Michael Hagemeister, historien et slaviste
Article paru dans le DDV n° 686 (printemps 2022), rédigé avant l’agression de l’Ukraine par la Russie le 24 février, traduit de l’allemand par Simone Le Grix de la Salle
Le 28 décembre 2021, la Cour suprême de la Fédération de Russie a ordonné la liquidation de « Memorial International ». Le motif formel invoqué a été l’absence de la mention stigmatisante « agent étranger » exigée par la loi, qui ne figurait pas sur certaines publications. Or ce n’était qu’un prétexte. Le bureau du procureur général a précisé la véritable raison qui a conduit à vouloir éliminer cette organisation qui se consacre depuis plus de trois décennies à la recherche et la diffusion de la connaissance sur la répression politique en Union soviétique : il lui est reproché de faire circuler des mensonges au sujet de l’histoire soviétique et de qualifier l’URSS d’État terroriste, dont l’appareil aurait commis des crimes contre son propre peuple.
Une distorsion historique à grande échelle
Il me revient en mémoire un spectacle qui s’offrait aux yeux de celui qui visitait Moscou dans les années 90. Staliniens et monarchistes réunis ensemble devant le musée de l’Histoire afin de manifester contre les nouvelles conditions postsoviétiques – la chute de l’empire et les bouleversements sociaux associés – brandissant les portraits de leurs idoles respectives, Nicolas II et Joseph Staline. Déjà à cette époque-là, celui qui observait cette scène se demandait comment il était possible que le tsar assassiné lors de la révolution d’Octobre et le représentant du contrepouvoir rouge symbolisent côte à côte un passé meilleur. Une alliance entre groupes marginalisés ? Déni d’histoire qui idéalise simplement tout ce qui appartient au passé, au détriment du présent ?
Staline est considéré aux yeux d’un grand nombre depuis bien longtemps comme étant non seulement entièrement réhabilité sur le plan historique, mais il fait même l’objet d’un culte quasi religieux.
Les manifestants n’y sont probablement plus, mais leur pratique de distorsion historique est plus puissante que jamais. Même l’État l’exerce, et ce sciemment et à grande échelle. Selon cette construction du passé, le monarque et le dictateur se retrouvent dans une proximité quasi symbiotique : ainsi, tous les deux seraient des patriotes russes. Cependant, en ce qui concerne Staline, il le serait seulement depuis qu’il a brisé le pouvoir des bolchéviques juifs et remporté la victoire dans la « Grande Guerre patriotique » ; tous les deux se seraient préoccupés de l’unité nationale, la puissance de la Russie, avant de succomber finalement aux forces sombres antirusses : Nicolas II aurait été victime des bolcheviks juifs, Staline d’un complot juif. Au dire de l’évêque Tikhon (Chevkounov), le conseiller spirituel et confesseur de Vladimir Poutine, l’assassinat du tsar et de sa famille en juillet 1918 aurait présenté les caractéristiques d’un crime rituel et aurait symbolisé la destruction de la Sainte Russie. En revanche, Staline est considéré aux yeux d’un grand nombre depuis bien longtemps comme étant non seulement entièrement réhabilité sur le plan historique, mais il fait même l’objet d’un culte quasi religieux.
Staline qualifié d’envoyé de Dieu
Les membres du Club d’Izborsk, fondé en 2012 par l’écrivain et nostalgique de l’Union soviétique Alexandre Prokhanov, sont des promoteurs influents de telles constructions historiques. Ce club est un think tank ultra-nationaliste, anti-occidental, dont les membres entretiennent des relations étroites dans la plus haute sphère gouvernementale et avec l’industrie de l’armement. Outre l’évêque Tikhon, y figurent aussi Oleg Platonov, antisémite et adepte de théories du complot, Alexandre Douguine, « Eurasien » et ésotériste, ainsi que Natalia Narotschnitskaïa, ancienne diplomate. Celle-ci était membre d’une « Commission de lutte contre tout tentative de falsification de l’histoire au détriment des intérêts de la Russie » et dirigeante de l’agence parisienne de l’Institut de la démocratie et de la coopération, qui a pour but de témoigner de déficits démocratiques et de violations des droits de l’homme à l’Ouest et qui cherche à influer sur l’opinion publique en faveur du Kremlin. Pour le 70e anniversaire de la victoire sur l’Allemagne hitlérienne, le Club d’Izborsk a fait réaliser une icône représentant Staline entouré de ses maréchaux sous une image de la Vierge Marie. Prokhanov a ainsi qualifié Staline d’envoyé de Dieu, guide du peuple soviétique qui par le sacrifice de ses fils morts dans la « guerre sanctifiée » a vaincu le pouvoir de l’enfer et sauvé l’humanité, tout comme le Christ jadis. Cette icône a été bénite par un prêtre – un symbole fort qui montre que même des représentants de l’Église orthodoxe russe participent à ce mythe historique.
Plus le passé, tel qu’il est réécrit, est glorieux, plus la conscience historique s’endort.
Les faits historiques importent peu. Les répressions par le pouvoir stalinien, les millions de personnes qui ont été déportées et déplacées de force, incarcérées dans l’archipel du goulag, qui sont morts de froid et de faim ou ont été fusillées lorsque la terreur de masse dans les années 1937-38 a atteint son paroxysme, on les minimise ou on les justifie, les qualifiant de nécessaires. Plus le passé, tel qu’il est réécrit, est glorieux, plus la conscience historique s’endort.
