Emmanuel Debono, historien, rédacteur en chef
Les fanatiques de la haine ne se paient pas de mots, l’horizon de leur antisémitisme reste toujours l’extermination. Oui, l’extermination. Il faut prendre leurs slogans au sérieux. Pour comprendre leur idéologie mortifère et les affronter efficacement, on gagnerait à s’inspirer du combat de nos devanciers antiracistes. L’histoire leur a malheureusement donné raison.
C’est en travaillant sur les archives de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (Lica), qui précéda la Licra (1979), que j’ai eu le sentiment de comprendre ce qu’était une « idéologie mortifère ». Comprendre ? Il faudrait être plus juste : ressentir. Comprendre, c’est saisir intellectuellement une réalité, sans nécessairement être en mesure de se l’approprier mentalement, charnellement oserais-je dire. Lorsque l’on ressent, on se met en capacité d’en identifier la réitération, sous une forme parente, modifiée, dans un environnement ou un contexte autres.
Il faut dire qu’avant de choisir le nom de Lica, à partir de 1929, cette association fut la « Ligue internationale contre les pogroms », formée au lendemain du procès de Samuel Schwartzbard, assassin de Simon Petlioura. Président du Directoire ukrainien, Petlioura était accusé de s’être rendu coupable ou tout du moins complice de pogroms durant la guerre d’indépendance contre la Russie bolchevique (1917-1921). Exilé en France, il avait été reconnu par Schwartzbard, juif ukrainien naturalisé français, qui s’était armé pour venger les siens, et l’avait abattu en plein cœur de Paris, le 25 mai 1926. Jugé en cour d’assises, en octobre 1927, Schwartzbard avait été acquitté.
L’expérience de la persécution
J’avais été frappé par l’enquête menée par le journaliste Bernard Lecache, entre le meurtre et le procès, publié en feuilleton par Le Quotidien et sous la forme d’un ouvrage qui connut un succès de librairie : Au pays des pogroms. Quand Israël meurt (Progrès civique, 1927). Lecache s’était rendu en Ukraine soviétique, avait interrogé les autorités locales ; il était allé au-devant des rescapés, avait recueilli des témoignages et rédigé une compilation, atroce, dont les détails pouvaient paraître inventés de toutes pièces, tant ils dépassaient l’entendement humain. Il m’avait alors semblé, au tout début, je dois l’admettre, que le journaliste avait pu prêter une oreille un peu complaisante à des récits fabriqués pour édifier1La nature des actes commis lors du pogrom en Israël du 7 octobre 2023 aurait achevé de lever toutes formes de doutes sur ce dont les pogromistes sont capables, si ces interrogations avaient encore subsisté à cette date..
Ce face-à-face avec la mort de Bernard Lecache, né à Paris en 1895 de parents qui avaient eux-mêmes fui les exactions antijuives d’Ukraine à la fin du XIXe siècle, devait lourdement peser sur sa manière d’appréhender le fléau antisémite. Fondateur de la Lica, qu’il présida jusqu’à sa mort en 1968, il fut particulièrement marqué par son expression la plus théorisée, la plus déterminée et la plus immédiate des années 1920 : le national-socialisme. Lecache n’était pas seul. Autour de lui se pressèrent rapidement des juifs, français ou étrangers, qui avaient en commun d’avoir éprouvé dans l’intimité la force destructrice de ceux qui s’en prenaient aux juifs, en Europe centrale et orientale, et donc, aussi, en Allemagne. Une connaissance par l’expérience directe : avoir vécu dans sa chair l’humiliation, la peur du massacre, avoir vu des bandes armées ou des étudiants antisémites à l’œuvre, avoir enduré les pratiques d’un État discriminant ou ignorant délibérément les manifestations populaires antijuives ou, pire, les fomentant lui-même. Avoir été témoin, aussi, d’un processus : la montée de la haine, le délitement social, une forme de désinhibition collective, et, sans doute pire que tout, l’absence ou le renoncement de ces fameux « gens de bien », censés contrarier, par leur humanité, le triomphe du mal.
Croire les dictateurs
L’antisémitisme tue, ne cessent de répéter, en substance, ceux qui appellent leurs concitoyens ou les pouvoirs publics, à se dessiller les yeux. Leur message est clair : ceux qui promettent qu’ils feront entendre raison aux juifs ou leur feront rendre gorge, ce qui revient au même, ne se paient pas de mots. La passion ne leur inspire pas de simples excès de langue, de rodomontades crépusculaires, qu’il serait nécessaire de recontextualiser, de relativiser ou de tempérer. Non : il existe un substrat de haine, que la passion peut enflammer après des années de conditionnement, anéantissant toute retenue et conférant une légitimé à la violence qui devient un acte de purification. Que celle-ci se pare de la double mission, libératrice, de chasser les parasites et d’œuvrer à rétablir un ordre juste, et voici les conditions du pogrom réunies.
Il existe un substrat de haine, que la passion peut enflammer après des années de conditionnement, anéantissant toute retenue et conférant une légitimé à la violence qui devient un acte de purification. Que celle-ci se pare de la double mission, libératrice, de chasser les parasites et d’œuvrer à rétablir un ordre juste, et voici les conditions du pogrom réunies.
