Emmanuel Debono, rédacteur en chef du DDV
Un antisémitisme qui persiste au cœur de la société française. Telle est l’une des principales conclusions de l’enquête que publie ce jour l’American Jewish Committee (AJC) avec la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) et l’Ifop, une étude menée dans la continuité de travaux conduits par ces organisations depuis 2014.
Les préjugés antijuifs engendrent la violence et, en France, ils sont à un haut étiage. Pas moins de 30 % des personnes interrogées associent aux juifs l’idée de richesse et un quart d’entre elles leur attribuent un pouvoir excessif sur l’économie, la finance et les médias. Bien d’autres indicateurs interpellent comme ces enquêtés qui, à 39 %, considèrent que reprocher aux juifs d’être plus attachés à Israël qu’à la France relèverait de la « simple critique », sans percevoir qu’ils légitiment le doute sur leur appartenance même à la communauté nationale. Ils sont en outre 33 % à ne pas avoir d’avis sur la question, ce qui confère à l’accusation de la « double allégeance » des juifs, celle-là même qui traverse l’histoire de l’antisémitisme, un potentiel remarquable. Simple « opinion », pense-t-on… mais réelle suspicion, qui renvoie aux représentations traditionnelles du juif sans loyauté, étranger de l’intérieur, ennemi de la nation qui l’héberge et dont il trahit les intérêts. Charles Maurras jubilerait ! Pour cette même question, les taux atteignent 42 % en ce qui concerne les sympathisants de La France insoumise et 41 % pour ceux du Rassemblement national : l’extrême gauche et l’extrême droite confirment leur forte porosité aux préjugés antisémites. Ce n’est pas une nouveauté mais une confirmation, à l’instar du constat que la population de confession musulmane est, elle aussi, plus sensible aux idées antisémites. Il y a là un sujet – et un défi –, d’autant qu’est écartée l’explication sociologique : l’étude montre des niveaux très élevés d’adhésion aux préjugés « parmi les cadres ou les diplômés de l’enseignement supérieur ». De fait, peut-on lire dans l’étude, « 15 % des musulmans reconnaissent éprouver de l’antipathie pour les Juifs ». C’est trois fois plus que le taux national de 5 %.
Une citoyenneté diminuée
On pourrait se réjouir de ce dernier taux, jugé « résiduel », de quatre points inférieur au niveau de 2016. Il y a toutefois lieu de le corréler à la persistance des préjugés antisémites que révèle l’enquête. Formulons dès lors une conclusion aussi logique que désarmante : il est possible de considérer que les juifs ont trop de pouvoir, qu’ils font passer les intérêts d’un État « raciste » à la politique « nazie » (c’est-à-dire Israël) par-dessus ceux de la France, de les confondre avec des Israéliens « tueurs d’enfants », « sanguinaires », « responsables de la mort du Christ »… sans se penser pour autant antisémite puisqu’il ne s’agirait là que d’« opinions », dépourvues d’antipathie.
Certes, la population française s’indigne majoritairement quand la Cour de cassation confirme l’irresponsabilité pénale du meurtrier de Sarah Halimi ; elle approuve l’interdiction des manifestations propalestiniennes, en mai 2021, pour empêcher les débordements antisémites. Pour autant, l’insécurité est ressentie par 37 % des Français juifs, un sentiment entretenu par une forte exposition aux vexations (68 % des Français juifs disent en avoir fait l’expérience au cours de leur vie) et aux agressions (20 %).
Que 80 % des victimes ne portent pas plainte doit questionner sur la confiance placée dans les institutions républicaines et leur capacité à protéger les citoyens. Que les Français juifs soient si nombreux à adopter des stratégies pour masquer leur lien au judaïsme doit alerter sur les conséquences insupportables de l’antisémitisme au plan social et humain. La dissimulation ne règle d’ailleurs rien puisque l’idéologie enjambe la réalité : nul n’est besoin d’éléments probants, tangibles, pour que la haine se déverse sur les réseaux sociaux. Ces derniers confirment d’ailleurs leur rôle primordial dans la production et la diffusion des préjugés.
Aujourd’hui, le rejet d’Israël, l’islamisme, le complotisme et l’extrême droite sont perçus, dans cet ordre, par les Français, comme les principales causes de l’antisémitisme. Ces motifs afficheront peut-être demain un classement différent, sans que ne soit remise en cause la force des préjugés qui fait le lit d’une haine ancestrale.
La ruse sournoise de l’antisémitisme
On souhaiterait que l’idée, dominante à 73 % dans l’étude, que l’antisémitisme n’est pas le problème des seuls Français juifs mais celui de tous les Français, puisse effectivement constituer la base d’une « réponse collective juste, forte, efficace et durable ». L’expérience incite toutefois à la plus grande prudence tant les convictions affichées face au phénomène sont sujettes à des variations défiant raison et cohérence. C’est là le propre de l’antisémitisme. Rien n’est jamais acquis et tout semble fragile. Dans un pays où la connaissance de l’antisémitisme passe en grande partie par l’histoire et la mémoire de la Shoah, ne doit-on pas s’alarmer dès lors du fait que 61 % des répondants ne voient rien d’« indispensable » dans la commémoration de cette tragédie ? Sans nourrir d’antipathie à l’égard des juifs, mesurent-ils les effets à court terme d’un tel renoncement ?
L’étude fait naître, il est vrai, quelques lueurs d’espoirs mais elle inspire surtout une sourde inquiétude. La ruse la plus sournoise de l’antisémitisme ne consiste-t-elle pas à faire oublier qu’il existe vraiment ?