Denis Charbit, professeur de sciences politiques à l’Open University d’Israël (Raanana), auteur de Israël et ses paradoxes (Le Cavalier bleu, 2018)
Article paru dans Le DDV n° 690, printemps 2023
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Extrême droite juive ? Extrême droite israélienne ? Les deux termes ne seraient-ils pas incompatibles ? L’histoire juive moderne n’est-elle pas marquée par l’effort constant pour se protéger de la menace de l’extrême droite, qui a inscrit l’antisémitisme au fondement de son credo, de l’Action française au Ku Klux Klan ? Est-il possible que des partis politiques en Israël assument cet héritage raciste, xénophobe et anti-démocratique, reportant sur les Palestiniens les accusations pointées contre les Juifs ? En quoi cette extrême droite est-elle « extrême » et se démarque-t-elle de la droite israélienne ? Et qu’a-t-elle en commun avec les extrêmes droites d’hier et d’aujourd’hui ?
Des factions longtemps marginales
Cette avalanche de questions traduit le trouble qui saisit quiconque se penche sur ce phénomène. Dans le champ des études politiques en Israël, peu de travaux lui ont été consacrés, et pas seulement parce qu’il y a pénurie d’archives écrites comme il sied à un mouvement qui a opté pour un modus operandi semi-clandestin, en parallèle à ses activités menées au grand jour. Ce mutisme relatif de la recherche pouvait s’expliquer par le fait que ses militants ont longtemps été une poignée d’excités rejetés hors du consensus. Cette tendance était marginale, elle ne l’est plus. Certes, depuis plus de deux ou trois décennies, on voyait bien émerger à la droite du Likoud et du PNR (Parti national religieux, Mafdal) une nébuleuse de factions éphémères, en proie à la tentation groupusculaire, représentées à la Knesset par un petit nombre de députés. Si le phénomène attire aujourd’hui l’attention en Israël comme au plan international, c’est que ces petites factions échouant à franchir le seuil d’éligibilité, tel Ben-Gvir et sa « Force juive » (Otsma Yehoudit) qui a recueilli 19 402 voix (soit 0,42 % de l’électorat) en août 2020, se sont réunifiées sous la même étiquette Sionisme religieux en prévision du scrutin du 1er novembre 2022. Le score obtenu (14 sièges) est sans précédent. Quarante ans plus tôt, le rabbin Meïr Kahane, dont la Force juive est le rejeton direct, était parvenu à entrer dans l’enceinte parlementaire avec un seul et unique siège. La riposte des parlementaires fut vigoureuse pour montrer que sa présence était sacrilège pour la démocratie israélienne et la respectabilité de l’institution. Kahane eut à subir un double cordon sanitaire : durant les quatre années de législature, de 1984 à 1988, chaque fois qu’il montait à la tribune pour faire une déclaration, les bancs de la coalition et de l’opposition se dépeuplaient. Réunis à cette époque au sein d’un gouvernement d’union nationale, Likoud et Parti travailliste firent cause commune pour écarter le danger kahaniste, promulguant une loi interdisant la participation aux élections de toute liste prônant une doctrine raciste1Par souci d’équilibre, le Likoud a réclamé que la loi disqualifie également toute liste niant le caractère juif de l’État d’Israël..
Une coalition motivée par le rejet d’un État palestinien
Les temps ont changé : Yitzhak Shamir, lorsqu’il était Premier ministre, boycottait Kahane ; Netanyahou a orchestré le regroupement des factions de l’extrême droite ; autrefois, c’est-à-dire lors des élections législatives de 1984, c’étaient 25 907 électeurs (soit 1,2 % des suffrages exprimés) qui élisaient le leader du parti Kach, fondé par Kahane ; aujourd’hui, ils sont 516 470 (soit 10,84 %) à avoir désigné pas moins de 14 députés pour les représenter, autrement dit, pratiquement la moitié des suffrages et des sièges du Likoud, arrivé en tête du scrutin avec 1 115 336 votants (soit 23,41 %) et 32 sièges dans la nouvelle chambre. Nonobstant leur autonomie proclamée après la publication des résultats du scrutin, ces trois formations – Sionisme religieux2Il convient de distinguer Sionisme religieux (avec un S majuscule) et sionisme religieux (avec une minuscule). Le premier est le nom d’un front électoral qui s’est présenté sous cette étiquette en 2022. Le second désigne un courant historique du sionisme qui réconcilie foi, nationalisme juif et modernité., Force juive et Noam – s’inscrivent comme une tendance lourde dans le paysage politique d’Israël.
