Par Gilles Clavreul, délégué général du think tank L’Aurore, ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah)
« Quand je ne portais pas de hijab, j’étais juste une fille blanche ordinaire de New York. Porter le hijab vous faisait savoir que j’étais musulmane. » Linda Sarsour, activiste américaine, janvier 2017
Qui suis-je ? Invité à disserter dans cette revue sur la question de l’identité, je me suis ingénument adressé à moi-même la question que, pour être tout à fait honnête avec le lecteur, je me pose rarement, du moins pas sous le rapport précis, voire étroit, que nous donnons désormais au concept d’identité. Pour moi, question de génération, d’éducation ou d’habitus professionnel, parler de soi ne va pas de soi. L’époque est à l’effeuillage narcissique, à se contempler et se vivre « soi-même comme un roi »1 ? Très peu pour moi. C’est donc à des fins purement expérimentales, et pour les besoins de la cause, que je me prête au jeu pour Le Droit de vivre.
L’identité : un terme riche d’acceptions multiples, comme le rappelle Nathalie Heinich2. Dans les années 1980, époque du marketing triomphant, on glosait sur l’identité des marques ; dans la décennie suivante, on spéculait sur l’identité politique3. Depuis une vingtaine d’années, l’acception se resserre : échaudés par l’expérience ratée de Nicolas Sarkozy, lançant les préfets à la recherche d’une identité nationale insaisissable, les politiques ne s’y risquent plus. Restent l’origine, notion plurivoque, la religion, la couleur de peau ou, pour certains, « la race », le genre, l’orientation sexuelle. De classe sociale, en revanche, il ne sera pas question, sinon pour la forme. C’est dire le changement d’époque, signalé par Laurent Bouvet comme « l’entrée dans l’âge identitaire »4.
Ce numéro d’identité n’est pas attribué
L’enquête « TeO » (Trajectoires & Origines), conduite par l’INED [Institut national d’études démographiques] et l’INSEE [Institut national de la statistique et des études économiques], distribue la population française en fonction de l’existence ou non d’un parcours migratoire des enquêtés ou de leurs ascendants. À défaut de savoir qui je suis, peut-être l’enquête me dira où je me situe ? Las : entre la « population majoritaire » (76 % de l’échantillon) et les différents groupes minoritaires comptant un ou deux ascendants immigrés, je ne suis nulle part. Mon cas de figure (né d’un parent lui-même né étranger sur le sol français, puis naturalisé) n’est pas répertorié. Je fais partie des « cas particuliers », statistiquement insignifiants : me voilà officiellement sans identité fixe.
Tout bien pesé, cette inappartenance me convient : « Sire, je suis de l’autre pays », prévient le Formulaire pour un urbanisme nouveau, l’un des plus beaux textes situationnistes5.
Être libre de ne pas s’identifier : est-ce cela que d’aucuns appellent un « privilège » ? Possible ; c’est du moins ainsi que je comprends l’anecdote contée par Lilian Thuram. L’ex-footballeur interrogea en ces termes un ami qui venait de lui faire remarquer qu’il était noir : « Et toi, t’es quoi ? ». Ce dernier rétorqua : « Moi ? je suis normal ! », faisant l’aveu balourd d’une « indifférence à la couleur » qui serait un trait caractéristique des « Blancs ». Anecdote pour anecdote, j’ai en mémoire celle rapportée d’un lycée de la région dunkerquoise, dont les élèves avaient été invités par une association antiraciste à décliner leurs origines. Pologne, Italie, Algérie, Turquie… le riche passé migratoire du Nord défila, jusqu’à ce que l’un d’entre eux avouât, penaud : « Ben moi, j’ai pas d’origine ». Il fallait comprendre, mais on l’aura deviné, qu’il était autochtone, c’est-à-dire franco-flamand. Que de trous dans la raquette des assignations identitaires…
Les deux Éric
Les docteurs ès identités, à la droite de la droite comme à la gauche de la gauche, s’approprient sans gêne les mots de la langue commune. Les uns expliquent que la France est « chrétienne et blanche » (soit Éric Zemmour) ; les autres (soit Éric Fassin) posent doctement que « les races » n’existent pas, mais que « la race » existe puisqu’il y a du racisme, et que le sens commun n’est pas discutable puisqu’il reflète le ressenti des « concernés ». La race devient un fourre-tout identitaire se pliant aux usages les plus divers : on parle ainsi de « race sociale », mélangeant le phénotype, les valeurs, la nationalité, la langue et même la religion, jusqu’à invoquer une « race musulmane » (sic).
Quoi qu’adoptant des positions de départ très différentes, les deux Éric considèrent l’identité comme un destin : on n’y échappe pas, sauf à s’aliéner ou à se renier. Elle est la fille d’un bon génie (français) pour l’un et d’un mauvais génie (colonial) chez l’autre. La clé de voûte de leurs récits opposés et symétriques est ce qu’on appelle le « paradigme de la domination » : ils ne jouent pas dans la même équipe, mais la règle du jeu les met d’accord, celle d’un conflit insurmontable entre des identités incompatibles, identités qui ne sont, au fond, rien d’autre que des effets discursifs.
Si j’ai parlé de tenaille identitaire, ce n’est pas que les extrêmes se confondent, ni que l’un pèse politiquement autant que l’autre ou qu’ils représentent le même type de danger : c’est qu’ils sont articulés solidairement autour d’un point fixe et que leur pression s’exerce conjointement, sommant chacun d’aligner ses opinions sur son appartenance, réelle ou fantasmée, voulue ou subie.
