Par Patrick Cabanel, historien, directeur d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE)
(Article paru dans Le DDV n°682, mars 2021)
La laïcité est le terme (provisoire ?) d’une longue histoire française, entamée au XVIe siècle, et qu’il n’est pas inutile de parcourir, y compris pour tenter de mieux comprendre certaines tensions qui l’entourent aujourd’hui. Les choses débutent avec le surgissement de la Réforme et l’installation d’une forte minorité « huguenote » en France (plus de 10 % de la population au début des années 1560). Une persécution multiface en poursuit l’éradication : tribunaux ecclésiastiques et civils, massacres urbains de l’année 1562, Saint-Barthélemy de Paris et de province… La réduction du tissu protestant engrange des résultats, mais rien de définitif, comme suffit à le montrer l’entassement des guerres de religion. Dès lors, une série de monarques et d’édits, dits « de pacification », tentent de faire au moins coexister, sous le contrôle de l’État, la majorité catholique et la minorité protestante.
L’édit de Nantes (1598) est le dernier de ces édits, et le seul qui ait duré, jusqu’en 1685. Il ouvre l’ère du pluralisme, puisque désormais deux confessions chrétiennes existent légalement et que le roi catholique accepte d’avoir des sujets protestants : non coreligionnaires, donc, et pourtant « concitoyens ». C’est une première séparation fondamentale du politique et du religieux, une première autonomisation de l’État face à l’Église catholique. Pluralisme, mais nulle égalité devant la loi : on pourrait dire de ces édits, Nantes compris, qu’ils ont été des édits « inégaux », au sens où le XIXᵉ siècle devait connaître des « traités inégaux ». Le protestantisme y était toléré, au sens ancien du mot (souffrir ce que l’on ne peut transformer), mais dans l’attente, certes sans terme précis, de sa réunion à l’Église. L’État, l’espace et le temps publics restaient catholiques : il était ainsi interdit à un protestant de travailler un jour férié catholique. Mais comment rendre la justice lorsque les deux parties d’un procès ne sont pas de même confession, et dès lors que la notion d’un « corps laïque (neutre) » du juge était impensable ? L’édit a promu la neutralité par la neutralisation arithmétique : les chambres « mi-parties » devaient comprendre autant de juges catholiques que protestants. Faux-semblant, car cette égalité arithmétique n’a été atteinte dans aucun Parlement : mais du moins le principe en a été posé
Pulsion unitaire
Par la révocation de l’édit de Nantes, en 1685, Louis XIV faisait rentrer la France dans le rang commun des États dont le prince et les sujets étaient de même religion. Il l’a fait par la violence et la fiction (les protestants ont continué à exister) : l’essentiel, pour notre propos, tient dans cette pulsion unitaire qui a cru parvenir à la réunion spirituelle par la violence. La principale conséquence du tremblement de terre de 1685 se trouve peut-être dans ce qu’Edgar Quinet a vu comme sa réplique : la Terreur révolutionnaire de 1793 et son antichristianisme. Parce que la France a cru faire une fois l’unité des âmes par la violence (1685), elle recommence à le faire au cœur de l’utopie révolutionnaire ; et qu’importe, pour Quinet, que les cibles aient changé et que l’Église, bénissant hier la Révocation, subisse aujourd’hui la Terreur. Le mal est au principe même de ce goût de l’unité. Le Concordat de 1801, en devenant une loi française l’année suivante, s’est vu adjoindre, contre la volonté du pape, des articles organiques du culte catholique et des cultes protestants, avant que le judaïsme ne les rejoigne un peu plus tard. C’est le siècle des quatre « cultes reconnus », soit un renouement avec la coexistence inaugurée au XVIIᵉ, mais désormais au bénéfice aussi des luthériens et des juifs, et surtout avec l’égalité juridique des droits et des devoirs, à l’opposé de l’édit de Nantes. Le système a fonctionné à la satisfaction à peu près générale, sauf dans deux minorités « extrémistes » : des protestants évangéliques, qui refusent le lien organique avec l’État et créent les Églises « libres », et une extrême gauche anticléricale qui exige la Séparation, longtemps sans succès.
Si ce modèle des « cultes reconnus » était venu jusqu’à nous, gageons que la France serait proche de ce que l’on connaît aujourd’hui en Allemagne (les religions définies comme des « corporations de droit public ») ou en Belgique, et qu’elle aurait dû, comme ces deux pays, étendre le pluralisme par addition de dieux successifs, liés à des « Réveils » religieux ou à des immigrations. Elle a choisi d’aboutir à ce pluralisme, en 1905, par soustraction : « l’école sans dieu », somme toute bien nommée par ses opposants catholiques (qui n’oubliaient qu’un x, pour les dieux des autres). Pourquoi ce Sonderweg[1] français, appelé laïcité ? Peut-être est-ce un nouveau rejeu de la pulsion unitaire, issu de la forme catholique de l’esprit français, mais désormais purgé de la violence révolutionnaire (sauf en 1871 ?). Il a conservé, aux alentours de 1900, des aspects agressifs, face à la Compagnie de Jésus et par extension aux autres congrégations religieuses. Ce sont les décrets pris par Ferry, en 1880, et qui conduisent à l’interdiction et à l’exil des jésuites ; ce sont, une affaire Dreyfus plus tard, le titre III de la loi de juillet 1901 sur les associations (qui vise les congrégations non autorisées) et la loi de juillet 1904, qui interdit les congrégations enseignantes. Les deux textes ont conduit à un large exil de religieux(ses) enseignant(es)s, et d’un nombre non négligeable de leurs élèves partis étudier de l’autre côté des frontières (De Gaulle et Bidault pour citer deux noms). On a sans doute oublié ces épisodes, pourtant constitutifs de la laïcité et associés, à des titres divers, à deux noms aujourd’hui très respectés : Jules Ferry et Ferdinand Buisson.
