Par Philippe Foussier
L’Espagne, Manuel Valls s’y est ressourcé après le rejet violent dont il a été victime après son départ de Matignon. Un rejet venu essentiellement de son camp, la gauche, à laquelle il adresse dans ce livre une série de réponses aux griefs qu’elle avait exprimé à son endroit. En 2016, il avait théorisé l’idée de deux gauches irréconciliables. Il y revient. Indubitablement, depuis cinq ans, la fracture s’est en effet accrue entre les tendances « historiques », universalistes et égalitaires et les nouvelles références identitaires et différentialistes qui, après avoir touché de larges fractions de l’ultra-gauche, conquièrent de nouvelles positions dans les secteurs plus modérés de ce camp politique. Parallèlement à une gauche politique, c’est aussi désormais le mouvement associatif et syndical qui affiche dans de larges proportions une troublante porosité à l’égard du racialisme et du relativisme culturel. Manuel Valls désigne, dans un chapitre intitulé « Une France que je n’aime pas », les deux pôles identitaires qui aimantent de manière croissante chacun des camps : Éric Zemmour d’un côté et Assa Traoré de l’autre. « Les excès de l’un nourrissent l’autre et vice-versa », analyse Manuel Valls, qui refuse les lectures identitaires qu’ils font des rapports humains, passionnés l’un comme l’autre par les origines et les racines, la couleur de peau et les appartenances religieuses. Dans leur exaltation obsessionnelle du passé et des héritages, ils ne concourent pas à la construction d’un « imaginaire commun qui entraine tout le pays », ce qui sera, selon l’ancien Premier, ministre « le grand enjeu de 2022 ».
Manuel Valls a longtemps été un élu de la banlieue parisienne, à Argenteuil d’abord puis à Évry, comme maire et député au contact avec une réalité sociale sur laquelle il revient avec une franchise bienvenue. Il évoque longuement la laïcité, exposant son désaccord sur l’affaire de Creil qui, en 1989, avait déjà déchiré la gauche entre les tenants d’accommodements vis-à-vis des revendications religieuses et ceux pour qui les règles républicaines doivent prévaloir. Un clivage qu’on retrouvera après les attentats de 2015, dévoilant de surcroit la complaisance et parfois même la complicité d’importantes fractions de la gauche à l’égard de l’islamisme.
Les occasions ratées
Si Manuel Valls ne manque pas de vigueur pour dénoncer, il consent aussi à l’autocritique. « J’ai vu l’islam institutionnel, malade de ses ambiguïtés, s’affaiblir peu à peu face à la revendication fondamentaliste, j’ai vu l’école et les enseignants lutter en vain, souvent sans soutien, face à la pression identitaire. J’ai essayé, j’ai tenu bon (…). La laïcité recule (…). Des années après, j’admets que j’ai en partie échoué ». Ou encore : « Plus l’État s’est désengagé, plus les pouvoirs publics ont baissé les bras, plus des élus ont renoncé à défendre les valeurs républicaines, plus nous avons laissé le champ libre à l’islam radical, qui a prospéré aussi sur ce terreau de pauvreté, de chômage et de désespérance. Nous avons tourné autour du pot, éludé, repoussé, refusé de nommer. Nous en payons le prix fort ». Manuel Valls raconte aussi son combat de longue date contre l’antisémitisme et celui qu’il a en particulier engagé à l’encontre de Dieudonné jusqu’à la victoire devant le Conseil d’État en 2014 pour faire interdire son spectacle à Nantes.
Immergé dans l’action, comme ministre de l’Intérieur puis Premier ministre, confronté à la séquence des attentats et notamment les massacres de masse du 13 novembre 2015 à Paris et du 14 juillet 2016 à Nice après ceux de janvier 2015, Manuel Valls déplore que le président de la République ait alors laissé passer l’occasion de cultiver l’esprit de résistance du peuple français. Evoquant 2015, il explique : « Je l’écris aujourd’hui avec le recul, c’est l’année des occasion ratées. A deux reprises, en janvier et en décembre, le président aurait pu prendre des initiatives majeures, imposer l’union nationale. (…) C’était le moment de renverser la table, au moins d’essayer. François Hollande aurait dû profiter de l’esprit du 11 janvier, comme on l’a appelé à l’époque, et que j’ai, moi, cherché à cultiver, en vain. Je reste convaincu que nous avions les moyens d’écrire une nouvelle page de l’histoire de notre pays ».
Ni résignation, ni fatalisme
Cet aveu d’impuissance par rapport à la montée des fractures au sein de la société ou de regret que des occasions aient été ratées dans un passé proche ne conduit certes pas Manuel Valls à la résignation ou au fatalisme, éloignés l’un comme l’autre de son caractère. Il redoute toutefois les termes du débat de la prochaine élection présidentielle : « Plus que jamais, c’est la France d’en haut contre la France d’en bas, un boulevard pour l’extrême droite ». D’autant, souligne-t-il, que des repères autrefois solides se sont altérés : « Toutes les sphères de l’autorité sont aujourd’hui bafouées ». Il complète : « La défiance et la colère ébranlent notre pacte républicain. La sortie de la crise sanitaire va être longue. Jamais notre pays n’a paru si fragile, si vulnérable ». Dans ce contexte, Manuel Valls entend être utile : « J’ai vocation à être l’un des acteurs principaux du combat des Lumières contre l’obscurantisme ». Reste peut-être le plus difficile pour lui : convaincre une majorité de ses concitoyens de la pertinence de son diagnostic.