Le nationalisme intégral que défend le parti Sionisme religieux est inséparable d’un projet théocratique : il s’agit de préparer les institutions politiques à se mettre à l’heure de la Halakha (la Loi juive) dans tous les domaines afin qu’à long terme elles lui soient définitivement soumises.
Pourquoi cette déferlante aujourd’hui ? Quelles revendications, quel programme et quels fondements idéologiques animent ces formations ? S’il est très facile de les situer sur l’échiquier politique, comment les nommer ? L’enjeu de la dénomination est capital dans la mesure où il fournit le cadre de référence dans lequel se mêlent, sans se confondre, analyse scientifique et jugement de valeur. Sont-ils à droite ou à l’extrême droite ? Alors que l’emploi de l’épithète « extrême » expédie cette mouvance hors du consensus, la qualifier de « parti de droite » lui confère une légitimité de principe. Elle induit une respectabilité pour leurs leaders, Bezalel Smotrich, Itamar Ben-Gvir et Avi Maoz, rehaussée, à l’issue des négociations avec le Likoud, par leurs nominations respectives à la tête du ministère du Trésor, de la Sécurité nationale et au secrétariat d’État auprès du Premier ministre3Avi Maoz a démissionné de son poste quelques semaines après sa nomination, faute d’avoir obtenu les pouvoirs et les budgets que lui avait promis le Premier Ministre. Il conserve ses fonctions de député..
Appliquer le label de droite revendiqué par le Likoud à ses satellites suppose que les valeurs et les objectifs qui les rassemblent sont plus significatifs, idéologiquement parlant, que ce qui les divise et touche, en général, aux moyens de parvenir à réaliser des objectifs communs.
Examinons l’hypothèse : le point commun de toutes les formations politiques qui se déclarent de droite est le refus d’établir dans les territoires occupés un État palestinien à côté d’Israël. Il ne saurait régner en Judée-Samarie d’autre autorité que celle de Tsahal actuellement, et celle de l’État d’Israël le jour où les conditions diplomatiques seront remplies pour décréter « l’extension de la souveraineté israélienne » sur la Cisjordanie.4C’est le terme employé aujourd’hui pour éviter le mot annexion dont la connotation est jugée péjorative. Il résulte de cette conviction ferme et sans concession une politique d’implantation active en Judée-Samarie d’une population juive sur des points de peuplement dont l’extension et le nombre rendront impossible tout retrait israélien, que celui-ci résulte d’une négociation diplomatique avec les Palestiniens ou d’une décision politique unilatérale.
Messianisme, suprémacisme, misogynie et homophobie
Les électeurs et les leaders du parti Sionisme religieux ne reprennent guère à leur compte la notion d’extrême droite pour s’identifier. Ils claironnent volontiers leur enracinement à droite (en hébreu, yamin). Le slogan de la campagne électorale des partis constitutifs du bloc de droite était d’ailleurs yamin al malé (littéralement, « le plein de droite ») ; l’objectif électoral était de parvenir, à l’issue du scrutin, à constituer une coalition gouvernementale majoritaire composée uniquement de partis assumant leur ancrage à droite ; la finalité, une fois le gouvernement formé, est de mener une politique sans retenue ni obstacle, découlant de la plénitude de toutes ses tendances réunies derrière la figure du leader Benyamin Netanyahou.
Si le parti Sionisme religieux fait bien partie de la droite, en quoi se distingue-t-il de ses partenaires, le Likoud et les deux partis orthodoxes, qui participent de la même coalition ? Les épithètes sont multiples pour marquer la différence et vont crescendo : droite radicale, droite révolutionnaire, droite messianique, voire suprémaciste, raciste et fasciste, sans compter droite misogyne et homophobe. On entend bien la connotation péjorative et la condamnation normative que véhiculent ces épithètes, mais c’est à travers elles que se profile la singularité de leur idéologie, de leur discours et de leur action, même s’il semble parfois que les frontières entre le Sionisme religieux et le Likoud paraissent de plus en plus poreuses.
Examinons-les dans l’ordre de leur apparition : le Sionisme religieux est bien une droite radicale et révolutionnaire. Certes, l’État d’Israël est valorisé comme la conquête la plus importante dans l’histoire du peuple juif ; cependant, il est colonisé par des élites en déclin qu’il s’agit de remplacer. Révolutionnaire, le Sionisme religieux l’est donc en ce sens qu’il entre au gouvernement pour détourner les routines et les procédures en vigueur, et les contourner si nécessaire pour faciliter la réalisation de ses objectifs, quitte à créer des institutions parallèles. C’est exactement ce qu’Itamar Ben-Gvir a préconisé en mars dernier en réclamant la création d’une garde nationale qu’il exige de placer sous son contrôle pour mener à bien des missions spéciales en direction des Palestiniens d’Israël et des territoires occupés.
