Par Stéphane Nivet, délégué général de la LICRA
(Article paru dans Le DDV n°682, mars 2021)
23 juin 1944. Quelques jours après le débarquement, un chant singulier fait trembler les remparts de Terezín (Theresienstadt), dans l’ancienne Bohême-Moravie, au cœur d’une Europe qui n’a sans doute jamais été aussi éloignée des plages normandes. C’est une messe des morts qui s’élève au-dessus de cette forteresse transformée en ghetto concentrationnaire : le Requiem de Verdi. Ce jour-là, ces messieurs de la SS ont en effet résolu d’achever la visite guidée de leur imposture – un camp « Potemkine » où les juifs vivaient une existence paisible et heureuse – par un spectacle offert à un aréopage insolite composé de représentants de la Croix-Rouge en mission d’inspection et de nazis haut-gradés. Eichmann, à la tête de l’entreprise d’extermination des juifs d’Europe, est venu pour l’occasion, chargé par Himmler himself de jouer les amphitryons pour idiots utiles et de décorer ses hommes des hochets du Reich.
Illusion tragique
Cette illusion tragique a débuté plusieurs semaines voire plusieurs mois auparavant pour rendre le lieu présentable. Un tel trompe-l’œil ne s’improvise pas. On a évacué près de 7 500 détenus qui ne respiraient pas la santé souhaitée pour la mascarade. On a refait la voirie, aménagé des pelouses, planté des rosiers, fabriqué des boutiques pleines de denrées, créé des jardins d’enfants, ouvert des cafés et des restaurants. Pour le spectacle final dédié au Requiem, on a vidé l’hôpital de ses malades avant de les entasser dans des greniers insalubres. On a choisi la plus grande salle ainsi rendue disponible pour y dresser une scène et des calicots avant d’y aligner une trentaine de fauteuils.
Rafael Schächter, compositeur, pianiste et chef d’orchestre roumano-tchécoslovaque, a reçu l’ordre des nazis de monter le Requiem de Verdi. Ce n’est pas sa première création à Terezín. Depuis son arrivée au camp le 30 novembre 1941, il s’est fait connaître des détenus et de l’encadrement nazi en donnant, avec des instruments de fortune, la virevoltante Prodaná nevěsta de Smetana ou encore Les Noces de Figaro de Mozart. À partir de septembre 1943, il s’emploie donc à réunir près de 120 choristes et quatre solistes autour de lui. Il devra reconstituer son ensemble en permanence, ses chanteurs et musiciens étant régulièrement raflés et envoyés à Auschwitz pour être gazés.
Mais l’ambition de l’artiste n’est pas de répondre au bon plaisir des nazis. Ils ne jouent pas dans la même catégorie. Si les nazis sont parvenus à mystifier les visiteurs de la Croix-Rouge, Schächter, lui, a réussi à empaumer ses geôliers en faisant résonner la voix et la vie dans ce mouroir, et en tentant d’anéantir, par la musique, le temps d’un concert, son propre anéantissement. Les SS pensaient humilier ces détenus juifs en leur imposant de chanter leur propre mort : ils avaient au contraire, et sans le vouloir, ouvert la porte de la libération de leurs esprits en leur donnant le dernier mot : « Libera me ! » Au soir du 23 juin 1944, Schächter n’avait posé qu’une seule condition : ne pas saluer, d’aucune manière, les membres du public, à l’issue de la représentation. Car les véritables destinataires de l’œuvre, assurément, n’étaient pas dans la salle.
« Prouver l’imposture »
Cette histoire forte est parvenue jusqu’à nous grâce au récit qu’en fit en 1963 Josef Bondy – dit Joseph Bor – dans son livre Le Requiem de Terezín, publié quelques mois après le procès d’Eichmann à Jérusalem. Envoyé dans le ghetto à l’issue de la vague d’arrestations organisée en représailles de l’assassinat d’Heydrich par la résistance tchèque, il y raconte les 18 mois de cette incroyable entreprise, ces répétitions sans cesse bouleversées par le chaos mais aussi ces controverses avec les représentants communautaires juifs, ulcérés que Schächter préfère jouer une œuvre de la liturgie catholique plutôt qu’une pièce issue de la culture juive. La réponse du chef d’orchestre fut implacable : « Prouver l’imposture, l’aberration des notions de sang pur ou impur, de race supérieure ou inférieure, démontrer cela précisément dans un camp juif par le moyen de la musique. »
Et si le Requiem de Verdi n’était pas une simple messe des morts mais, pour reprendre l’aphorisme du chef d’orchestre Hans Von Bülow le soir de la première donnée le 22 mai 1874 à Milan, « un opéra en robe ecclésiastique », avec une distribution digne de Don Carlos, une musique trempée dans les contrastes et des paroles qui élèvent l’expression à l’aide de puissants moyens lyriques ? Et si le véritable public que Schächter et ses amis avaient voulu saluer en ce soir de juin 1944, c’était nous, nous demandant, non pas de pleurer et de les plaindre mais, pour reprendre la célèbre supplique de Pierre Brossolette, « de les continuer » ?
