Propos recueillis par Emmanuel Debono, rédacteur en chef
Entretien paru dans Le DDV n°692 (printemps 2024)
En quels termes décririez-vous la guerre entre Israël et le Hamas depuis le 7-Octobre ?
C’est un tournant décisif dans l’histoire du conflit israélo-palestinien. D’autres crimes de masse antijuifs ont égrené ce conflit séculaire, notamment les pogroms de Safed en 1834 et surtout de Hébron en 1929. Mais avec le massacre antisémite du 7-Octobre, on assiste à un changement d’échelle marqué par le déchaînement d’une cruauté dantesque qui a frappé les villes et villages du sud d’Israël. Des familles entières ont été brûlées vives, les femmes systématiquement violées et mutilées, des enfants décapités… Cette violence extrême à caractère génocidaire est le fruit d’une haine viscérale, ontologique, qui est irréductible à toute rationalité politico-stratégique. Elle s’inscrit dans la longue litanie des crimes de masse commis contre les Juifs en diaspora et qui a culminé avec la Shoah. Cependant contrairement aux nazis qui avaient œuvré au « camouflage des faits », comme l’a montré l’historien Raul Hilberg dans La Destruction des Juifs d’Europe (1961), le Hamas a revendiqué les actes de tortures et de barbarie commis par ses miliciens. Ces derniers ont filmé et diffusé en live streaming leur exactions afin d’amplifier leur impact et provoquer un effet de sidération aussi massif que possible au sein de la société israélienne. Cette « daechisation » des méthodes terroristes du Hamas était en réalité en germe dans les discours apocalyptiques et exterminateurs de ses dirigeants et ce depuis toujours.
Depuis toujours ?
Le Hamas s’est formé en 1987 mais sa filiation historique est ancienne. Elle remonte aux années 1920 avec la création de la confrérie des Frères musulmans en Égypte, porteuse d’une vision fondamentaliste et révolutionnaire de l’islam qu’incarne son fondateur, Hassan Al-Banna. Au sortir de la guerre d’indépendance d’Israël, en 1949, ce mouvement pan-islamiste s’implante en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, avec une stratégie d’islamisation de la société palestinienne par le bas, destinée à préparer cette dernière au combat ultime contre le mouvement sioniste. Ce retour en arrière est capital si l’on veut comprendre ce qui se passe dans la tête des bourreaux du 7-Octobre et celle de leurs commanditaires. Ce sont des fanatiques anti-juifs, anti-chrétiens et anti-occidentaux qui ont une vision longue de l’histoire et dont les calculs sont au service d’une idéologie jihadiste totalitaire. Le Hamas a trompé la classe politico-militaire israélienne en laissant croire qu’il privilégiait la gestion au quotidien de la population civile gazaouie sur son objectif de toujours : la destruction de l’État juif et son remplacement par un État islamique conçu sur le mode califal, dans une alliance régionale et internationale avec les régimes et mouvements islamistes anti-occidentaux. Il y a eu un aveuglement collectif en Israël, ses dirigeants estimant que les déclarations éradicatrices des chefs du Hamas relevaient d’une sorte de rhétorique à usage interne. Or la lutte à mort contre « l’Occident croisé » et les Juifs est la raison d’être du Hamas.
« La lutte à mort contre « l’Occident croisé » et les juifs est la raison d’être du Hamas. »
Il s’agit donc d’un projet bien structuré ?
Oui, le massacre a été minutieusement planifié selon un scénario échafaudé originellement par le chef du Hezbollah et allié islamiste chiite du Hamas, Hassan Nasrallah. Ce dernier avait notamment déclaré ces dernières années qu’il entendait planter le drapeau du « parti de Dieu » en Galilée et qu’il préparait à cette fin une invasion terrestre d’envergure avec prise d’otages. C’est ce projet militaro-terroriste qui a inspiré les commandos islamistes du Hamas.
Il faut se donner la peine de lire et de prendre au sérieux ce que clamaient haut et fort les dirigeants historiques de la confrérie des Frères musulmans dont les Hamas est la branche palestinienne. Le fondateur de la confrérie, Hassan Al-Banna, était un pro-nazi assumé qui a correspondu avec Hitler et fait traduire en arabe Mein Kampf sous le titre Mon Jihad. Sayyid Qutb, le théoricien de la confrérie et le père spirituel des mouvements jihadistes d’aujourd’hui, disait quant à lui des Juifs qu’ils étaient les ennemis de l’islam et complotaient contre Dieu. Les dirigeants du Hamas sont les dignes héritiers de cette vision foncièrement antisémite qu’on retrouve abondamment dans la charte fondatrice du Hamas de 1988. Cette dernière n’a d’ailleurs pas été abrogée ou amendée par le manifeste de 2017, contrairement à ce que l’on entend souvent dire. Ce document pompeusement intitulé « Des Principes généraux et de la politique » entendait ripoliner l’image du Hamas afin de permettre au mouvement islamiste de sortir de son isolement international, d’où l’absence de références ouvertement antisémites et conspirationnistes. Mais sur le fond, le Hamas n’a pas changé et continue à se définir comme un mouvement jihado-nationaliste œuvrant à la libération de la « Palestine du Jourdain à la mer Méditerranée », soit la destruction de l’État d’Israël dans ses frontières internationalement reconnues.
