Propos recueillis par Alain Barbanel et Emmanuel Debono
Entretien paru dans Le DDV n°685, hiver 2021 (numéro offert à télécharger)
Après cinq années passées au gouvernement, appréciez-vous la discrétion et l’anonymat dans l’exercice de votre métier d’avocat ?
On ne plonge pas totalement dans l’anonymat en sortant de la vie publique lorsqu’on fait le choix de revenir à la profession d’avocat. On dispose en revanche de davantage de temps pour la réflexion et il devient alors de nouveau possible de prendre de la distance. Je trouve cette opportunité de recul salutaire, qui invite à la réflexion sur l’essentiel.
Comment avez-vous vécu la pression des médias quand vous étiez aux responsabilités ?
C’est une pression qui s’exerçait quotidiennement et qui se focalisait sur l’urgence. Or l’urgence, précisément, n’est que très rarement l’essentiel. Ce qui m’a surtout frappé au moment des attentats où la tension était à son paroxysme, c’est le grégarisme dont témoignaient certains commentaires politiques ou de presse, convergeant mécaniquement vers les mêmes questions convenues, alors même qu’on ne savait encore rien des drames qui venaient tout juste de se produire : « Où sont les failles des services de renseignement ? » s’interrogeait-on mécaniquement sur certains plateaux des chaînes d’information en continu, avec des spécialistes autoproclamés de la lutte contre le terrorisme, qui se laissaient parfois aller à des spéculations hasardeuses… !
Ce grégarisme vous a-t-il porté préjudice dans votre action ?
En fait, les médias aimaient les services de renseignement surtout quand ils échouaient ! Mais dès qu’on les dotait des moyens destinés à améliorer leur efficacité, les contempteurs de leur action s’indignaient de l’avènement possible du « meilleur des mondes » ou de la « surveillance de masse ». J’ai aussi vu des journalistes prendre directement contact avec les frères Kouachi dans l’imprimerie de Dammartin-en-Goële, alors que la vie d’un otage était en jeu. J’ai donc appris à vivre avec une presse qui cherchait parfois – pas toujours fort heureusement – à allumer la mèche, alors que ma mission était d’éteindre tous les feux et d’éviter les courts-circuits.
Twitter faisait-il partie des médias que vous suiviez ?
J’ai regardé Twitter avec l’œil d’un entomologiste pendant cette période. Pour moi Twitter, c’est l’usage de la phrase brève au service des idées courtes ! On voit peu à peu un espace irrationnel se structurer où la foule s’enivre de ses instincts, en allant jusqu’à trahir le peuple, en lui faisant subir ses excès. Sur la Toile, j’ai aussi vu convoquer les pulsions les plus viles pour les faire converger à la fin vers les positions les plus radicales. Dans un tel contexte, dans cette ambiance où chacun se projette en justicier, le bon journaliste n’est plus celui qui rend la complexité intelligible, qui informe de façon méticuleuse, mais c’est celui qui dénonce, s’indigne et désigne des cibles. C’est là un changement très profond de la relation des peuples à la délibération collective et de la presse à l’exercice démocratique.
La menace terroriste est-elle la même aujourd’hui qu’en 2015 ?
Même si le risque demeure, les moyens donnés aux services de renseignement et aux forces de sécurité en effectifs, en budget et en outils juridiques, avec la loi relative au renseignement de 2015 notamment, ont permis d’identifier et de neutraliser beaucoup d’individus susceptibles de nous frapper. En outre, l’attrition de Daech en Irak et en Syrie, grâce aux frappes de la coalition, a également permis de faire baisser le niveau de la menace. Nous n’avons pas atteint le risque zéro – car il n’existe pas – mais le contexte est aujourd’hui bien moins préoccupant qu’il ne l’était en 2015 et 2016, même si durant cette période, une douzaine d’attentats ont pu être déjoués par le démantèlement d’importantes filières terroristes.
La loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République vous semble-t-elle aller dans le bon sens ?