Alors, « on se lève et on se casse » ? Mais comment faire et où aller ? Le village identitaire est aussi fermé que celui du Prisonnier, les rôles y sont fixes, et gare à ceux qui seraient tentés de faire l’identité buissonnière. Les réfractaires sont repris au lasso : « native informant »6, « Arabe de service », « nègre de maison », « TERF »7… sans égaler la méchanceté féconde des insultes de l’époque communiste, les nouveaux prédicateurs de l’orthopraxie raciale ont leurs « hyènes dactylographes » et autres « vipères lubriques ». Se vivant comme de nouveaux Résistants (à l’âge identitaire, l’usurpation de titre est fréquente), les identitaires d’extrême droite traitent de « collabos » et de « dhimmis » ces « Blancs » qui pactisent avec le Grand Remplaceur arabo-musulman.
L’identité ou la République
Car si les identitaires ont un ennemi commun, c’est bien entendu le mélange. Que l’extrême droite défende l’intégrité culturelle au nom de la supériorité de la civilisation occidentale est connu et d’ailleurs assumé. Il aura fallu l’irruption des « décoloniaux » sur les campus pour qu’une partie de la gauche se retrouve pétrifiée par des doctrinaires expliquant posément que l’homosexualité est une invention occidentale, ou que le métissage tue les cultures indigènes. Blancs versus non-Blancs, c’est une affaire d’amis-ennemis, et sus aux gêneurs qui ne rentrent pas dans les cases : « le Juif », forcément ambigu, sera enrôlé de force chez les blancs ? C’est parce qu’on l’a « blanchi » pour se faire pardonner la Shoah, et pour le destiner, par Israël interposé, à perpétuer l’œuvre coloniale. Le Tsigane, lui, fait le chemin en sens inverse : tout chrétien et européen qu’il est, il est décrété « racisé » car une victime de racisme ne saurait être « blanche ».
La ségrégation a été combattue ? la voici désirée. On ne se contente plus des fameuses réunions « non mixtes » : de prestigieuses universités américaines se mettent aux cérémonies de remises de diplômes séparées selon l’origine des étudiants. Que des progressistes demandent ce que plus aucun réactionnaire n’oserait revendiquer devrait déchaîner une saine révolte.
D’abord parce qu’en dépit d’éloges trompeurs de la diversité, la mouvance décoloniale tient le multiculturalisme en horreur. Recodés en « appropriation culturelle », le métissage des cultures et la circulation de la création sont promis au bannissement.
Ensuite parce que l’avènement de l’âge identitaire fait littéralement disparaître la question sociale. Loin de permettre d’appréhender un cumul d’inégalités comme le prétendent les tenants de l’intersectionnalité, la race dissout la classe, l’absorbe, la digère. Ainsi Rokhaya Diallo, assénant qu’un noir pauvre est toujours plus défavorisé qu’un blanc pauvre, raisonnement qui rend impossible conscience et solidarité de classe, et légitime au passage les oligarchies de certains pays émergents. Le capitalisme lui-même s’y retrouve, qui voit s’ouvrir en grand de nouveaux marchés, ceux de l’identité. Plusieurs grandes enseignes internationales ne s’y trompent pas, qui consacrent des budgets toujours plus importants au développement de l’identity business et posent en championnes de la « diversité », qui par un curieux renversement de sens est devenu l’autre nom de l’uniformité.
Enfin et surtout parce que s’il y a bien des politiques identitaires, la somme des identités ne fait pas une politique, pas plus que l’addition des communautés ne forme une société. Dépasser les antagonismes de toute nature, conflits de classe ou clivages culturels : telle est la question politique moderne par excellence. Les projets d’homogénéité culturelle étant aussi illusoires que dangereux – comment s’accompliraient-ils autrement que par la force ? – il nous faut sans cesse faire vivre un ordre politique qui ménage les attaches particulières de chacun sans compromettre l’intérêt de tous. Cela n’implique pas d’effacer l’identité, ni d’y renoncer, mais de s’abstenir de la rendre opposable dans l’espace politique, où seuls des citoyens égaux ont droit de cité, sans privilège ni préalable.
Contrairement à ce qu’assènent les contempteurs de cet ordre politique singulier qu’on appelle la République, la citoyenneté n’est ni plus abstraite, ni moins « vraie » que cette fausse monnaie identitaire dont ils font trafic. À nous d’en rétablir la valeur et d’en faire monter le cours, car il en va du marché des idées comme du marché monétaire : faute de courage politique, la mauvaise monnaie y chasse la bonne.
Notes :
1. Elisabeth Roudinesco, Soi-même comme un roi, éditions du Seuil, 2021.
2. Nathalie Heinich, Ce que n’est pas l’identité, Gallimard, 2018.
3. Jacques Chevallier (dir.), L’identité politique, CURAPP, 1994.
4. Laurent Bouvet, Le péril identitaire, éditions de l’Observatoire, 2020.
5. Ivan Chtcheglov, Formulaire pour un urbanisme nouveau, Bulletin de l’Internationale situationniste n° 1, 1958.
6. Expression que l’on pourrait traduire par « indic indigène », désignant une personne de couleur qui soutient les dominants blancs et critique les antiracistes.
7. Trans Exclusionary Radical Feminist. Se dit des féministes accusées de « transphobie » car réputées ne pas considérer les personnes transgenres comme des femmes (ou des hommes) à part entière.