Memorial, dans le sillage de la Glasnost
Pourtant, cette conscience semblait s’être réveillée à la fin des années 1980. Alors que le « dégel » politique et culturel de Khrouchtchev se résumait encore à la critique du culte de la personnalité et donc aux fautes de Staline, une réinterprétation de l’histoire soviétique a été engagée sous Gorbatchev. Dans un premier temps sont réapparus les personnes sur les photos qui avaient été retouchées et les noms qui avaient été éliminés des textes ; mais rapidement c’est la piste de la violence et de la terreur, débutées dès la révolution d’Octobre, qui a été suivie. La Glasnost a permis la publication d’œuvres interdites jusque-là – parmi elles L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne, qui a mis au jour cet immense univers obscur des camps. Les archives ont été ouvertes, des personnes poursuivies injustement ont été réhabilitées, d’anciennes victimes ont pu briser le silence imposé, les destins des minorités ethniques et populations concernées par les répressions staliniennes ont été rendus publiques. L’inauguration d’une pierre commémorative en 1990 pour les victimes du goulag et le renversement en 1991 de la statue du fondateur de la Tchéka, Félix Dzerjinski, devant le quartier général du KGB, ont été des victoires symboliques importantes.
La loi dite « contre les agents de l’étranger » de 2012 exige que toute organisation non gouvernementale engagée dans une « activité politique » qui reçoit des financements issus de l’étranger, s’enregistre comme « agent étranger » auprès du ministère de la Justice – c’est un instrument efficace pour harceler toutes les ONG qui n’entendraient pas s’y soumettre.
Dans cette atmosphère de renouveau sociétal, un cercle de militants pour les droits de l’homme autour du prix Nobel de la paix Andreï Sakharov a fondé en 1989 la « Société bénévole historique et éducative de toute l’Union [soviétique] Memorial » et, en 1992, après l’effondrement de l’Union soviétique, celle-ci a été enregistrée sous le nom de « Memorial International ». « Memorial » se fixe comme objectif principal de briser « le mur de silence et de mensonges » (Irina Cherbakova), de rétablir la « vérité historique » sur les répressions politiques en Union soviétique et de s’engager pour la démocratisation de la société. Cela comprend des recherches sur les injustices passées et leur mise au jour, ainsi que la documentation sur les violations des droits de l’homme qui ont encore cours aujourd’hui.
Entretenir la mémoire des victimes de l’URSS
Le travail accompli à cet égard au cours des trois dernières décennies est tout à fait impressionnant : des interviews ont été menées avec d’anciens prisonniers du Goulag, des livres commémoratifs ont été édités donnant des indications biographiques sur les victimes des répressions, la banque de données « Victimes de la terreur en URSS » a été établie comprenant plus d’un million de fiches personnelles, des recherches scientifiques sur l’organisation du Goulag et les instances de sécurité de l’État ont été publiées, des lieux d’exécutions massives ont été identifiés, des monuments commémoratifs ont été érigés, des expositions et concours scolaires sur l’histoire ont été organisés à travers le pays. Lors de l’action « restitution des noms », organisée tous les ans, le 30 octobre, des membres de Memorial citent durant plusieurs heures les noms et données personnelles des victimes des répressions. Outre la terreur stalinienne, Memorial témoigne aussi du massacre d’officiers polonais à Katyń et du destin de centaines de milliers de travailleurs forcés en Allemagne. Memorial apporte aussi un soutien aux victimes d’aujourd’hui. L’association envoie des observateurs indépendants dans des régions de conflit, elle publie des rapports sur les violations des droits de l’homme (par exemple en Tchétchénie ou dans l’est de l’Ukraine) et apporte une aide juridique aux réfugiés et prisonniers politiques.
Et désormais, tout cela serait du passé ? Bien évidemment, Memorial a été confronté aux tentatives d’intimidation et d’obstruction venant des autorités administratives dès le commencement. Mais la pression a considérablement augmenté ces dernières années, tant sur l’association elle-même que sur certains membres, comme par exemple sur Iouri Dmitriev de l’agence Memorial de Carélie, qui a récemment été condamné à une peine scandaleuse de quinze ans de prison.
Une loi pour harceler les ONG
La loi dite « contre les agents de l’étranger » de 2012 est un puissant levier pour discipliner des organismes qui jouent un rôle actif dans la société civile et qui ne plaisent guère. Elle exige que toute organisation non gouvernementale engagée dans une « activité politique » qui reçoit des financements issus de l’étranger, s’enregistre comme « agent étranger » auprès du ministère de la Justice – c’est un instrument efficace pour harceler toutes les ONG qui n’entendraient pas s’y soumettre. Ce n’est pas pour rien que Memorial a insisté dès le départ sur l’abrogation de cette loi. Au fil des années, les pires craintes se sont révélées justifiées. Memorial et d’autres ONG ont été soumis à des contrôles chronophages et humiliants, des dénonciations anonymes et condamnations à d’immenses peines d’amendes se sont accumulées. De manière générale, la pression s’est accrue sur Memorial, victime notamment de campagnes de diffamation orchestrées, de perturbations de ses réunions ou événements, allant jusqu’à l’agression de certains participants.
C’est désormais le devenir de la collection sans précédent de Memorial qui se trouve sur le fil du rasoir : ces archives formidables avec des témoignages écrits, tant de documents personnels, de documents attestant de réhabilitations, de lettres, de carnets, de photographies venant de collections privées et qui offraient un libre accès à tout chercheur, les distinguant ainsi des archives nationales où les conditions de travail étaient devenues de plus en plus restrictives. Mais la survie des objets d’anciens détenus de camps, qui avaient été sauvés à grande peine, est également en danger : des valises qui tombent en morceaux, une cuillère en fer blanc ou un peigne en bois, des jouets fabriqués pour les enfants, des dessins ou des napperons brodés. En dépit de leur grande sobriété matérielle, ces artefacts témoignent d’une humanité émouvante. Memorial les a préservés, préservons Memorial.
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