Propos recueillis par Alain Barbanel et Dora Staub, journalistes
Vous publiez Holocaustes quelques mois après le pogrom du 7-Octobre et la violente guerre sur Gaza qui a suivi. N’est-ce pas un peu précipité ?
J’ai terminé ce livre en février, en déroulant un fil qui montre comment les événements s’enchaînaient. En effet, je l’ai écrit en deux mois… Plus quarante années d’observation et de travail sur cette région du monde ! Une précision : à l’origine, ce titre Holocaustes, qui m’a valu pas mal de critiques, signifie les victimes sacrificielles que les uns et les autres s’infligent. Je me suis efforcé d’inscrire dans l’histoire longue ces événements en essayant de leur donner une signification, un récit, qui expliquerait leur accomplissement ultérieur. Pour l’instant je constate que rien n’est démenti. Aujourd’hui, l’information se confirme selon laquelle le gouvernement israélien poursuit une offensive sur Rafah qui est l’aboutissement de la stratégie de liquidation du Hamas dans l’enclave palestinienne de Gaza.
Malgré la pression internationale…
Netanyahou fait le pari que de toutes les façons, les accusations génocidaires dirigées contre lui, essentiellement par le Sud global et reprises par les universités occidentales, n’ont pas d’importance et que l’enjeu principal pour la survie de l’État d’Israël, est d’être le vainqueur militaire de l’opération. Il sait aussi qu’il est pris en otage avec une courte coalition soutenue par l’extrême droite religieuse à laquelle il doit sa survie politique. Et Netanyahou devra aussi rendre des comptes après la guerre à son propre pays à propos de son fameux « concept » qui a failli, autorisant le Qatar à financer Gaza à hauteur de plus de 400 millions de dollars, pensant calmer le Hamas qui continuerait, pensait-il, d’aboyer sans mordre, et permettrait ainsi d’affaiblir un peu plus l’Autorité palestinienne. De plus, en dégarnissant la sécurité militaire aux portes de Gaza, qui était allée prêter main forte aux colons de Cisjordanie, Israël a connu le plus grand drame de son histoire depuis la Shoah, mettant en cause sa pérennité, et sa légendaire puissance militaire inébranlable. Le Hamas a trouvé la faille dans la cuirasse et en a profité le 7-Octobre, sans avoir de stratégie véritable pour la suite.
Donc, selon votre analyse, il n’y aurait pas de cessez-le-feu à l’horizon, la guerre ira jusqu’à l’éradication du Hamas ?
Pour Netanyahou, il n’y a pas d’autre solution pour sauver sa carrière politique, avec les risques qui pèsent sur les otages encore en vie – ce qui lui vaut beaucoup de critiques dans le pays –, et peut-être aussi éviter la prison pour ses affaires judiciaires. Il y aussi une forme d’hubris pour satisfaire sa vision messianique de roi d’Israël qui a sauvé l’État hébreu et détruit ses ennemis. La reprise de l’offensive sur Rafah, vise une victoire militaire, avec les coûts humains très lourds des deux côtés. Mais attention, il faut prendre avec beaucoup de précautions le décompte du « Ministère de la santé » du Hamas, qui est repris en chœur par les médias et qui ne parle que de civils. Il n’y a évidemment pas que des civils. Les brigades al Qassam, qu’on estime à au moins 30 000 membres aguerris, ne portent pas d’uniformes, et sont comptés parmi les victimes civiles dont les moins de 19 ans. C’est Yahia Sinouar1Le 16 janvier 2024, suite aux attentats du 7 octobre, le Conseil de l’Union européenne a désigné Yahya Sinouar, chef du Hamas dans la bande de Gaza, comme terroriste, après avoir désigné le mois précédent Mohammed Deif et Marwan Issa, numéros 1 et 2 de la branche armée du groupe, désigné aussi de longue date comme organisation terroriste. Ces sanctions permettent notamment d’interdire à toute personne physique ou morale dans l’Union européenne de transférer des ressources économiques aux trois individus. qui les avait de longue date constituées avec le soutien de l’Iran et sur le modèle des gardiens de la révolution. S’il en reste la moitié aujourd’hui, c’est déjà beaucoup ! Les brigades Izz al-Din al-Qassam, branche armée du Hamas, n’est plus en mesure militairement, me semble-t-il, d’infliger des dommages significatifs à Israël, sinon sortir comme ils l’ont fait des tunnels comme à l’hôpital al Shifa où ils ont pris des soldats israéliens à revers, pour limiter leurs progressions. Mais le mal est fait. Le mythe de l’invincibilité d’israël a été terni, même si Netanyahou pense reprendre la main en donnant un dernier coup de rein au Hamas. Et Yahia Sinouar, le « cerveau » de l’attaque du 7-Octobre reste la prise de guerre prioritaire pour Tsahal.
