Benoît Drouot, professeur agrégé d’histoire-géographie
Vingt ans après sa promulgation le 15 mars 2004, la loi qui proscrit le « port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse » dans les établissements scolaires publics demeure contestée. Ses détracteurs y voient un « tournant juridique »1Anne-Claire Husser, préface à Pierre Kahn, Quelle laïcité voulons-nous ?, Nanterre, ESF Sciences humaines, 2023, p. 5. qui, en engageant la laïcité dans la voie de l’illibéralisme2Philippe Portier, « Le tournant illibéral de la laïcité française », Le Grand Continent, 21 février 2021., en aurait subverti la nature. Après un demi-siècle de détricotage juridique et d’offensives politico-religieuses répétées, la loi de 2004 semble plutôt avoir eu pour effet d’amorcer un moment de réancrage de la laïcité à son ressort fondateur et cardinal, la séparation.
La laïcité rognée
La loi Debré de 1959, en ouvrant généreusement les vannes du financement public à l’enseignement privé, attestait que les autorités catholiques continuaient de considérer la séparation comme un préjudice inacceptable porté aux prérogatives politiques et sociales que leur religion avait héritées du passé. « Produit d’une offensive confessionnelle inédite et d’une victoire écrasante des forces anti-laïques »3Jean-Paul Scot, « Loi Debré, liberté d’enseignement et dualisme scolaire », La Pensée, n°387, 2016, p. 135., la loi Debré écornait sérieusement les acquis séparatistes des lois de 1886 – qui réservait aux seules écoles publiques les subsides de l’État et des collectivités territoriales4Une première entorse avait été introduite par l’article 36 de la loi Astier du 25 juillet 1919 sur l’enseignement technique. – et de 1905 – qui posait que « la République (…) ne subventionne aucun culte ». Sur d’autres terrains que l’école, le contournement de la règle de non-subventionnement des religions par les pouvoirs publics est acté dès 1908, quand l’Église catholique obtint, concernant la prise en charge financière de son parc immobilier, que la loi de 1905 fût révisée à son avantage. Depuis, ont été multipliés les montages qui rendent possibles, comme le fait observer la professeure de droit public Gwénaële Calvès, « d’importants transferts d’argent public en direction des cultes »5Gwénaële Calvès, La laïcité, Paris, La Découverte, 2022, p. 62..
Parallèlement, à compter des années 1960, des « accommodements »6Philippe Portier, « Le tournant substantialiste de la laïcité française », Horizontes Antropológicos, n°52, 2018, pp. 34-35. favorables aux croyants sont introduits dans le droit [à l’école et en dehors] : autorisation accordée aux fonctionnaires7Circulaire de la fonction publique du 23 septembre 1967 à laquelle ont été adjoints d’autres textes. et aux élèves de s’absenter pour des fêtes religieuses qui ne sont pas inscrites au calendrier, et durant lesquelles recommandation est faite de ne pas organiser d’examens ou de concours8Circulaire du 18 mai 2004. ; égorgement rituel des animaux exonéré de l’obligation d’étourdissement9Décret du 16 avril 1964. ; carrés confessionnels admis dans les cimetières, par exemple.
Des identités religieuses à l’offensive
À partir des années 1980, deux processus s’agrègent qui concourent à miner encore davantage le dispositif laïque hérité des premières décennies de la Troisième République. Sur fond de sécularisation croissante de la population française (58% de « sans religion » en 2018 contre 27 % en 198110Philippe Portier et Jean-Paul Willaime, La religion dans la France contemporaine, Paris, Armand. Colin, 2021, p. 23.), un puissant mouvement de revendication et d’affichage des identités religieuses s’affirme. Concomitamment, se dessine « une nouvelle définition de l’identité islamique (…) en rupture absolue et violente avec les valeurs constitutives »11Hugo Micheron, La colère et l’oubli, Paris, Gallimard, 2003, p. 24. des sociétés occidentales. La question du blasphème et le port du voile islamique deviennent les principaux marqueurs de cette reformulation identitaire. À cette époque, l’école publique, d’où la religion a été évincée à partir de 1882, demeure un bastion laïque à (ré)investir.