Peut-on parler d’intentions génocidaires ?
Intentions et actes à caractère génocidaire, oui. Je m’en tiens à la définition du crime de génocide qui fait consensus et qui est celle retenue par l’article II de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 et par le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (article 6), soit des « actes commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Cette définition conjugue deux éléments, un élément psychologique et un élément matériel.
L’élément psychologique, l’intention de détruire tout ou partie de la population juive israélienne, est attesté par les multiples déclarations des dirigeants du Hamas, avant, pendant et après le 7-Octobre. En 2018, lors des marches dites du retour, Yahya Sinwar, chef du Hamas, haranguait la foule des Palestiniens massés à quelques encablures de la frontière avec Israël et leur promettait qu’un jour viendrait où ces derniers « abattraient la frontière » et « arracheraient le cœur (des Juifs) de leurs propres mains ». Cette déclaration morbide d’une violence inouïe n’a eu que très peu d’écho dans les médias alors même qu’elle avait été tenue par le chef du Hamas dans la bande de Gaza ! Ces propos macabres sont en réalité légion et quasi quotidiens. Après les massacres du 7-Octobre, Ghazi Hamad, le porte-parole du Hamas, par ailleurs membre éminent de son bureau politique, a par exemple déclaré que « nous recommencerons encore et encore… jusqu’à la destruction totale de l’État d’Israël ». Quant à l’élément matériel, il peut être lui aussi aisément établi.
Face à cet événement, les experts ont-ils failli ?
Côté israélien, il y a eu un mélange d’hubris et de négligence coupable. Il s’agit d’une faillite collective qui est la conséquence d’un affaiblissement structurel de l’appareil d’État. Israël a subi la pire crise de son histoire avec l’arrivée au pouvoir d’une droite illibérale dirigée par un Netanyahou revanchard, allié à une extrême droite irrédentiste qui entendait imposer son agenda ultra-nationaliste. Le Hamas observait avec gourmandise la polarisation croissante de la société israélienne et l’affaiblissement de l’armée qui s’est retrouvée au cœur du débat sur l’indépendance de la Cour suprême. Ce débat faisait rage entre les libéraux partisans de l’État de droit et les illibéraux favorables à un modèle politique majoritariste national-populiste. Le Hamas, qui avait planifié son attaque bien en amont, a jugé opportun de la lancer dans ce contexte de fragilisation inédite de la société israélienne.
« Israël a subi la pire crise de son histoire avec l’arrivée au pouvoir d’une droite illibérale dirigée par un Netanyahou revanchard, allié à une extrême droite irrédentiste qui entendait imposer son agenda ultra-nationaliste. »
Il me semble qu’au-delà d’Israël, nous avons péché, simples observateurs ou experts, par naïveté en projetant sur ce conflit une vision foncièrement ethnocentrique. L’imbrication politico-religieuse au Moyen-Orient est très forte. La conscience de cette dimension culturelle nous fait défaut tant nous sous-estimons l’importance et l’influence exercées par les croyances religieuses exclusivistes sur le corps social. Cette impasse intellectuelle et épistémologique est accentuée par une vision « postcoloniale » militante actuellement en vogue, qui plaque sur ce conflit des catégories morales binaires et hypostasiées : le bien/le mal, la justice/l’injustice, l’oppresseur/l’opprimé, le dominant/le dominé…
Qui la défend ?
Elle s’exprime surtout à la gauche de la gauche. Il est admis au fond que le statut d’opprimé ou de dominé donne droit à la révolte quel qu’en soit le prix. Ce droit « à la résistance contre l’oppression », qui a été formulé lors de la Révolution française, a été réinterprété de manière caricaturale pour justifier le recours des opprimés à tous les moyens à disposition pour mettre fin à leur oppression et notamment l’usage de la terreur. Cette éthique de la violence était en vogue au moment de la décolonisation. Jean-Paul Sartre en fut l’un des principaux promoteurs, notamment dans sa préface aux Damnés de la terre de Franz Fanon (1961) ou encore dans Situations, 5 (1964) où le philosophe estimait que pour guérir de la « névrose coloniale », il fallait que le « rage (du colonisé) éclate », ce dernier n’ayant pour seule alternative que de « rester terrifié ou devenir terrible ». Pour Sartre, la violence du colonisé est accoucheuse d’histoire mais aussi rédemptrice. Cette exaltation de la violence est présente au sein de la gauche de la gauche qui la définit bien entendu comme une contre-violence nécessaire pour secouer le joug de l’oppression.