Oui. Le gouvernement a eu raison de prendre des dispositions contre le séparatisme et le communautarisme qui constituent le cancer de la société française, mais aussi une remise en question des valeurs et des principes républicains fondamentaux, au premier rang desquels figure la laïcité. L’État est précisément le garant de la liberté de chacun de vivre sa religion comme il l’entend. De là vient qu’il n’en reconnaît aucune en particulier. L’article 31 de la loi de 1905 proposait de condamner fermement quiconque cherchait à exercer sur son prochain une pression pour lui imposer une religion ou une manière de la pratiquer. On aurait dû appliquer ces dispositions plus tôt et de manière implacable, ce que je me suis employé à faire lorsque j’étais au gouvernement.
Alors pourquoi avoir créé une loi si les outils existaient ?
Il fallait sur certains points compléter le dispositif existant, et lorsque j’étais ministre, j’ai eu moi aussi à légiférer pour combler certains manques ou tenir compte de certaines évolutions face auxquelles le droit devait s’adapter : je pense à des mesures aussi emblématiques que le blocage des sites appelant ou provoquant au terrorisme ou à l’infraction individuelle terroriste, à l’interdiction de sortie du territoire ou à la grande loi de modernisation du renseignement.
Qu’avez-vous mis en place pour lutter contre le fondamentalisme ?
J’ai veillé, comme ministre de l’Intérieur, à appliquer les lois existantes en procédant notamment à l’expulsion systématique des imams étrangers, prêcheurs de haine, et aussi à la fermeture de mosquées comme celle de Lagny, au sein desquelles on appelait à l’antisémitisme ou au terrorisme. Lorsque Manuel Valls, puis moi-même, sommes arrivés place Beauvau, il n’y avait que peu de dispositions pour généraliser la formation laïque des aumôniers et des imams. Nous avons donc développé et créé des diplômes universitaires permettant la formation de l’ensemble des responsables des cultes. La prévention de la radicalité sur les réseaux sociaux, en France et en Europe, a été l’un des axes forts de mon action avec la première charte européenne signée avec les grands opérateurs de l’internet. Enfin, nous avons engagé une périlleuse réforme de l’Islam en France.
Le CFCM a explosé depuis…
Il n’a pas explosé pour rien. Le gouvernement a cherché sur ces sujets délicats à jouer la rupture plutôt que la continuité. On a voulu faire signer aux organisations représentatives de l’islam de France une charte en faveur de la République, alors que cette charte existait déjà depuis 2015 et qu’il suffisait de veiller au respect scrupuleux des engagements qu’elle contenait et qui avaient été pris par nos compatriotes de confession musulmane au lendemain des attentats du 13 novembre. Mais sur cette question comme sur d’autres, on a voulu réécrire la copie pour montrer qu’on était à l’origine de tout et que rien n’avait existé auparavant. Le résultat est que, désormais, tout est à recommencer, car ce qui existait a été mis à mal. Sous l’effet de cette confusion, le CFCM a éclaté et jamais la communauté n’a été aussi divisée qu’elle ne l’est aujourd’hui. Avec tristesse, je fais donc le constat d’un recul. Il faut aujourd’hui accompagner et aider les musulmans progressistes, représentés notamment par le recteur de la grande mosquée de Paris, à imposer un islam quiétiste et modéré. Il faut renouer et intensifier le dialogue. C’est là, à mon avis, un objectif prioritaire.
Son recteur, Chems-Eddine Hafiz se sent très seul dans ce combat…
Je comprends son désarroi. Face à la tâche qui incombe aux musulmans de France, il faut utiliser les instruments à notre disposition. À la grande mosquée, l’institut Al-Ghazali doit accueillir en son sein les théologiens les plus éminents, les plus érudits pour promouvoir en France un islam du juste milieu, fidèle au quiétisme qui s’imposa jadis à Cordoue. Cet institut peut prendre une dimension européenne pour la formation d’imams parlant français et demeurant viscéralement attachés à l’héritage républicain. Les potentialités d’un tel institut, où l’on enseignerait un islam de tolérance et de respect et qui aurait vocation à affronter l’obscurantisme et l’ignorance d’autres courants, sont considérables. Il serait regrettable de ne pas les exploiter.
La gauche vous paraît-elle en mesure de contrer les poussées populistes de l’extrême gauche et de la droite national-populiste ?