Deux jeunesses ?
Laïcité autoritaire ? Trois éléments peuvent être dégagés, politique, philosophique et social. C’est d’abord l’opposition systématique du catholicisme politique (le cléricalisme) à la République et à la laïcité : de l’Ordre moral des années 1870 aux deux premières années du régime de Vichy, on peut observer ce qu’entendait bâtir cette opposition devenue brièvement majoritaire ; la République a entendu y répondre. Sur le plan philosophique, on peut relire de grands articles militants de Buisson, en 1903-1904, dans la Revue politique et parlementaire : il déclare combattre la congrégation, jamais le/la congréganiste ; mais il ne craint pas d’écrire que la République, régime kantien des consciences libres, ne saurait acquiescer à la liberté que réclame le congréganiste d’aliéner sa liberté (le vœu d’obéissance, le célèbre perinde ac cadaver[2] des jésuites).
On mesure la profondeur que peut revêtir cette réflexion, très moderne, autour de l’aliénation (ou du respect de tel ou tel interdit religieux) ; la vigilance de la République à l’encontre des « sectes » est dans son droit fil. Sur le plan social, enfin, la majorité qui a voté les lois contre les congrégations était obsédée par le thème des « deux jeunesses », grandissant dans des écoles aux valeurs opposées et qui ne pourraient, le jour venu, faire nation (la Première Guerre mondiale a fait justice, si l’on ose dire, de ce fantasme). Certains, logiquement, ont proposé d’aller au « monopole » de l’école publique, ce qui a été repoussé, y compris par un Buisson. Mais le choix légitime de la liberté des écoles rendait possible (et sans doute peu l’ont vu alors) notre système scolaire actuel et à venir, avec deux jeunesses, pour le coup. Il y a celle d’une école laïque tenue de recevoir des publics parfois difficiles, cumulant les difficultés (l’école comme ces publics), et qui reste, comme toujours, le banc d’épreuve de la laïcité : avant-hier les emblèmes religieux au mur (le crucifix), hier les signes religieux ostensibles, aujourd’hui une série de négociations, de tests, de débats, que chacun connaît. Et il y a la jeunesse de l’école privée (qui fut massivement catholique à ses origines, mais peu importe aujourd’hui), élue par une clientèle avide d’une ségrégation sociale superbement efficace mais qui ne dit pas son nom, et ralliée de longue date par la bourgeoisie de gauche. Bourgeoisie pour laquelle l’école laïque, c’est exaltant, mais pour les enfants des autres (des pauvres, qu’ils soient d’ici ou venus de là-bas). Cette hypocrisie est au cœur aujourd’hui d’une violence sociale fondamentale, quoique toute feutrée. Vieille hypocrisie, du reste, et que Buisson avait fini par combattre : à son époque l’école publique était divisée en deux mondes étanches, le primaire pour les pauvres, le lycée pour les bourgeois.
Un universalisme
Revenons à l’histoire pour deux remarques conclusives. D’abord pour insister sur le fait que la laïcité n’a jamais craint de nommer et d’affronter son adversaire, qui n’est pas une religion, mais son usage politique (le cléricalisme pour le catholicisme), ni de faire face à des mots piégés : l’école sans Dieu et le laïcisme avant-hier (des mots catholiques), l’islamophobie, sans doute, aujourd’hui. Ensuite pour rappeler la formule de Quinet, en 1850 : les prêtres de toutes les religions, quelque remarquables qu’ils soient, ne peuvent parler qu’à leurs fidèles ; seul l’instituteur (et l’institutrice) dit à tous et à toutes des choses qui peuvent être entendues et comprises de tous et de toutes. Cela ne devrait-il pas être le cas, aujourd’hui, pour les origines, les appartenances, les mémoires, etc. ? À moins, bien sûr, d’estimer que l’universalisme kantien ainsi proclamé est un piège subtil. Mais de tels pièges sont partout, comme l’a montré le refus pourtant vertueux du monopole scolaire.
[1] Le terme Sonderweg (« la voie particulière ») désigne une hypothèse ou une interrogation historique relative à l’éventuelle particularité du peuple allemand, qui expliquerait certaines spécificités de son histoire par rapport à d’autres nations.
[2] « À la manière d’un cadavre », locution latine qui illustre l’idéal ascétique d’obéissance parfaite présentée comme la voie permettant d’accomplir la volonté de Dieu.