. »
Cet épisode dépasse le cadre d’un simple malentendu. Il illustre les nouvelles formes de censure idéologique qui s’exercent dans les espaces culturels et universitaires au nom d’un prétendu « antisionisme de principe », lequel masque une hostilité à toute voix juive. Dans ce cas précis, il apparaît nettement que le sujet du livre ne portait pas sur Israël ni sur la politique israélienne, que l’auteur ne défendait aucune position militante ; et pourtant, son identité et le thème juif de son travail ont suffi à déclencher la suspicion et la disqualification.
L’argument avancé par le libraire, « la tiédeur n’a pas sa place ici », révèle un climat de polarisation morale où toute nuance est suspectée de complicité. Le refus d’accueillir un auteur juif et associé à l’histoire juive, sous prétexte de la ligne pro-palestinienne d’un lieu culturel constitue une forme de discrimination fondée sur l’appartenance et participe d’un antisémitisme maquillé d’humanisme.
La « cancellation » de Javier Leibiusky, en tant que personne et en tant qu’auteur, illustre une dérive inquiétante : la distorsion et l’instrumentalisation de l’histoire juive à des fins militantes. Certains espaces culturels, au lieu de demeurer des lieux de transmission et de dialogue, sont désormais préemptés par des activistes qui trahissent le sens même de leur mission.
Ils s’arrogent le droit de décider qui peut ou non s’exprimer, en fonction de critères politiques ou identitaires, réduisant un auteur à son appartenance israélienne confondue avec son identité juive. Par glissement idéologique pernicieux, l’auteur d’un livre sur l’immigration juive est d’emblée coupable du prétendu « génocide à Gaza ». D’où la volonté d’un libraire engagé pour la cause palestinienne de prévenir son public que son établissement condamne le « sionisme ». Ce qui suppose que Javier Leibiusky, par son nom, sa personne, sa religion (que révélerait son nom…), incarne le « mal ».
Le politologue Rudy Reichstadt rappelle dans un article mis en ligne le 8 octobre 2025 que « l’imputation de “génocide” » qui vise le sionisme et l’État d’Israël n’est pas nouveau. « En 1948, l’année même de la création d’Israël, Maurice Bardèche, l’un des pionniers du négationnisme, accusait le jeune État juif de “génocider” les Arabes de Palestine. Le thème selon lequel ces derniers seraient victimes d’un “génocide” a été érigé en véritable article de foi par l’appareil de propagande soviétique, infusant à l’échelle mondiale dans tous ses relais politiques et idéologiques et dans le reste de l’extrême gauche, dans les années 1950 puis, avec une vigueur redoublée dans le sillage de la Guerre des Six-Jours (1967) et après le massacre de Sabra et Chatila (1982). »
L’antisionisme est devenu une passion démocratique mâtinée de « pacifite » aiguë : il s’autorise toutes les outrances jusqu’à réactiver les tropes antisémites les plus anciens et les plus virulents de l’histoire. Cette censure est un indubitablement une opération de démonisation – sur la scène culturelle – à caractère antisémite.

Javier Leibiusky est né à Buenos Aires en 1975. Il vit depuis 2007 à Paris. Il est titulaire d’un doctorat en langues, littératures et sociétés du monde. Il travaille sur la langue et la culture judéo-espagnoles et enseigne l’hébreu dans différentes institutions. En dehors de ses activités d’enseignement et de recherche, il écrit des œuvres de fiction et a publié plusieurs recueils de nouvelles en Argentine, tels que Llueven Uñas, et en France, La Conspiration des Riobambas, Pan demonio / Pan de moño et Acoustic Stories. Il a récemment publié son premier roman, Howmme. Il réalise aussi un podcast littéraire hebdomadaire intitulé « Pan demonio ».