Le mythe de l’invincibilité d’israël a été terni, même si Netanyahou pense reprendre la main en donnant un dernier coup de rein au Hamas. Et Yahia Sinouar, le « cerveau » de l’attaque du 7-Octobre reste la prise de guerre prioritaire pour Tsahal.
Vous écrivez que le 7-Octobre aura des conséquences plus importantes que le 11-Septembre…
Les crimes du 7-Octobre n’ont pas forcément profité à ceux qui ont mis ces exécutions en ordre de marche. J’ai eu l’occasion dans le passé de rencontrer pas mal de responsables du Hamas à Gaza, mais c’était avant Yahia Sinouar, à l’époque des Frères musulmans. Il n’avait pas encore construit son appareil. C’était au moment des révolutions arabes. Les frères musulmans n’y ont pas survécu parce que la répression était trop forte, et même Erdogan a dû les lâcher au Qatar. La seule instance forte qui pouvait aider le Hamas, c’était l’Iran qui était ravi de cette aubaine, car c’était un sunnite et quel sunnite, qui rentrait dans l’axe de la résistance. Cet axe a été construit pour protéger l’Iran d’une attaque israélienne. Si Israël voulait envoyer des missiles sur Natanz en Iran (l’usine d’enrichissement d’uranium), la dissuasion préalable était que le Hezbollah pouvait causer des dommages dans les villes israéliennes proches de la frontière. Une éventualité qui s’est aussi atténuée côté Israël, avec la construction de son Dôme de fer.
L’attaque du 7-Octobre a pris de surprise Netanyahou et ses alliés, mais aussi les protagonistes de l’axe de la résistance…
Le 7-Octobre, c’est Yahia Sinouar qui en a pris l’initiative pour reprendre l’agenda en main. Pour mémoire, ce combattant islamiste a passé 22 ans dans les prisons israéliennes avant d’être échangé avec le caporal franco-israélien Gilad Shalit enlevé cinq ans plus tôt par le Hamas contre 1027 prisonniers en 2011. Cette opération a été un cadeau extraordinaire fait au Hamas en le reconnaissant comme interlocuteur. D’ailleurs, Sinouar sitôt libéré, ira en Iran et sera reçu par Qassem Soleimani, le patron des gardiens de la révolution qui lui promet de lui donner tous les moyens pour combattre Israël. L’on sait aujourd’hui que ni le Hezbollah, ni l’Iran, n’étaient en ordre de bataille au moment du 7-Octobre. En réponse, ils ont sorti les Houthis comme joker, un investissement à bas coût ; mais le problème, c’est que ces derniers ont commencé à tirer sur les bateaux, et les principales victimes ont été les Chinois transportant des marchandises qui transitent par la Mer Rouge vers l’Europe.
L’Iran a d’ailleurs dit qu’elle n’était pas derrière l’attaque du 7-Octobre, et qu’elle ne voulait pas s’engager contre Israël, même si, pour regagner en légitimité, Téhéran a lancé cette attaque du 13 avril dernier, déjouée par le Dôme de fer israélien et la coalition américano-britannique et quelques avions français, mais qui n’a fait aucune victime. Mais le régime des mollahs sait parfaitement que technologiquement, l’Iran ne fait pas le poids contre des armes ultra sophistiquées dotées d’intelligence artificielle développées par Israël et les États-Unis. Ce sera encore plus vrai dans l’avenir.
La prochaine bataille aura-t-elle lieu au sud-Liban contre le Hezbollah ?
Je pense que pour l’instant l’objectif c’est d’abord, si j’ose dire, « terminer » Rafah, et faire tomber Sinouar. C’est cette victoire symbolique qui est souhaitée par Netanyahou. Puis, je pense que ce sera au tour du Hezbollah et cela a déjà commencé de façon très ciblée. Les frappes israéliennes sont d’une efficacité redoutable. Il n’y a pas un commandant militaire du Hezbollah qui peut sortir de sa cachette sans être liquidé dans sa voiture dans la demi-heure qui suit. On peut s’attendre à davantage de frappes destinées à éliminer des chefs militaires.
Au-delà de ces attaques ciblées, il ne devrait pas y avoir de guerre selon vous ?
Non parce que la dernière guerre de 2006, celle des « 33 jours » leur a couté trop cher ! Elle a ruiné le Liban. Certes, Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, avait présenté cette guerre comme une « victoire divine », mais dans la réalité, tout le monde au Liban en a assez du Hezbollah, y compris les élites chiites. Les maronites prient chaque jour discrètement pour qu’Israël « tape » le plus vite possible, mais seulement dans la banlieue sud. Se joue là aussi l’avenir de l’axe de la résistance qui, s’il est affaibli, ne donne plus à l’Iran de moyens de se défense contre Israël. C’est pourquoi, pour regagner en légitimité, le régime de Téhéran a fait cette démonstration en forme de feu d’artifice, le 13 avril dernier, en guise d’avertissement, mais rien de plus, car technologiquement ils ne peuvent pas suivre. Notons au passage que sans le Dôme de fer, cette attaque aurait fait des milliers de morts en Israël ! Et l’Iran le savait très bien.