Si l’on voulait décrypter mais surtout se donner les moyens de sortir de cette impasse, il faudrait faire l’histoire de ce préjugé favorable à la violence, pensée au mieux comme un mal nécessaire, au pire comme rédemptrice. Albert Camus en avait fait la critique dans L’Homme révolté (1951), notamment en démontrant en quoi l’absolutisation de la fin – la sortie de l’état d’oppression – conduisait à moraliser et à justifier les moyens, quels qu’ils soient, favorisant une forme de consentement meurtrier aussi détestable que dangereuse.
Comment la société française réagit-elle à cette actualité ?
Il y a deux minorités actives qui se positionnent, soit en faveur des Palestiniens soit en faveur des Israéliens, et il y a un ventre mou qui est plutôt sur des positions « raisonnables ». À cet égard, depuis le 7-Octobre, tous les instituts de sondages sont rassurants. L’événement fait écho, pour les Français en particulier mais aussi pour les Hollandais, à une vague d’attaques terroristes qu’ils ont subie sur leur sol. Il y a une forme d’identification au sort des civils israéliens et la crainte que de telles exactions se déroulent sur le sol européen. Il y a de fait une compréhension des buts de guerre affichés par le gouvernement israélien, c’est-à-dire la destruction politique militaire du Hamas. On note aussi un soutien à l’interdiction de slogans éliminationnistes tels que « From the River to the Sea, Palestine will be Free », qui sont objectivement synonymes d’une volonté d’éradiquer l’État d’Israël dans sa réalité politique, institutionnelle et démographique.
Où se situe alors le danger ?
Dans cet antisémitisme d’atmosphère qui est la résultante d’une confluence des haines antijuives islamiste, anticapitaliste et néofasciste. Leurs ressorts historiques, idéologiques et sociologiques sont bien sûr dissemblables mais leurs effets sont cumulatifs. J’ai été particulièrement choqué par les finasseries et les réticences emberlificotées de la gauche tendance LFI à qualifier de terroriste l’attaque du 7-Octobre. Cette fausse pudeur est d’autant plus affligeante qu’elle n’hésite pas à recourir à une rhétorique violemment anti-israélienne lorsqu’il s’agit de condamner la riposte de l’État juif. Jean-Luc Mélenchon pioche sans vergogne dans le répertoire de l’antisémitisme patenté en essentialisant le judaïsme comme foncièrement raciste, en propageant le mythe de la toute-puissance de la finance juive qui manipulerait les médias, ou encore en reprenant à son compte l’antienne du peuple déicide.
La gauche radicale semble renouer à travers son chef avec ses vieux démons antijuifs…
Oui, car contrairement à un mythe tenace, la gauche socialiste et révolutionnaire a longtemps fait montre d’une hostilité à l’égard des Juifs. Les grandes figures du socialisme et de l’anarchisme telles que Blanqui, Fourier, Vallès, Proudhon et bien d’autres ont même largement contribué à la naissance de l’antisémitisme moderne qui a pris le relais de l’antijudaïsme. Jusqu’à la publication du J’accuse de Zola, la gauche était majoritairement antidreyfusarde. Son antisémitisme s’exprimait dans le registre de l’anticapitalisme, de l’antimilitarisme et de l’anticléricalisme. En adoptant la stratégie populiste conceptualisée par Chantal Mouffe, Ernesto Laclau et Íñigo Errejón visant à dépasser le clivage gauche-droite et à le remplacer par un clivage peuple-oligarchie, cette gauche post-républicaine construit une figure de l’ennemi qui peut déboucher sur la réactivation de vieux poncifs antijuifs. L’oligarchie est un signifiant flottant. Il peut désigner de manière métonymique les Juifs qui incarnent dans cette nouvelle dichotomisation du champ social une élite blanche privilégiée et dominante, exerçant un pouvoir médiatique, économique et politique exorbitant. Cette corbynisation de la gauche radicale a fort heureusement épargné quelques personnalités qui ont fait preuve de clarté morale et intellectuelle. Je pense notamment à François Ruffin, à Alexis Corbière, à Sandrine Rousseau et à quelques autres. Cette situation a obligé la gauche, dans son ensemble, à se positionner. Les communistes, les écologistes et les socialistes ont dû clarifier leurs positions non sans quelques ambiguïtés et calculs politiques de bas étage. Cette haine anti-israélienne et antijuive est d’autant plus difficile à combattre qu’elle s’exprime dans le langage de l’antiracisme, de l’antifascisme et de l’anticolonialisme.