À la recherche du Requiem perdu
C’est sans doute à ces interrogations autant qu’à cet appel que tente de répondre la compagnie vivOpera depuis près de sept années. Autour de Vincent Simonet, baryton et directeur artistique et Carmelo Agnello, metteur en scène, un nouvel édifice se construit sous nos yeux et permet, enfin, de réunir tous les Requiem en une seule création : celui de Verdi, celui de Schächter, celui de Bor. C’est cette totalité, alourdie par les circonstances et par l’histoire, qui parvient jusqu’à nous. Nous voilà ainsi plongés dans ces répétitions de prisonniers qui tentent de s’évader par la musique et par le chant. C’est dans le cadre d’un laboratoire de création organisé par Carmelo Agnello à l’université Paris 8 que l’idée, embryonnaire, a germé : « Je voulais voir quel impact pouvaient avoir ces mots dans ce contexte-là. Car c’est ce contexte qui transfigure le Requiem de Verdi, en tant qu’acte perturbateur de la vie du camp. »
Vincent Simonet, qui figure parmi les élèves, n’est pas arrivé là par hasard et son bagage était chargé d’une pierre lourde, celle de Jacques, son grand-père, avocat de Bayonne, né en 1910, défenseur de républicains espagnols et engagé dans la Résistance. Le 12 juin 1944, quelques jours avant qu’à l’autre bout de l’Europe la représentation du Requiem de Schächter allait se tenir à Terezín, Jacques Simonet est arrêté par la Milice, enfermé à la Villa Chagrin avant d’être transféré au fort du Hâ à Bordeaux et embarqué à bord du train fantôme qui l’emmènera, dans l’errance, jusqu’à Dachau. « Mon grand-père a fermé la boîte à son retour », confie aujourd’hui Vincent Simonet avant de poursuivre : « Pour moi, le Requiem de Terezín me permettait d’essayer d’ouvrir cette boîte. La seule trace qui remontait de ce passé, c’était le chiffre tatoué sur son bras : 93980. »
« Une force dramatique incomparable »
Au gré des rencontres et poussés par cette œuvre dont ils confessent qu’elle les a envoûtés, Carmelo Agnello et Vincent Simonet tracent depuis un sillon expérimental. Au Théâtre 13 puis à Nanterre et à l’Amphi de l’Opéra Bastille en 2013, l’embryon grandit. La forme initialement réduite prend de l’ampleur et nombreux sont les artistes, aux horizons différents, à embarquer dans cette incroyable aventure humaine, à continuer Schächter, chacun pour des raisons différentes, mais tous avec la même ferveur. « Ce qui frappe c’est que le Requiem, ce Requiem, ne laisse personne indifférent. Il prend aux tripes. Après nos premières représentations, il nous a fallu plusieurs jours pour nous remettre de l’émotion, de la communion partagée sur scène », se souvient Vincent Simonet avant de livrer : « C’est un nettoyage de nos âmes, parfois de nos mémoires, à chaque fois. À telles enseignes que certains de nos compagnons de route n’ont pas tenu et ont souhaité arrêter. »
Jorge Chaminé, musicien, baryton, conseiller musical, président-fondateur du Centre européen de musique, est lui aussi de l’aventure et raconte, la voix ferme et intense : « Le Requiem de Verdi, c’est une force dramatique incomparable. C’est le restant de la colère de Dieu. C’est cette colère que les déportés juifs de Terezín ont voulu faire entendre aux nazis. C’est leur jugement dernier qui se jouait devant eux et ils ne le savaient pas. » Le 23 juin 1944, Eichmann, lui, avait sans doute compris ce renversement. Lorsqu’il apprend quelle pièce musicale sera jouée devant lui le soir même, il garde un long silence avant de lâcher un rire sardonique, engageant toute sa soldatesque à se boyauter avec lui pour évacuer l’affront dont il venait, sans doute, de prendre conscience. D’ailleurs, Jorge Chaminé nous rappelle que les nazis avaient très tôt compris la puissance d’évocation de la musique et du bénéfice politique qu’ils pouvaient en tirer, quitte à convoquer le mensonge et la falsification : « Le nazisme, c’est un révisionnisme de la musique. Mozart l’homme libre, le cosmopolite, l’universel, l’homme de la Flûte enchantée, l’enfant prodige des Lumières et de l’Autriche éclairée de Marie-Thérèse a été repeint par le IIIe Reich en symbole étriqué de la culture germanique. Finalement, le seul qui collait avec leur décor, en ne forçant pas trop leur dessein, c’était Wagner », poursuit-il.
Résister
Rekviem, c’est aussi une autre relation à l’œuvre qui rejoint le projet porté par Jorge Chaminé au sein du Centre européen de musique de Bougival : « Il s’agit de rassembler la mémoire de la musique, la mémoire orale, la mémoire de la musique, dans sa totalité », confie-t-il. Avant de préciser : « Nous vivons une époque où la musique s’est aseptisée et où la personnalité de l’interprète, son cœur, s’est effacée devant une recherche froide et standardisée des œuvres. Nous voulons sortir de cela pour redonner de l’épaisseur et de l’humanité à la musique. » Schächter, avec ses instruments de fortune, ses violons démontés à la sauvette, ses partitions reconstituées, ses artistes éphémères, avait sans doute la même préoccupation : réaliser l’œuvre, coûte que coûte, en dépit des imperfections et des béances, considérant que le geste artistique, venu du cœur, comptait bien davantage que tout le reste et notamment le conformisme académique nazi.