Vous insistez dans votre dernier livre sur le fait qu’en toile de fond il y a une guerre du Sud global contre l’Occident. Sur quelles bases ?
Après les attentats du 11-Septembre, il y a eu une solidarité internationale occidentale face à la barbarie islamiste. À l’époque, le journal Le Monde avait titré en Une, « Nous sommes tous Américains ». Après le 7-Octobre, il y a eut une phase de sidération de moindre ampleur qui a succédé à la « razzia bénie », référence religieuse utilisée par les islamistes à la razzia sur la tribu juive de Khaïbar par le prophète en 628. C’est le terme que Ben Laden a utilisé pour parler du 11-Septembre, la double razzia bénie, concernant les attentats à New York et à Washington. Là, c’est une razzia qui fait écho au 11-Septembre, qui s’inscrivait dans la seconde Intifada. Le même matériau sémantique est utilisé. Le résultat, c’est que le Hamas, aujourd’hui dans cette eschatologie islamiste, n’est pas sûr de survive à son propre Hubris. Pour l’avenir, je ne suis pas prophète en son pays… Le véritable enjeu est celui-ci : est-ce que Netanyahou va réussir à atteindre ses buts à Rafah, c’est-à-dire éradiquer le Hamas et éliminer son chef opérationnel Yahia Sinouar ? S’il ne réussit pas, il sera renversé et Israël aura beaucoup de mal, parce qu’il va falloir élire un gouvernement dans la défaite, ce qui va être très compliqué, avec la possibilité évoquée par Élie Barnavi d’une guerre civile en Israël, impliquant les 700 000 colons de Cisjordanie armés jusqu’aux dents.
Si Netanyahou parvient à liquider militairement le Hamas et à infliger des coups au Hezbollah dont il ne puisse se relever, l’Iran ne représentera plus un danger pour Israël, parce que le danger principal, ce sont ses mandataires, qui sont à ses frontières.
L’autre question, c’est le Liban. Si Netanyahou parvient à liquider militairement le Hamas et à infliger des coups au Hezbollah dont il ne puisse se relever, l’Iran ne représentera plus de danger pour Israël, parce que le danger principal, ce sont ses mandataires, qui sont à ses frontières. Jusqu’à présent, la démonstration de l’Iran n’est pas très convaincante. Quant au nucléaire, ils ne sont pas encore au seuil, et là les Arabes sunnites, sans le dire, sont du côté d’Israël.
Quelles sont les autres options dans l’hypothèse d’un Hamas décimé ?
S’il n’a plus de mandants, les « proxi » comme on les appelle, l’Iran perdra alors ses capacités militaires et ses ambitions de guerre contre Israël. Il est alors envisageable d’avoir un deal Saoudo- Israélien qui est la clef du système. Israël devra alors faire pas mal de concessions, qu’il n’est sans doute pas prêt à accepter avec le gouvernement actuel, notamment dans la perspective d’une solution à deux États, sauf si Netanyahou est sacrifié sur l’autel avec ses partisans. Mais rien ne peut s’envisager sans la disparition du Hamas…
Gilles Kepel, Holocaustes. Israël, Gaza et la guerre contre l’Occident, Paris, Éditions Plon, 200 pages, 20,00€
« Holocauste » renvoie au sens religieux originel de sacrifices de masse. Ce mot utilisé par Gilles Kepel pour titrer son dernier essai, incarne la malédiction de la Terre sainte dans cette période que nous traversons, avec, au nom des religions, cette avalanche de violences tragiques, barbares et apocalyptiques. Cela remonte très loin, dans l’histoire des deux peuples qui s’affrontent depuis des millénaires dans des guerres sans issue, s’enfonçant à chaque fois un peu plus dans des ténèbres mortifères. Depuis 40 ans, Gilles Kepel, professeur des universités, politiste et arabisant étudie sur le terrain l’enchainement des causes et des conséquences. Ce dernier livre écrit en deux mois mais auquel il faut ajouter 40 années d’expertise, explique comme un récit le déroulement des faits qui ont abouti au pogrom du 7-Octobre, cette « razzia bénie » brandie par les islamistes en référence à celle perpétrée par le prophète en l’an 628 contre la communauté juive de Médine et qui a aussi inspiré Ben Laden dans la « double razzia bénie » des attentats du 11-Septembre. Mais au-delà du conflit régional, Gilles Kepel, toujours en déroulant son fil rouge, en analyse les répercussions mondiales, opposant un « Sud global » en lutte contre un Nord stigmatisé comme colonialiste et islamophobe. Des clivages idéologiques et géopolitiques, qui sur fond aussi de guerre entre la Russie et l’Ukraine à nos frontières, sont de nature à redessiner l’équilibre du monde dans les années à venir.