Jérémy Guedj, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Nice
(Article paru dans Le DDV n°684, automne 2021)
L’espace médiatique et intellectuel français est saturé de polémiques. À l’automne 2020, au lendemain de la décapitation de Samuel Paty, une prise de position du ministre de l’Éducation contre l’« islamo-gauchisme » a entraîné un de ces affrontements, amplifié d’échos parfois malsains. Signe des temps, la polémique porta moins sur le fond du phénomène que sur le terme employé, islamo-gauchisme, choix qui éclipsa quasiment toute forme de débat. Dans ces conditions, le nom de Pierre-André Taguieff, l’inventeur de ce mot composé, revint à de nombreuses reprises.
Nul n’était donc mieux placé que l’intéressé, « témoin direct » (p. 72) comme il le rappelle lui-même, pour proposer un essai, aussi court qu’incisif, sur le terme, sa portée et ses usages. Et l’instrumentalisation sans fin dont il fait l’objet. Pierre-André Taguieff, politiste et historien des idées dont l’œuvre cherche, depuis ses origines, à débusquer les faux-semblants de la pensée-slogan au profit de la recherche du juste mot, propose une approche scientifique qui n’empêche pas l’engagement. Il élargit son propos aux liens entre islamisme et conservatisme, qui prend les traits de ce qu’il appelle un « islamo-nationalisme » ou un « islamo-conservatisme », confondu un temps avec l’« islamo-nazisme ». Liaisons dangereuses se prête ainsi à plusieurs clés de lecture qui portent sur la construction des concepts et la manière dont les espaces de réception de ceux-ci les retravaillent, voire les travestissent.
Préfixe stigmatisant et suffixe controversé
L’islamo-droitisme a d’abord été un islamo-nazisme. Les vues d’Hitler sur l’islam sont connues mais l’auteur les replace dans son rapport au christianisme, spirituel et culturel. Dans le monde musulman, les convergences idéologiques et pratiques, sur fond d’antisémitisme et de rejet du sionisme, sont attestées par une historiographie abondante ; certains, comme Chekib Arslan, cultivaient des amitiés dangereuses avec le nazisme comme avec le fascisme italien, mais il faut distinguer, sur ce plan au moins, les deux régimes. En France, les plus collaborationnistes, sous Vichy, jetaient sur ces liens un œil favorable : en août 1944, Le Petit Parisien publie un entretien complaisant avec le grand mufti de Jérusalem, Haj Amin al-Husseini, un an après la parution chez un éditeur collaborationniste de la brochure L’Islam devant le national-socialisme de l’intellectuelle indienne Saïda Savitri. Paradoxalement, la chute du nazisme ne mit pas fin aux alliances de ce type.
Pierre-André Taguieff oppose clairement islamo-droitisme et islamo-gauchisme par la nature et la fonction. Dans le premier cas, « c’est surtout le préfixe […] qui est stigmatisant » (p. 14), alors que, dans le second, toute la charge polémique porte sur le suffixe. Une impression se dégage en outre de l’ouvrage : la dissection scientifique est possible pour le premier terme, mais non pour le second. Or, c’est tout l’objectif – et la problématique – de l’auteur pour qui les affrontements autour de ce thème sont révélateurs d’un « nouveau grand clivage idéologico-politique [opposant] les anti-islamistes aux anti-islamophobes » (p. 9) qui ne recouvre en rien le clivage gauche-droite. L’auteur s’explique donc sur ce qu’il entendait par islamo-gauchisme, concept à la « valeur strictement descriptive » (p. 73) et se défend d’avoir confondu, dans cette expression, islamisme et islam. Il s’inscrit en outre en faux contre la comparaison fallacieuse, par abus de concordance des temps, entre « islamo-gauchisme » et « judéo-bolchevisme ». Les motifs de rejet du terme en diraient-ils plus sur ceux qui le récusent plutôt que sur le fond de l’affaire ?
Cet essai ne convaincra sans doute pas les plus réfractaires à l’utilisation des concepts qu’il passe au crible de la contextualisation et de la recherche de sens. Il donnera cependant à tous les moyens de se forger une opinion et de saisir les méandres des polémiques de notre temps.