Droite messianique, également, le qualificatif n’est pas de trop, car le nationalisme intégral qu’il défend est inséparable d’un projet théocratique : il s’agit de préparer les institutions politiques à se mettre à l’heure de la Halakha (la Loi juive) dans tous les domaines afin qu’à long terme elles lui soient définitivement soumises. Suprémaciste, cette droite messianiste l’est assurément, même si, là aussi, elle ne reprend pas le terme à son compte. Elle s’appuie sur une interprétation étroite de la notion de l’élection à laquelle elle confère une dimension politique pour distribuer droits, ressources et valeurs de manière foncièrement inégale entre Juifs et non-Juifs.
C’est sur la place du judaïsme au sein de l’État et sur le rapport à la démocratie que l’on peut établir une distinction entre droite et extrême droite en Israël, entre le Sionisme religieux et le Likoud.
Le Sionisme religieux est-il également raciste ? Il ne prône pas ouvertement de doctrine raciste, au sens initial du terme, en décrétant explicitement la supériorité génétique d’une race sur une autre. Il faut entendre cette désignation au sens plus contemporain, lequel caractérise quiconque postule une incompatibilité entre des identités culturelles conçues comme mutuellement exclusives. Les inégalités sociologiques entre Arabes et Juifs en Israël ne sont pas une anomalie que l’État doit s’employer à réduire pour le bien-être de tous. S’il a une mission à remplir, c’est encourager l’émigration arabe hors d’Israël. Pour éviter la sanction des juges sur un projet de cette nature, Force juive précise qu’il ne s’agit pas d’un départ effectué sous la contrainte, mais d’une émigration consentie par le candidat lui-même et généreusement subventionnée par l’État.
On en vient enfin au diptyque final : misogyne et homophobe. Le Sionisme religieux ne cache pas son intention de revenir à une définition stricte des rôles masculins et féminins pour mieux renvoyer et enfermer les femmes dans la seule sphère familiale. Quant aux homosexuels, aucune concession autre ne leur est consentie que celle de subir une thérapie de conversion !
Entre nationalisme théocratique et théocratie nationaliste
L’extrême droite israélienne est-elle favorable à la démocratie ? Elle ne donne guère dans l’antiparlementarisme de ses consœurs européennes d’antan. Dans le contexte actuel, et tant que le suffrage universel lui sourit, ce n’est pas le régime parlementaire qu’elle voue aux gémonies. En revanche, elle mobilise sa rhétorique militante et son hostilité foncière dans une lutte sans merci contre la Cour suprême (qui rassemble en son sein les prérogatives du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État) et contre la fonction de conseiller juridique du gouvernement, qui sont les deux cibles à abattre.
C’est donc bien sur la place du judaïsme au sein de l’État et sur le rapport à la démocratie que l’on peut établir une distinction entre droite et extrême droite en Israël, entre le Sionisme religieux et le Likoud. Si celui-ci déclare être respectueux de la tradition religieuse et estime même devoir renforcer le caractère juif ethno-religieux de l’État d’Israël, il ne vise nullement l’instauration d’un État théocratique. Quant à la démocratie, si le Likoud en défend une conception formaliste qui se résume au verdict du suffrage universel, s’il assume clairement la suprématie de l’exécutif et du législatif sur l’autorité judiciaire, il nie vouloir sortir du paradigme démocratique, comme l’en accusent les partisans du mouvement social descendu dans les rues depuis le début de l’année. Le Sionisme religieux est, sur cette question, beaucoup plus ambigu : la démocratie est foncièrement une idéologie occidentale étrangère à la tradition juive qui, dans son interprétation, définit prioritairement les devoirs de l’homme, non ses droits.
On pourrait résumer d’une formule la singularité du Sionisme religieux vis-à-vis des partenaires de la coalition : là où les deux partis orthodoxes – le Shas et le Yahadout Ha-Thora – poursuivent principalement une politique clientéliste à l’intention de leurs ouailles et considèrent le nationalisme comme un adjuvant secondaire et instrumental, le Sionisme religieux articule nationalisme et théocratie à parts égales. Cette synthèse tend au nationalisme théocratique chez Ben Gvir, et à la théocratie nationaliste chez Smotritch et Maoz. Enfin, là où pour le Likoud la formule « État juif et démocratique » a du sens, si tant est qu’en cas de conflit le pilier juif l’emporte sur le pilier démocratique, pour l’extrême droite, l’État juif peut et doit se passer à long terme de ce pilier démocratique qu’elle tient pour superflu.
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