Par Stéphane Nivet, délégué général de la Licra
(Article paru dans Le DDV n°682, mars 2021)
Près d’un million de morts en 100 jours : c’est le bilan du génocide des Tutsi commis au Rwanda en 1994. C’est l’équivalent du nombre de juifs exterminés à Auschwitz en plus de trois années. C’est le génocide le plus rapide de l’Histoire, commis sans les moyens industriels de la Shoah : « à la main », au fusil, à la machette et au gourdin clouté. C’est un crime de masse perpétré par le voisin, le collègue ou le prêtre. C’est une nuit de sang et de barbarie qui s’est abattue sur tout un peuple, dans l’indifférence de la communauté internationale et sous l’œil acolyte de la France, obstinée à défendre ses intérêts plutôt que ses valeurs en coadjuteur patenté du régime Hutu.
Comme tous les crimes de cette nature, la vérité des faits est rapidement enveloppée dans un linceul de mensonge par des faussaires qui, encore 27 ans après, s’emploient à dissimuler, à truquer, à minorer, à hacher le réel pour échapper à la justice et réécrire l’Histoire. L’historien Yves Ternon aime à rappeler que « tant qu’il y aura des négationnistes, le génocide n’est pas terminé ». Et assurément, le génocide des Tutsi est loin de l’être à voir se déployer la nuée négationniste dans l’espace politique, historique, journalistique, universitaire et culturel. Ces 50 nuances de la négation ont emprunté jusqu’à aujourd’hui des sentiers battus et des voies détournées, pour aboutir au final à la même destination : oublier, les victimes comme les bourreaux, charger les premiers d’une causalité complexe qui peut conduire à l’inversion accusatoire, et décharger les seconds de leur responsabilité, en diluant le processus qui les a conduits au crime dans un luxe de considérations contextuelles, d’explications libératoires et d’excuses précautionneuses.
Aveuglement et indifférence
Le premier des négationnismes a sans nul doute été un négationnisme par aveuglement et par abstention, dès la phase préparatoire d’un génocide. Le monde n’a pas voulu voir qu’un crime se préparait sous ses yeux. Pourtant, avec autant de victimes en si peu de temps, une telle extermination ne tombe pas du ciel subitement : elle trouve sa source dans un ethnicisme enraciné qui a structuré la société rwandaise de longue date. Une pièce si dramatique ne s’improvise pas la veille de la première. Il y a des répétitions, des metteurs en scène, des accessoiristes, des maquilleurs, des scénaristes, des producteurs. Personne ne pouvait ignorer, dans la communauté internationale, la propagande raciste publique et médiatisée du régime Hutu, l’armement idéologique de toute une population contre une autre et qui se doublait d’un armement matériel des milices du Hutu Power. Personne ne pouvait ignorer que ces armes venues d’ailleurs serviraient à autre chose qu’au folklore des parades militaires de la dictature de Juvénal Habyarimana. L’Organisation des Nations unies (ONU) ne pouvait exciper de sa méconnaissance des mécanismes qui conduisent de l’ensauvagement des mots, sur les ondes de Radio Mille Collines, à l’ensauvagement des actes. Ne pas voir qu’un génocide fermentait, c’était déjà verser son tribut au mensonge criminel.
En définitive, l’indifférence de la communauté internationale à l’égard du génocide des Tutsi a non seulement été un encouragement à continuer, en l’absence de représailles impossibles, mais un aveu de mépris raciste à l’égard de populations qui, visiblement, ne jouissaient pas de la même manière des droits proclamés dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme et les conventions internationales qui nous lient à elles. Cet inconscient raciste, c’est celui de Charles Pasqua qui, ministre de l’Intérieur et alors que la terre du Rwanda est encore gorgée de sang, déclare à la télévision française en juin 1994 : « Il ne faut pas croire que le caractère horrible de ce qui s’est passé là-bas a la même valeur pour eux et pour nous. »
Négationnisme intégral
Le deuxième négationnisme est un négationnisme intégral, qui relève d’un choix idéologique de l’effacement et de la destruction totale de l’autre. Il se manifeste, les cadavres encore tièdes, quand des criminels veulent tout faire disparaître de leurs victimes, corps découpés et biens pillés, préférant parfois consommer les ressources disponibles séance tenante et manger sur place les vaches de ceux qu’ils viennent de trucider plutôt que de simplement les voler. Il y a une forme de voracité dans cet effacement précipité et guidé bien davantage par les symboles de la destruction totale que par la simple grégarité d’une rapine économique. Ce négationnisme total se manifeste aussi devant la justice, dans un jusqu’au-boutisme bien connu. Göring expliquant à Nuremberg que, de là où il se trouvait, à la droite d’Hitler, il n’avait pas vu de politique intentionnellement hostile à l’égard des juifs ou le colonel Bagosora, « le Himmler rwandais », déclarant au tribunal d’Arusha qu’il préférait croire à des « massacres excessifs » contre les Tutsi, obéissant à la même logique du déni, en dépit des preuves et des évidences déposées sous leurs yeux.