Cette fois, c’est surtout l’islam qui porte le fer, sur fond d’évolution des représentations dominantes sur le phénomène religieux. La sécularisation accélérée et le bricolage spirituel auquel se livrent les croyants en dehors des institutions religieuses, articulés à l’attention croissante portée aux droits de l’individu et des minorités, aboutissent à une lecture dépolitisée et désidéologisée des religions. Leur inclination à fabriquer du contrôle social, à produire de l’hostilité et de la violence, des préjugés sexistes et homophobes, est renvoyée à leurs seuls extrémismes. Dès lors, sont soigneusement distingués « l’islam » et « l’islam politique », laissant entendre que les religions, vertueuses par nature, considérées au seul prisme de la liberté de l’individu, de sa spiritualité et de son intimité, sont dégagées de toute capacité à produire des effets politiques dommageables sur le corps social.
Rétablir la laïcité
Dans le même temps, la laïcité fait l’objet d’une réinterprétation qui l’évide de son intention primordiale. L’équivalence de sens à présent tirée entre laïcité et liberté fait oublier que « laïcité » est un néologisme forgé au XIXe siècle pour désigner un projet politique neuf : séparer le politique du religieux. Dès lors l’article premier de la loi de 1905, qui pose que « la République assure la liberté de conscience » et « garantit le libre exercice des cultes », est érigé en pierre angulaire de la laïcité ; il ne fait pourtant que rappeler des libertés qui lui préexistent. Quant à la séparation, elle est retraduite en simple neutralité de l’État.
Il faut y insister : les lois fondatrices de la laïcité n’eurent pas vocation à instituer la liberté religieuse. Elles posaient des régulations pour sortir des confusions et des intrications qui prévalurent des siècles durant, en isolant ce qui est de « tous » de « ce qui n’est que de certains »12Henri Pena Ruiz, Qu’est-ce que la laïcité ?, Paris, Gallimard, 2003, p.10. (Henri Pena-Ruiz, philosophe). Animé de la volonté de « restreindre le rôle de l’Église catholique dans l’organisation de l’État et les structures de la société »13Jacqueline Lalouette, Histoire de l’anticléricalisme en France, Paris, PUF, 2020, p. 78., le législateur dut rassurer les croyants en les garantissant dans leurs droits. C’est la fonction de l’article premier de la loi de 1905.
En accordant aux religions le droit de se glisser à nouveau dans les espaces d’où elles ont été délogées (comme les écoles publiques) ou dans des lieux où jusqu’ici elles étaient globalement absentes (les entreprises, notamment), les configurations qualifiées de laïcité « d’intégration » (qui fait place aux religions dans tous les espaces politiques et sociaux) et « de reconnaissance » (par les autorités politiques) ne maintiennent l’exigence de séparation qu’à titre résiduel. De la laïcité ne reste que l’illusion de l’estampille, sous couvert de laquelle la loi de 1959 peut, dès lors, être présentée comme un texte d’« établissement de la laïcité »14Jean Baubérot et Micheline Milot, Parlons laïcité en 30 questions, Paris, La documentation française, 2021, p. 22. (Jean Baubérot et Micheline Milot, sociologues). Parce que les « empiètements (…) de l’esprit clérical »15Jacqueline Lalouette, op. cit., p. 6. contre lesquels s’élevait Léon Gambetta en 1878 sont redevenus une réalité et une tentation toujours plus forte et plus pressante, la loi de 2004, en cherchant à préserver l’école publique de toute forme d’expression confessionnelle, réinstalle opportunément la laïcité dans le sens, la fonction et la portée qui en firent à la fin du XIXe siècle un principe nouveau et moderne.