Elle n’y parviendra qu’en rompant nettement avec la ligne de la cancel culture, du wokisme, de la complaisance à l’égard du communautarisme qui gangrènent certaines mouvances et qui sont incompatibles avec la conception que je me fais de la laïcité, de l’unité et de l’indivisibilité de la République. Une grande partie de la gauche s’est égarée. J’entends parfois des responsables du Parti socialiste indiquer qu’ils sont ravis de ne plus être sifflés dans les manifestations comme ils le furent jadis par ceux qui précisément contestaient les orientations républicaines, fermement assumées, dans la lutte contre le terrorisme. Ces propos ne me rassurent guère. C’est précisément parce que la gauche n’a pas assumé fièrement son ancrage républicain qu’elle a permis à la droite et l’extrême droite de s’en emparer pour en dénaturer le contenu. J’ai de la peine à voir une partie de la gauche s’éloigner de ce qui constitua le socle des combats de ses grands ancêtres. C’est là une forme de dégénérescence intellectuelle, politique et morale qui ne peut qu’aboutir à la disqualification de la gauche dans son ensemble.
Comment en est-on arrivé là en France ?
Certains se sont laissé aller à cette facilité qui consiste à considérer que la radicalité doit être la modalité de l’action, jusqu’à la contestation même de l’État dans ses fondements républicains. Je pense que c’est le situationnisme et l’opportunisme qui ont conduit à cela. On court désespérément derrière des minorités comme après autant de clientèles, en cherchant à tout prix à les séduire, avec la préoccupation d’un bénéfice électoral à court terme. En 2012, un think tank avait théorisé l’idée que la disparition des classes populaires devait conduire à leur substituer les minorités comme autant de catégories de référence. C’était une erreur funeste, car un parti politique n’a pas à parler à des segments en particulier de la société, mais à la Nation tout entière. La politique doit consister à s’adresser à la France dans son ensemble, au nom des convictions que l’on porte et d’une certaine idée que l’on a de la vocation et du destin de notre pays. La conviction est pour moi ce qui permet à la politique de s’ancrer dans le temps long, alors que la séduction est toujours déceptive.
Vous y voyez une forme de complaisance à l’égard de l’islamisme ?
Certains théorisent que la discrimination est consubstantielle à l’État et qu’elle est volontairement pensée et organisée par les institutions contre nos concitoyens de confession musulmane. Or, le racisme d’État n’existe pas. Il peut y avoir des policiers racistes et des manquements de tel ou tel agent public. Ces dérives individuelles doivent être durement sanctionnées. Mais il n’existe pas de violence d’État conçue pour être dirigée contre les musulmans vivant sur notre sol. Le laisser croire avec des arrière-pensées politiques, c’est suicidaire et moralement condamnable. Cela procède d’une logique cynique que je combats de toute mes forces, car elle est contraire à l’intérêt national, lorsqu’elle n’engendre pas une forme de molle complaisance à l’égard de l’islamisme. Combattre l’islamisme, ce n’est pas être islamophobe, c’est protéger les musulmans de France d’une conception de leur religion qui vise à les opprimer en les privant de leur libre arbitre. De même, considérer que l’on ne peut plus lutter contre les discriminations au prétexte qu’on n’est pas soi-même discriminé, c’est renoncer à la dimension universelle de la lutte pour l’égalité réelle. C’est la raison pour laquelle je ne peux accepter que l’on dise que des blancs, viscéralement attachés à la lutte contre les discriminations, devraient se taire dans des réunions où il y aurait des noirs discriminés. Cela n’a aucun sens. C’est la négation même de la pensée républicaine et de l’universalisme qu’elle porte comme une espérance.
La gauche doit-elle entreprendre un inventaire ?
Le seul inventaire qui est à produire aujourd’hui par la gauche est l’inventaire de ses erreurs lorsqu’elle s’éloigne de ce qu’est l’éthique de la responsabilité, qui préside à l’action de ceux qui ont le courage de gouverner en affrontant le réel. La force ne peut résulter que du rassemblement autour de la pensée républicaine et de l’ambition de partage qui a inspiré la social-démocratie. S’il n’y a pas de force, il ne peut pas y avoir d’union. Lorsque tout est faiblesse, l’addition de particules insignifiantes aboutit inéluctablement à soustraire à de petits scores électoraux des scores plus petits encore.
Quel regard portez-vous sur la droite national-populiste ?