Brouiller les pistes
Le troisième négationnisme est un négationnisme confusionniste et brouilleur de pistes, qui aime la diversion, la confusion et les détours, pourvu qu’on n’atteigne jamais le but. Il a autant de degrés que de serviteurs, depuis ceux dont l’intention est manifeste aux idiots utiles qui, persuadés de servir la vérité, ne voient pas qu’ils servent la logique des bourreaux. L’éventail est large et les arguments bien connus. Le plus répandu est celui de la théorie du double génocide, qui sert classiquement à embrouiller les esprits et qui repose sur une idée simple : un partout, balle au centre. Sous couvert d’examiner le dossier à charge et à décharge, d’aucuns avancent intrépides qu’il faut mettre en miroir les crimes commis par le Front patriotique rwandais (FPR) des Tutsi de Kagamé et ceux commis par les milices Interahamwe Hutu. Cette théorie ne résiste pas à la réalité des faits. Les crimes imputés au FPR ne relèvent pas d’une volonté génocidaire et de destruction des Hutu. La volonté de détruire est le soubassement idéologique d’un Hutu Power qui, depuis son origine, a utilisé les tensions ethniques pour imposer son pouvoir au sein d’un Rwanda qu’il rêvait « ethniquement pur ».
À cela s’ajoute qu’il manque une chose essentielle pour étayer cette théorie du double génocide : les victimes d’un prétendu génocide Hutu. Personne ne nie les massacres ni les exactions commises par l’armée du FPR dans un pays qui voyait les siens mourir par dizaines de milliers, chaque jour. Ces crimes sont évidemment inexcusables et condamnables mais en rien comparables, dans leur intention, dans leur nature et dans leur volumétrie, à ceux subis lors de l’extermination planifiée, méthodique et gigantesque des Tutsi. L’activiste Adrien-Charles Onana, qui squatte les plateaux de télévision, sa thèse controversée en sautoir, martèle cette vision des faits. Sur RFI, le 11 décembre 2005 : « Dix ans après les faits, le tribunal international ne dispose pas de preuves du génocide des hutu contre leurs compatriotes tutsis. » Sur France 24, le 29 juin 2017 : « Qui l’a dit, qu’une très large majorité des victimes sont Tutsi ? » Avant de sombrer le 26 octobre 2019, sur LCI, déclarant qu’« entre 1990 et 1994, il n’y a pas eu de génocide contre les Tutsi, ni contre quiconque », lui valant ainsi d’être poursuivi au titre de la loi Gayssot, nouvelle formule.
Cette théorie du double génocide ne sévit pas uniquement dans certains milieux activistes : elle a infusé dans une partie de ceux qui font l’opinion. C’est le sens des propos tenus par Natacha Polony, aujourd’hui directrice de Marianne, qui déclare sur France Inter le 18 mars 2018 : « Malheureusement, on est typiquement dans le genre de cas où on avait des salauds face à d’autres salauds (…). C’est-à-dire que je pense qu’il n’y avait pas d’un côté les gentils et de l’autre les méchants dans cette histoire. » La justice dira, dans quelques mois, si ces propos relèvent d’une infraction pénale.
Parti pris et diversions
Et puis il y a enfin l’entrée française dans la lecture du génocide qui vient ajouter à la confusion. Le soutien de la France au régime hutu, jusqu’à l’opération Turquoise, est encore aujourd’hui un fantôme dans le placard que d’aucuns rechignent à voir, à l’instar de l’universitaire Julie d’Andurain, membre de la commission Duclert, qui écrivait, tonitruante, en 2018 : « L’Histoire lui rendra raison [à l’opération Turquoise] dès lors que les historiens pourront ouvrir les archives dans 50 ans. » Il est assez rare de voir un historien sérieux disserter sur des documents indisponibles à la critique de ses pairs. C’est ce qu’on appelle un parti pris.
Le soutien apporté par la France à Habyarimana n’est plus discutable et les indices, qu’on savait très graves, sont aujourd’hui concordants, accablants même, notamment à la lecture du témoignage de l’ancien militaire Guillaume Ancel ou, plus récemment, de l’enquête publiée par Le Monde en janvier 2021. L’obsession de la perte d’influence dans cette partie de l’Afrique a conduit la République à s’aligner aux côtés d’un régime aux abois et criminel, jusqu’à envoyer son armée pour le défendre ou à exfiltrer la veuve d’Habyarimana, dont chacun sait le rôle qu’elle joua au sein des extrémistes hutu de l’Akazu, lui offrant l’asile et le couvert en France. Évidemment, les caryatides du temple de la raison d’État font obstacle de leurs corps à l’ouverture des archives, organisent des colloques éteignoirs, agitent le landernau et croisent les doigts pour ne pas être renvoyés, un jour, devant une cour d’Assises pour complicité de crimes contre l’Humanité. Ils sont d’ailleurs aidés en cela par une droite que la cohabitation a neutralisée, pour ne pas dire mouillée, dans la gestion des affaires de l’époque. En attendant, nombre de criminels Hutu ont trouvé refuge dans une France subitement peu regardante sur les conditions d’octroi du droit d’asile. Un peu comme du temps où l’Amérique du Sud servait de terminus à la « filière des rats ».