Les artistes qui participent au projet Rekviem sont tous emportés, « imbibés » même, comme le relève Chaminé, par une même jubilation. Guillaume Latour, violoniste, explique cette situation paradoxale : « La mort n’est pas le sujet du Requiem. Le véritable sujet, c’est la vie. C’est une espérance et une guérison. C’est pour cela que cette œuvre nous comble. » Comme Vincent Simonet, ce jeune violoniste est arrivé dans cette œuvre au gré d’une recherche de sa propre histoire, presque généalogique, celle de son bisaïeul déporté à Auschwitz depuis Drancy.
Sans doute cette adhésion très forte à cette œuvre si particulière vient de cet objet non identifié qui naît sous nos yeux : une messe de Requiem transformée en opéra pour figurer les héros de Terezín qui, avant eux, l’ont interprétée. Il en va de cette œuvre nouvelle « comme d’une tapisserie ancienne », explique Jorge Chaminé : « On préfère la regarder par l’envers, avec le détail des coutures et des fils. C’est là qu’on voit le mieux le métier du tisserand. » Ania Wozniak, mezzo-soprano d’origine polonaise, souligne cet aspect fondateur dans son engagement dans le projet : « C’est une œuvre doublement monumentale : pour ce qu’elle est et pour ce qu’elle dit. » Le constat est partagé par Aurore Quintard, elle aussi mezzo-soprano : « En arrivant dans nos vies, Rekviem nous a placés devant une grande responsabilité car assurément Verdi n’est plus le même avant et après Terezín. »
L’amour de la liberté
L’exercice est en effet singulier pour des artistes de la compagnie. En nombre réduit, comme à Terezín, mutatis mutandis et au regard de l’imposant dispositif imaginé par « le cygne de Busseto », les artistes doivent à la fois jouer la musique, avec leurs voix ou avec leurs instruments, mais aussi jouer ceux qui à Terezín se sont accrochés à cette œuvre pour continuer à vivre. Pour les deux interprètes féminines, associées à Vincent Simonet dans cette incroyable aventure, le message de Schächter doit imprimer sa pédagogie auprès de la jeunesse, auprès des élèves, auprès de ceux qui, en tout, sont éloignés de cette histoire d’hier et d’ailleurs mais qui peuvent, grâce à la musique et à cette création, comprendre ce qu’elle a d’universel et d’actuel. Elle peut leur permettre, selon elles, « de leur donner le courage d’écrire, de chanter, de créer, de chanter, de faire des choses qu’ils n’auraient jamais osé faire avant ». Cet engagement pédagogique a d’ailleurs permis d’impulser autour de ce projet un mouvement artistique contre la haine : #WeAreRekviem.
Il flotte au-dessus des créateurs de Rekviem un intense parfum de vie, de résistance et de liberté qui contamine, par bonheur, tous ceux qui le respirent. C’est cet acte de résistance et de liberté qu’ont voulu raviver dans nos cœurs Carmelo Agnello, Jorge Chaminé et Vincent Simonet. Et comme des frères, avançant sur le chemin de leur création, ils pourraient fort bien entonner, en chœur avec ceux de 1944, une autre pièce de Verdi, « l’air de la liberté » de Don Carlos, qui nous invite à nous élever au-dessus de la condition humaine : « Dieu, tu semas dans nos âmes. Un rayon des mêmes flammes, Le même amour exalté, L’amour de la liberté ! Dieu, qui de nos cœurs sincères, As fait les cœurs de deux frères, Accepte notre serment ! Nous mourrons en nous aimant ! » Le 16 octobre 1944, quand Schächter fut conduit avec ses camarades d’infortune dans la chambre à gaz d’Auschwitz, poussé par la folie criminelle des antisémites, il ne faut pas douter que ces martyrs sont morts en s’aimant.
Pour en savoir plus :
Ce projet est soutenu par Robert Badinter, Roselyne Bachelot, Natalie Dessay, Michael Gruenbaum (survivant de Terezín), le grand rabbin de France Haïm Korsia, Amnon et Avshalom Weinstein (Violins of Hope), Frédéric Mitterrand, Jacques Toubon, Jean Veil parmi d’autres personnalités engagées.
La production vivOpera d’1 h 30 est mise en scène par Carmelo Agnello, dans une adaptation du Requiem de Verdi pour 16 chanteurs, 13 musiciens, un comédien et un Violon de l’Espoir. Sa création est prévue pour 2021 ou 2022 en fonction du contexte sanitaire. Un extrait de cette œuvre sera joué en live, à l’invitation de la Licra dans le cadre de la semaine d’éducation contre le racisme et l’antisémitisme, le 25 mars 2021 à 20 heures (>> ici). Un documentaire est également en cours de réalisation pour présenter et expliquer la démarche.
www.wearerekviem.com