C’est une menace qui monte. La résurgence de la pensée de l’extrême droite est comme la reconstitution d’une hydre qui renaîtrait avec la même violence verbale, les mêmes procédés nauséabonds que ceux qui inspirèrent, jadis, Gringoire ou Je suis partout. Or l’extrême violence verbale conduit toujours à la violence physique. Il faut se souvenir que Léon Blum avait été passé à tabac le 13 février 1936 par de jeunes royalistes dans les rues de Paris, que Roger Salengro s’est suicidé à la suite d’une campagne de presse calomnieuse organisée contre lui parce qu’il avait eu le courage de procéder à la dissolution des ligues. Aujourd’hui, quand on met en doute l’attachement d’une famille juive à la France, parce qu’elle a fait enterrer en Israël ses enfants assassinés par un terroriste islamiste, lorsqu’on réhabilite le régime de Vichy au motif qu’il aurait permis de sauver « des juifs français », on est dans la même abjection, dans les mêmes discours haineux des extrémistes qui s’éloignèrent de la France, sous l’occupation, jusqu’à la trahir.
Comment expliquez-vous la percée d’Éric Zemmour ?
Je constate, depuis de nombreuses années, que pour des raisons qui tiennent à la fois à l’abaissement de la politique et à la numérisation de la communication, un effacement du sérieux s’opère peu à peu. Quiconque essaye de développer une pensée argumentée et rationnelle est immédiatement présenté comme un triste. La pensée construite, la rigueur intellectuelle, l’esprit de nuance sont considérées comme des tares politiques. Cela tient aussi au modèle économique de la presse, qui ne peut se vendre que si elle privilégie le spectaculaire, la radicalité, le vacarme, la disruption. L’affaiblissement de la pensée républicaine, à gauche comme à droite, compromet l’efficacité de la riposte face à Zemmour, car il n’y a plus dans notre pays assez de défenses immunitaires pour protéger le corps républicain. Ce corps s’est affaibli ; nous en portons tous une part de responsabilité. Quand Éric Zemmour ment, révise l’Histoire, explique que le régime de Vichy a protégé les juifs français, ce qui est une insulte à la mémoire de toutes les victimes de la Shoah, il abîme la Nation, son hstoire, ses valeurs. Mais quelle importance pour lui que tout cela, puisque les médias le relaient au-delà de ses espérances, quand ils ne le valorisent pas. Il y a dans ce système une logique funeste de pourrissement de la démocratie.
En matière de lutte contre les discriminations, l’État doit-il se montrer plus volontariste ?
Autant je suis convaincu qu’il n’y a pas de discriminations organisées par l’État, autant les discriminations existent bien dans notre pays. Elles sont le plus souvent le fait de comportements conduisant au refus de louer des logements à des personnes ou de les embaucher au motif qu’elles n’ont pas la bonne origine ou la bonne couleur de peau. Dans l’ambition républicaine, l’État doit être le principal vecteur de l’égalité réelle. Les magistrats doivent pouvoir recevoir des instructions au titre de la politique pénale inscrivant clairement la lutte contre les discriminations comme une priorité. L’école a longtemps été le lieu de la lutte contre les discriminations, y compris d’ailleurs à travers les leçons de morale dispensées aux jeunes enfants à l’école primaire. Il y avait là, jusque dans les petites choses, l’expression d’un idéal républicain. Il faut inculquer, dès le plus jeune âge, la notion de respect et d’altérité : c’est la seule manière de lutter en profondeur contre ce qui exclut et discrimine. Il faut rendre de nouveau intolérable ce qui ne saurait être toléré. Les parents d’élèves doivent redevenir les alliés du maître d’école dans cette quête d’apaisement et de sagesse.
À lire
À l’épreuve de la violence. Beauvau : avril 2014-décembre 2015
« Au moment où j’entre Place Beauvau, je ne sais pas à quel point je resterai marqué, à tout jamais, par la succession des tragédies qui viendront endeuiller le pays, en donnant au ministère de l’État sa dimension de citadelle profondément humaine. » Dans cet ouvrage, Bernard Cazeneuve se livre à un exercice sincère sur l’action d’un ministre aux responsabilités dans une période endeuillée par les attentats de 2015, la crise migratoire et les réformes qu’il faut continuer de mener. Ce témoignage met aussi en lumière les interrogations et les anxiétés d’un homme confronté à sa solitude et à sa conscience face à des situations inédites et douloureuses.
Éditions Stock, 2019, 220 p., 20,90 €