Ne constate-t-on pas, pourtant, un déséquilibre dans le traitement de la réalité géopolitique ?
Oui, il y a une hyper vigilance critique s’agissant des prises de positions des acteurs de la vie politique israélienne dont les moindres faits et gestes sont abondamment commentés alors que dans le même temps, les déclarations et les actes pour le moins problématiques de certains dirigeants palestiniens sont souvent ignorés ou minorés. Les vocables « extrémiste », « fanatique » ou « suprématiste » sont réservés aux Israéliens (à raison s’agissant de l’extrême droite). Une simple recherche dans un moteur de recherche vous permettra de vous en rendre compte. À aucun moment, les acteurs du mouvement national palestinien ne sont identifiés sur un axe gauche-droite. Pourtant, certaines formations politiques palestiniennes se réclament du communisme et du marxisme. Certes, le Hamas ne se positionne pas sur un axe gauche-droite mais qu’est-ce qui empêche les observateurs que nous sommes de le qualifier politiquement ? Il est pourtant simple et utile de le faire pour décrypter l’idéologie et la praxis de ce mouvement islamiste. Le Hamas incarne une ultra-droite militarisée, théocrate, fascisante, réactionnaire, antiféministe, antichrétienne, antijuive, anti-occidental, anti-américaine… Si la gauche radicale se montrait conséquente, elle ne cultiverait donc aucune ambiguïté vis-à-vis de cette organisation qui représente tout ce qu’elle devrait détester !
« Il est urgent de repolitiser et de recontextualiser ce conflit afin de se défaire d’une vision abstraite, totalement désincarnée, sur laquelle chacun projette ses fantasmes mortifères. »
Quelles solutions intellectuelles entrevoyez-vous ?
On rendrait un immense service aux Israéliens comme aux Palestiniens si on cessait de soutenir ces derniers de façon aveugle. Il faut sortir de cette pétrification campiste de la pensée qui conforte chacun dans ses biais cognitifs et ses réflexes idéologiques. Par ailleurs, je pense qu’il est urgent de repolitiser et de recontextualiser ce conflit afin de se défaire d’une vision abstraite, totalement désincarnée, sur laquelle chacun projette ses fantasmes mortifères. Repolitiser et contextualiser le conflit israélo-palestinien, c’est tenir compte de sa profondeur historique et de sa complexité. C’est aussi décrypter les projet politiques, idéologiques et sociétaux des protagonistes, les buts qu’ils servent et les moyens qu’ils emploient pour parvenir à les mettre en œuvre. Bref, c’est faire preuve de vigilance intellectuelle et de sens de la nuance, cette « justesse qui est la justice de la raison » dont parlait si éloquemment Péguy. Ce travail d’élucidation est à mon sens indispensable car il ouvre la voie à la démystification des mythologies qui enferment les belligérants dans leur tour d’ivoire identitaire.
À la sortie d’une forme de manichéisme aussi ?
Il me semble capital en effet de sortir du piège moral et de l’impasse intellectuelle qui consiste à binariser l’affrontement israélo-palestinien : les forts/les faibles, les dominants/les dominés. Il n’est pas question de nier l’asymétrie qui existe entre Israéliens et Palestiniens et l’enkystement de l’occupation. Mais se contenter de cette dialectique sommaire serait une grave erreur. Dans ses réflexions sur le pouvoir, Michel Foucault rappelait avec raison que ce dernier est par nature instable et diffus car il s’inscrit dans des rapports de force labiles qui peuvent s’inverser. Ce pouvoir passe par les dominants comme par les dominés. Les « dominés » disposent donc d’une autonomie de pensée et d’action. Enfin, la politique, c’est l’art du compromis. Il me semble là encore qu’on rendrait un grand service aux Israéliens et aux Palestiniens en soutenant et en encourageant les artisans de la paix qui sont courageusement engagés dans un combat contre les fanatiques et les irrédentistes des deux bords. Plutôt que d’aggraver la querelle israélo-palestinienne en soutenant les uns aux dépens des autres, nous serions tous bien inspirés de favoriser l’esprit de dialogue et de compromis, si nécessaire pour sortir de l’impasse, là-bas comme ici.