Cette conviction, les militants de la Lica, juifs et non juifs, l’ont eue chevillée au corps, avec l’expérience conjuguée des pogromes et les prophéties répétées par les nazis, d’une destruction prochaine de la « juiverie internationale ». Tout ce qui est excessif est insignifiant dit-on… Pas quand cela sort de la bouche d’un dictateur, des idéologues et des serviteurs zélés d’un régime qui a capitalisé sur le ressentiment et le désespoir. Mein Kampf, une œuvre datée, un peu excessive ? C’est ce que s’appliquèrent à faire croire les propagandistes du régime hitlérien à l’extérieur des frontières du Reich, trouvant chez les pacifistes et les incrédules des relais décisifs pour faire avancer leurs pions et briser les résistances antifascistes.
Les militants de la Lica, au contraire, ont toujours su que Mein Kampf était un programme, une véritable feuille de route, au point d’en financer la traduction intégrale, en français, en 1934, alors que le texte ne circulait sur le territoire national que sous une forme expurgée de ses passages anti-Français.
Le crime comme programme
Croire ou ne pas croire, telle fut toujours la question, toujours posée dans les démocraties. À cette incapacité de la majorité et des élites d’admettre la volonté destructrice de l’ennemi, a répondu, en France, la rhétorique des militants de la Lica. Des militants pressés d’établir une continuité entre les déclarations et les actes, là où les autres ne voyaient que des manifestations sporadiques et isolées. Des militants qui employaient les mots d’« extermination », dans les années 1930, sans penser à autre chose qu’à une extermination effective, par la persécution, l’exclusion sociale, l’asservissement ou l’internement dans les camps de concentration en activité depuis 1933.
Vous imaginez des menaces en l’air, une démonstration viriliste pour impressionner… Vous relativisez les menaces des feux de l’enfer qui sont brandies contre les juifs, les Occidentaux et tous les peuples libres ? Vous vous trompez ! Ce n’est pas du folklore : c’est un programme.
C’est cette capacité des militants à ouvrir les yeux qui m’a alors frappé et qui, à des années de distance, et avec le recul d’autres massacres et génocides survenus depuis, m’a convaincu qu’une entreprise criminelle dotée d’un corpus idéologique ou d’une charte, de troupes passionnées et d’affidés fanatisés, promettant des hécatombes par la voie d’une purification du corps social était à prendre au pied de la lettre. Vous imaginez des menaces en l’air, une démonstration viriliste pour impressionner ? Vous relativisez les menaces des feux de l’enfer qui sont brandies contre les juifs, les Occidentaux et tous les peuples libres ? Vous vous trompez ! Ce n’est pas du folklore : c’est un programme.
La promesse de la mort
J’avais été interloqué par le sens aigu de la perception du danger par les militants, qui leur faisait affirmer qu’après les juifs viendraient les communistes, puis les socialistes, les libéraux, les intellectuels, les artistes, les républicains et les démocrates, que la vague emporterait tout ce que le monde comptait d’esprits libres. Un témoignage, plus que d’autres, retint mon attention. Dans Le Droit de Vivre du 20 mars 1937, le journaliste anglais Geoffrey Fraser rendait compte d’un entretien qu’il avait eu en Espagne, avec un homme d’affaires franquiste. Ce dernier dénonçait la « pourriture du régime » républicain. Antijuif, il se disait, lui, prêt à fusiller la « vermine ». Devant Fraser, interrogateur, il avait ajouté : « Cela vous surprend ? Mais vous êtes donc un sentimental ? Cela ne vaut rien. On ne fait pas de bonnes affaires avec le cœur ; c’est avec le cerveau qu’il faut travailler. Voyons, si votre maison est infestée de vermine, est-ce que vous hésiterez à tuer cette vermine ? Mais non, n’est-ce pas ? Eh bien ! tous ces types-là – les juifs, les protestants, les anarchistes, les communistes – c’est de la vermine. Et nous allons l’exterminer… ».
Cet impératif de survie devrait précisément nous commander, aujourd’hui, d’entendre mieux certaines prédictions d’anéantissement brandies par les ennemis mortels de notre civilisation. C’est-à-dire de les prendre au pied de la lettre.
J’ai le souvenir précis du choc qu’avait produit en moi ces quelques mots, parce que, comme Fraser, je les avais pris au pied de la lettre, j’en avais saisi sur le champ l’essence exterminatrice : le cerveau mis au service d’une entreprise de déshumanisation criminelle, totale et assumée. « Nous allons l’exterminer. » À aucun moment, je n’ai douté de l’authenticité d’une intention si froidement énoncée.
Une idéologie mortifère vous promet la mort et vous la donne effectivement le moment venu. On refuse généralement l’idée de sa propre mort et l’on préfère esquiver. C’est un instinct de survie bien compréhensible. Or cet impératif de survie devrait précisément nous commander, aujourd’hui, d’entendre mieux certaines prédictions d’anéantissement brandies par les ennemis mortels de notre civilisation. C’est-à-dire de les prendre au pied de la lettre.